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A propos de l'histoire (déjà longue) de l'homosexualité en Russie

J'ai rédigé ce texte (et le précédent) en 2014 pour le site C'est comme ça, où il a été publié à l'époque. Voici désormais la partie à proprement parler historique...

Si les responsables politiques et la population russes clament souvent qu'il n'y a pas (ou très peu) d'homosexuel-le-s en Russie — tout en approuvant des lois anti-propagande — c'est peu de dire qu'il existe depuis longtemps une culturelle homosexuelle dans ce pays, mais condamnée à rester cachée (le plus souvent). En témoignent déjà les mots innombrables de la langue populaire pour désigner les gays, à commencer par "pidar" (l'équivalent de "pédé") et "golouboï" (un adjectif qui désigne d'abord la couleur bleu ciel). Comme souvent, il y a beaucoup moins de mots et d'injures pour désigner les lesbiennes... La société russe a longtemps rigoureusement séparé les sexes et les historiens font l'hypothèse que dans certains milieux (l'armée, les monastères, les bains ou saunas), les pratiques homosexuelles étaient fréquentes et peu stigmatisées : l'Église orthodoxe a longtemps été davantage préoccupée par le mélange des hommes et des femmes et la confusion des genres (par exemple, se raser la barbe a longtemps été très mal vu). C'est le tsar Pierre le Grand qui au début du XVIIIe siècle a instauré la première loi réprimant des pratiques homosexuelles, une interdiction de la sodomie dans l'armée (1716). Mais ce n'est qu'en 1835 que cette loi a été élargie aux civils par le tsar Nicolas Ier*. Elle a duré jusqu'à la révolution de 1917.

Nicolas Gogol'

Au début du XXe siècle, quand le régime des tsars est devenu moins autoritaire, nombre d'artistes bi- ou homosexuels en Russie se sont affirmés. Auparavant, les milieux intellectuels et artistes protégeaient et en même temps dissimulaient l'importance de cette dimension dans la culture russe. L'homosexualité ou la bisexualité des compositeurs Modeste Moussorgskiï (1839-1881) et Piotr Tchaïkovskiï (1840-1893), du romancier Nikolaï Gogol (1809-1852), de l'explorateur Nikolaï Prjévalskiï (1839-1888), etc., est longtemps demeurée un secret d'initié-e-s. Durant une période que l'on a appelé l'Âge d'argent, et qui a débuté dans les premières années du XXe siècle, l'expérimentation dans les arts a explosé en Russie : musique, danse, poésie, peinture, roman, cinéma, encouragés par l'ouverture du régime et de la société après la révolution "manquée" de 1905. Le roman de Mikhaïl Kouzmine (1812-1936), Les Ailes, paru pour la première fois en 1906 dans une très prestigieuse revue intellectuelle, Viékhi (Les Jalons), a eu un effet important à l'époque dans la société cultivée russe.

 

Une période de relative tolérance s'est ouverte, qui a profité aux homosexuels, hommes et femmes cette fois. Elle s'est d'ailleurs poursuivie après la première guerre mondiale et la Révolution de 1917, puisque le pouvoir bolchévik a décriminalisé les relations homosexuelles en 1922. En fait, des dirigeants comme Lénine considéraient l'homosexualité comme une dégénérescence bourgeoise qui disparaîtrait toute seule avec l'instauration du socialisme ou grâce aux progrès de la médecine... Durant les premières décennies du XXe siècle, on a vu s'affirmer de nombreux grands artistes homo- ou bisexuels russes, connus dans le monde entier, comme le directeur de ballet Sergueï Diaghiliev (1872-1929), le danseur Vaslav Nijinskiï (1889-1950), la poétesse Marina Tsvétaïeva (1892-1941), le poète Sergueï Essénine (1895-1925) ou le réalisateur Sergueï Eisenstein (1898-1948).

 

Cette période plutôt favorable a pris fin lorsque Joseph Staline a définitivement triomphé de ses adversaires au sein des cercles dirigeants de l'Union Soviétque, en 1928-29. Le pays a connu alors un tournant "national-conservateur" très répressif sur les mœurs et la condition des femmes : le refus de faire des lois sur la prostitution, l'avortement ou l'homosexualité a cédé la place à des décisions parmi les plus strictes au monde. En 1933, dans un contexte de terreur généralisée, la police secrète (le GuéPéOu, précurseur du KGB) a soumis à Staline un projet de criminalisation des relations homosexuelles, qui a été progressivement mis en œuvre dans ces années-là, d'abord contre les seuls gays, puis ensuite contre les lesbiennes également. Relégations dans des camps de travail, exécutions sommaire et déportations en Sibérie sont devenus le lot des homosexuels russes pris sur le vif.

Une photographie clandestine prise dans un camp d'internement (Goulag)

 

Et pourtant, même dans cette période extrêmement sombre, des témoignages indiquent que la vie homosexuelle clandestine s'est poursuivie obstinément dans les villes.

Sous les successeurs de Staline, la situation ne s'est pas vraiment améliorée, même si le risque de mourir de façon violente a été réduit. Sous l'article 121 du code pénal, les homosexuels étaient passibles de 5 ans de camp. Durant les années 1950 à 1970, environ mille hommes étaient emprisonnés chaque année (un chiffre sans doute assez faible, eu égard à la population concernée mais considérable dans l'absolu). Dans les camps sibériens, ils étaient tout en bas de la hiérarchie (hyper violente) régnant parmi les détenus. Les conditions se sont peu à peu adoucies, même si le KGB s'est fait une spécialité dans la traque des homosexuels et l'assassinat de ceux qui semblaient "socialement" dangereux. Les lesbiennes sont devenues, comme les dissidents politiques, des clientes de la sinistre psychiatrie soviétique (où l'on trouvait aussi quelques humanistes cachés). L'homosexualité, réelle ou supposée, d'une personnalité publique était utilisée comme un moyen de faire pression sur elle ou de la discréditer, en particulier quand son discours ou son art ne plaisait pas aux autorités. Elles avaient recours notamment au kompromat, une technique de chantage coutumière au KGB (et à son successeur le KGB) : "tenir" une personne sous la menace de judiciariser un comportement passible de sanctions pénales. L'un des cas les plus célèbres de discrédit public sous l'accusation d'homosexualité est celui du réalisateur d'origine arménienne Sergueï Paradjanov (1924-1990), dont les films expérimentaux et insensibles à la propagande officielle, déplaisaient en haut lieu.

Image célèbre des Chevaux de feu (1964) de Sergueï Paradjanov
Mikhaïl Gorbatchëv

La situation s'est assouplie avec la perestroïka (réformes libérales de Mikhaïl Gorbatchev, à la fin des années 1980), en particulier lorsque les camps du GouLag ont été progressivement fermés (à partir de 1988) et que les dirigeants ont renoncé à la "dictature du prolétariat". À partir de 1989, des groupes de gays et de lesbiennes ont commencé à s'organiser dans les grandes villes, collaborant avec les médecins sur les problèmes de SIDA, organisant des manifestations artistiques, créant des revues, des clubs, etc. Pourtant, un sondage mené la même année montrait que les homosexuels étaient le groupe le plus réprouvé dans la société soviétique dont 30% des sondés voulaient la "liquidation" (ounizhtozhiéniïé). Les progrès se sont poursuivis après la disparition de l'URSS (décembre 1991). Sous la pression de l'Europe, les relations entre hommes ont été dépénalisées en 1993 en Russie par l'administration du président Eltsine et en 1999 l'homosexualité a été retirée de la liste des troubles psychiatriques, conformément aux conventions médicales internationales. Les années 1990 ont été un moment de liberté sans précédent, culminant en 1996 avec l'ouverture d'un centre associatif à Moscou et l'organisation la même année d'une conférence nationale réunissant plus de 125 délégués. C'est aussi une époque où les questions de genre ont été beaucoup interrogées, notamment par des artistes, donnant une visibilité aux personnes trans. Comme dans les premières décennies du siècle, c'est dans le monde des artistes et des intellectuels que les libertés nouvelles se sont le plus nettement affirmées.

Pourtant, avec l'arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 1999, le climat a commencé à changer. Deux ans plus tard, les homosexuels ont été officiellement bannis de l'armée. L'interdiction des marches des fiertés est devenue la règle et la répression policière est allée croissante. Les groupes extrémistes se sont senti pousser des ailes pour tabasser les militants de l'égalité des droits et tendre des pièges aux gays sur internet, notamment sur l'équivalent de Facebook, Vkontaktié. Plus récemment, traquenard et tabassage des gays sont devenus une activité rituelle des milices néo-nazies, comme en témoigne le reportage (assez insoutenable) d'un site canadien. Pourtant, les années 2000 n'ont pas été uniformément sombres : le site Gay Russia, plate-forme militante dynamique, a été autorisé en 2002 (il a été fermé depuis) ; l'acceptation de l'homosexualité a lentement progressé dans la population, notamment dans les grandes villes ; les militants russes des droits de l'homme et les artistes ont apporté un soutien rarement ambigu aux personnes LGBT ; les bars, clubs et autres lieux de sociabilité se sont multipliés.

Arrestation du militant A. Iandolin par une milice

La réélection à la présidence de Vladimir Poutine en 2012 a été le point de départ d'un durcissement général du pouvoir. Surpris par les signes croissants de rejet de l'exécutif dans la population, les autorités n'ont eu de cesse de faire taire les voix dissidentes, de contrôler ou de faire fermer les médias indépendants. Souvent, les initiatives contre les gays sont venues des pouvoirs locaux : maires interdisant les marches des fiertés, fermant des établissements, dans une sorte de surenchère répressive. Avant même la promulgation de la loi de juin 2013 interdisant toute "propagande" pour des "relations sexuelles non-traditionnelles", des parlements régionaux avaient déjà pris des mesures dans le même sens. Dans un tel contexte, le pouvoir central n'a même pas besoin d'agir en première ligne, tant les personnes LGBT constituent une cible commode et qui peut être dénoncée. Ils figurent parmi les principaux boucs-émissaires dans le pays.

L'avenir des personnes homosexuelles et transgenre en Russie n'est pas réjouissant pour le moment. Il est difficile d'imaginer ce qui pourrait stopper la détérioration en cours. Les associations humanitaires internationales ont pris le problème à bras le corps et lancent des campagnes, qui au moins montrent aux autorités russes que leur politique homophobe est réprouvée en Occident. Les gestes de soutien, quand ils arrivent auprès des victimes, leur témoignent qu'elles ne sont pas seules et ignorées. Il est possible d'y participer en signant les pétitions d'Amnesty international, en relayant les actions de Human Rights Watch, ou en soutenant les actions de l'ILGA. Depuis 10 ans, un autre phénomène s'est peu à peu développé : de nombreux jeunes LGBT s'affirment de manière détournée sur les réseaux sociaux (Instagram, Tik-tok, Vkontaktyé, etc.), jouant avec la censure, utilisant un langage codé, comme autant de marques d'affiliation entre elles et eux. Les mentalités sont en train de changer chez une bonne partie des adolescents, et surtout des adolescentes.

Ci-dessous, vous trouverez la bande-annonce du seul film "gay" russe diffusé en France, Ia lioubliou tiébia (Je t'aime toi) d'Olga Stopolskaïa et Dmitriï Troïtskiï (2005), assez timide dans sa manière de montrer l'amour entre deux hommes.

 

 

* Certains, comme l'historien américain Daniel Healey, pensent que l'opinion russe sur le sujet ne s'est calquée sur la réprobation occidentale que durant le XIXe siècle. Voir sa longue synthèse en anglais dans les archives du site glbtq.

 

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Sur l'homophobie en Russie

J'ai rédigé ce texte (et le suivant) en 2014 pour le site C'est comme ça, où il a été publié à l'époque. Il y a deux ans, quand le site a été entièrement refait, et alors même que je ne faisais déjà plus partie de la commission "Adolescence et homophobie", les actuels gestionnaires du site ont estimé que cette paire de textes n'avait pas grand intérêt pour des lecteurs français. Cela m'a mis très fortement en colère 1°) parce que les autorités russes sont de grande pourvoyeuse d'homophobie mondialisée, 2°) parce que nombre de jeunes bi-nationaux étaient ou seraient en mesure de les lire, et 3°) parce que c'est toujours intéressant d'avoir des éclairages sur d'autres situations nationales. Alors, bien entendu, ça a un tantinet vieilli et il faudrait que je le mette à jour.

 

Tilda Swinton brandissant un drapeau arc-en-ciel sur la Place Rouge

Les Jeux olympiques de Sotchi ont mis sur le devant de la scène la condition des homosexuel-le-s en Russie. Pour les personnes informées, la situation était préoccupante depuis que les parlementaires de ce pays ont voté, en janvier puis en juin 2013, un projet de loi qui interdit toute "propagande" pour des "relations sexuelles non-traditionnelles". Le président Vladimir Poutine s'est empressé de la contre-signer, dans un pays où le parti majoritaire Russie unie est complètement au service du chef de l'État et des réseaux d'influence (espions, militaires, policiers, entrepreneurs amis) qui ont fait sa force et qu'il a rendus tout puissants.

Il ne faut pas imaginer que les homosexuel-le-s et personnes transgenres sont la seule catégorie de personnes persécutées en Russie : avant eux, les personnes de couleur venues des anciens "pays-frères" du temps de l'Union soviétique (Vietnamiens, Angolais, Cubains, etc.), mais aussi les populations originaires du Caucase et d'Asie centrale (souvent traités de "tchornyïé jopy", ou "culs noirs") et les Juifs, ont eu à subir un racisme très prononcé. La Russie et les pays voisins n'ont jamais connu de politique de lutte contre les discriminations, et les voix critiquant l'intolérance ambiante sont très peu nombreuses. Il faut dire qu'à l'époque de l'URSS, l'amitié entre les peuples et l'égalité entre les hommes et les femmes faisaient partie du discours officiel des autorités, et l'on jetait un voile sur les passions mauvaises (racisme, antisémitisme, sexisme, etc.) qui existaient néanmoins. De fait, il n'y a jamais eu de mouvement d'éducation des jeunes pour leur apprendre à respecter les différences ou de lois punissant les actes de haine comme cela peut exister en Europe occidentale.

Scène après répression contre des militants LGBT

On peut imaginer que le rejet qui frappe les personnes LGBT en Russie a une relation directe avec la mauvaise situation sociale et économique du pays. Cela n'explique pas tout : en Russie comme dans de nombreux pays africains ou asiatiques, l'homosexualité est comprise comme une sorte de mode, que les pays occidentaux essaieraient d'exporter à tout prix dans le reste du monde, au mépris des cultures locales (supposées ne pas la connaître avant). Elle est en même temps dénoncée comme la preuve de la décadence de l'Europe (et de l'Amérique du Nord, dans une moindre mesure). Lutter contre l'homosexualité, dans l'idée des gens de ces pays, c'est donc lutter contre un impérialisme culturel, et en même temps contre une sorte de maladie. C'est évidemment le signe d'une méconnaissance profonde de ce que ça veut dire que d'être homo-, bisexuel-le ou transgenre. Quand des mouvements pour les droits des personnes LGBT se développent dans des pays gouvernés par des pouvoirs autoritaires, ils sont perçus comme la "main de l'Occident" par les dirigeants et une partie de la population. C'est ce qui rend très difficile l'action en faveur des droits de l'homme des pays et des associations étrangers, qui semblent toujours confirmer l'idée d'un complot occidental.

Le patriarche Kirill

En Russie, l'Église orthodoxe joue un rôle très important dans ces combats, de la même façon qu'elle a lutté férocement pour défendre son "monopole" contre d'autres églises qui voulaient s'implanter dans le pays (par exemple les évangélistes). Depuis 1991, elle a progressivement renforcé son influence, avec la bénédiction des autorités successives, qui voyaient d'un bon œil cette alliée peu regardante sur la démocratie et prodiguant sa consolation à des populations secouées par la crise. Comme d'autres églises, elle s'imagine (à tort) que l'on peut se "convertir" à l'homosexualité, et considère les enfants et la jeunesse comme l'enjeu principal d'une lutte sans merci contre la culture occidentale, dans laquelle l'orientation sexuelle est un sujet commode parce que consensuel. C'est plus facile de dénoncer les "gays" que Harry Potter, Disney ou Pokémon. Dans leur écrasante majorité, les Russes adhèrent aux stéréotypes et à l'idée naïve que l'homosexualité et la transidentité sont "un problème de riches" qui n'existait pas avant dans leur pays. Comme celui-ci connaît l'un des taux de natalité les plus bas du monde, certains vont même jusqu'à suspecter les "ennemis de la Russie" de vouloir faire disparaître sa population avec cette redoutable arme secrète qu'est l'homosexualité...

Le résultat de cette campagne homophobe est que les violences se multiplient sous le regard complice des autorités. Une loi privant les couples homosexuels de leurs enfants a été votée par la Douma (le parlement russe). L'émigration parmi les personnes LGBT qui le peuvent est en train de prendre de l'ampleur. Celles et ceux qui resteront sont condamné-e-s à la dissimulation et à la peur permanente. Quant aux garçons et aux filles qui se découvrent attirée-e-s par les personnes de même sexe, c'est peu de dire qu'ils sont dans des conditions difficiles pour bien vivre leurs sentiments naissants, faute de repères, sinon une réprobation générale. Et pourtant, il existait déjà en 2014 des signes de changement dans la jeunesse, comme en attestait la version russe de la série Physique et chimie, la première à aborder timidement la question à travers le personnage de Fiodor.  Depuis lors, grâce à des médias internationaux comme Netflix, les jeunes russes ont eu accès à de nombreuses séries, anglophones en particulier, montrant une représentation positive des personnes LGBT. C'est particulièrement le cas avec Sex education, très populaire en Russie, notamment parmi les jeunes qui sont concernés mais ne peuvent pas en parler ouvertement, du fait de la censure.

Avec ce lien, vous pourrez lire mon texte historique sur l'homosexualité en Russie.

 

 

 

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Mark Behr, brièvement

Au cours de ces dernières années, j'ai lu nombre de livres formidables, mais je ne venais plus faire de chroniques ici. La plupart, je les ai lus en anglais, pour diverses raisons. Je n'ai absolument pas le temps de parler d'eux en détail. Je ne veux plus m'avancer sur la perspective d'une future notice (tant de fois elles sont restées lettre morte) alors je déblaie un peu

 

L'une de mes révélations majeures a été l'écrivain sud-africain Mark Behr (1963-2015), qui n'a publié que trois romans avant sa précoce disparition. Je les ai lus tous les trois en 2016 : The Smell of Apples (1995, trad. L'Odeur des pommes), Embrace (2000, non traduit) et Kings of the Water (2009, trad. Les Rois du paradis). Formellement très inventifs, ses livres sont remplis de trouvailles, qui pour certaines ont pu rebuter des lecteurs du monde anglophone (raison pour laquelle son deuxième livre, sans doute le meilleur, a eu peu de succès). L'un de ses dadas était de fragmenter la narration, de mélanger les plans temporels, les langues, etc. Pour autant, ses livres sont loin d'être hermétiques et ils disent aussi beaucoup sur l'Afrique du Sud d'avant l'apartheid. Le sujet n'est certes pas original, mais il est inépuisable. La culpabilité, l'ambiguïté et le malaise traversent ses livres, sachant que le positionnement politique de M. Behr dans sa jeunesse a donné lieu à une controverse rétrospective. Plus spécifiquement, ses deux derniers romans labourent la question de l'adolescence blanche homosexuelle dans l'Afrique du Sud des années 1970 et 1980 - sujet également traité par Michiel Heyns dans The Children's Day (2002). L'Odeur des pommes (écrit d'abord en afrikaans) parle d'enfants trop jeunes pour que ce soit central, mais le livre est construit autour d'une révélation abominable qui renvoie à la culture du silence de la société afrikaner et à son masculinisme. Ici comme ailleurs, M. Behr juge peu, il donne à voir, et le spectacle n'est pas joli joli.

Embrace reste mon préféré. Bildungsroman semi-autobiographique éclaté et dévoyé, récit de l'apprentissage de l'hypocrisie et de la lâcheté, il relate les successifs dépaysements de Karl de Man, à travers des allers et retours incessants dans les quatorze premières années de sa vie. Roman familial, animalier (les bêtes et insectes y occupent une place décisive), paysager, il a pour toile de fond la déchéance progressive d'une famille d'anciens fermiers du Mozambique et les initiations contrariées d'un garçon plongé à l'âge de 11 ans dans un pensionnat musical dont la chorale de garçons fait des tournées dans le Monde. Là, il développe une relation amoureuse avec Dominic Webster, sorte d'antithèse de lui-même, aussi loyal, out et antiraciste que Karl peut être dissimulateur, déloyal et ambigu ; Karl a d'ailleurs aussi une relation torride avec l'un de ses professeurs, plus une petite-amie dans la ville de ses parents... Le livre est une peinture extrêmement subtile de la société sud-africaine, de ses divers motifs racistes et homophobes. Il fourmille de personnages secondaires intéressants et de moments poétiques. Pour y revenir, il faudrait que je relise ses 590 pages très denses... Pareil pour Les Rois du paradis, qui "élargit" la perspective historique mais demeure assez largement une "saga" familiale.

 

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Heartstone, un été islandais (Hjartasteinn) de Guðmundur Arnar Guðmundsson

Heartstone, un été islandais (Hjartasteinn) de Guðmundur Arnar Guðmundsson (2016), avec Baldur Einarsson (Thor), Blær Hinriksson (Kristján), Diljá Valsdóttir (Beta), Katla Njálsdóttir (Hanna), Jónína Þórdís Karlsdóttir (Rakel), Rán Ragnarsdóttir (Hafdis)

 

C’est l’été dans un petit village islandais éloigné de tout. Les jeunes du village s’ennuient et tuent le temps de manières diverses. Ils forment une contre-société à l’écart du monde des adultes dans une liberté toute relative. Þór (Thor) et Kristján n’ont visiblement pas le même âge, ou en tout cas le même niveau de maturité, mais ils sont inséparables. Le premier est encore impubère, ce qui le contrarie visiblement. Les autres ne cessent de les asticoter sur leur proximité, assimilée à une relation homosexuelle. Le sujet est par ailleurs assez tabou et mal accepté dans un monde où la réputation est très importante. D’ailleurs, le père de Kristján (alcoolique et violent) a tabassé un autre père de famille dont il avait découvert l’homosexualité, précipitant le départ de ce dernier pour Reykjavik, la lointaine capitale. La pression sociale s’exerce sur les garçons, incités à fréquenter les filles et à flirter avec elles. Kristján semble lui-même encourager Þór à se rapprocher de Beta, une fille de son âge, éternellement flanquée de son amie Hanna.

 

La vie n’est pas facile dans ce bout du monde. Les couples se séparent, l’alcool est souvent un refuge, la violence omniprésente. Le père de Þór est parti, laissant leur mère en charge de ses trois enfants, et pourtant désireuse de continuer à avoir une vie de femme, au grand dam de ses filles. Les relations entre les quatre membres restants font des montagnes russes. Rakel, la grande sœur, est particulièrement féroce avec les autres, tandis que Hafdis a trouvé une échappatoire dans le dessin et les poèmes (macabres et un peu ridicules). Elle aime particulièrement faire des tableaux homoérotiques prenant modèle sur son frère et Kristján, avec leur concours résigné. Bien sûr, ils n’aimeraient pas qu’ils soient divulgués à quiconque, en particulier Þór, très soucieux de normalité.

Hjartasteinn est un film magnifique, à la fois picturalement et émotionnellement. Avec ses teintes d’abord très vives et lumineuses puis qui s’estompent peu à peu, son espace qui se rétrécit, son ciel de plus en plus bas, le film réussit à donner substance à la métaphore visuelle d’une société enfermée dans ses conservatismes. Il mélange le hiératisme de la nature islandaise et des traits de fresque sociale qui jamais n’appuie ou ne tombe dans le didactisme, préférant suggérer plutôt que souligner à gros traits. Le réalisateur a réussi à faire varier de manière organique les humeurs changeantes de son microcosme, qui passe insensiblement d’une émotion à une autre, entre farce, colère, tristesse, amour, drame, etc. L’absence de voix off ou de procédés subjectivants conserve aux personnages une large part d’opacité. Très largement centré sur Þór durant les deux premiers tiers du film, celui-ci ouvre ensuite des fenêtres sur la condition de Kristján, qui conduisent au climax presque tragique de l’œuvre, avant de revenir à Þór. La fin est très ouverte, sans happy end ni sinistrose : on y voit un poisson rejeté à la mer par un enfant, on pourrait le croire mort, et pourtant il reprend vie et s’éloigne… Après la bande-annonce (je suis un peu dubitatif sur ses effets), vous trouverez quelques éléments qui sont susceptibles de divulguer un peu trop pour celles et ceux qui souhaiteraient voir le film.

 

 


 

Bien que très naturaliste (à plusieurs titres) dans sa texture et ses choix filmiques, Hjartasteinn est loin de s’y réduire, de même qu’il évite tout fatalisme. La société qu’il dépeint avec retenue a beau être passablement rigide, elle vit un tournant dans lequel les femmes, très fortes, jouent un rôle essentiel. C’est d’elles que vient l’affranchissement, à l’image de Hafdis, la sœur très gay-friendly de Þór. Cela ne va pas sans tâtonnements : d’une maladresse de cette dernière, encourageant Kristján à vivre sans honte une homosexualité supposée, procède le geste désespéré de ce dernier, qui découvre en même temps que Þór est parti voir Beta alors qu’il avait refusé de lui parler après la découverte par des voyous d’une œuvre de sa sœur les représentant tous les deux en amants enlacés et maquillés.

Film gay ? Ce serait aller vite à la besogne, d’autant que le cinéaste a récusé dans ses interviews que l’on puisse ainsi qualifier la relation entre les deux (pré-)adolescents. Il y a certes de l’amour entre eux, mais il passe essentiellement par des gestes fugitifs et comme volés. Si la nature des sentiments de Kristján est relativement claire, comme le manifestent maints indices, le cas de Þór est beaucoup plus ambigu, tant aussi son conformisme enfantin est plus marqué. En revanche, l’homophobie joue un rôle très prégnant dans le film. Elle s’incarne très fortement dans la figure du père de Kristján, filmé lors d’une brève séquence en train de surveiller subrepticement les gestes des deux garçons. Face à cela, les figures de femmes, de sœurs et de mères sont nettement plus compréhensives, voire incitatives. Mais au-delà de ce « sujet brûlant », c’est toute l’économie morale de cette micro-société qui tourne autour de la question plus large de la réputation, qui donne lieu à une scène particulièrement dure lors de laquelle Rakel frappe sa mère après lui avoir hurlé sa réprobation pour ses aventures avec des hommes du village. Pour autant, Hjartasteinn se départit d’un point de vue moral sur cette moralité de façade, et c’est l’une de ses nombreuses forces que d’être d’une empathie à toute épreuve.

 

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Skippy dans les étoiles de Paul Murray

Murray-Skippy-dans-les-etoiles.jpgPaul Murray, Skippy dans les étoiles [tr. fr. Robert Davreu], Belfond, 2013.

[Paul Murray, Skippy Dies, Dublin: Hamish Hamilton, 2010]

 

Á bien des égards, le livre dont j'entends parler dans ce billet pourrait ne pas concorder avec la thématique d'un blog gay (quoique...). Et pourtant, depuis l'été dernier, moment où j'ai lu Skippy Dies, cela fait partie de mes envies rémanentes que d'en dire deux mots ici. Si je reste fidèle à ma règle, qui est de ne pas dévoiler les tenants et les aboutissants de l'intrigue des livres, je ne devrais pas en dire davantage sur la pertinence ou non de chroniquer Skippy ici néanmoins. Il importe en revanche de préciser que je n'ai pas lu la traduction de Robert Davreu et ne pourrai donc rien en dire. En revanche, elle me fournit un excellent prétexte, ne serait-ce que pour dire ma satisfaction de voir ce livre traduit (je me suis au demeurant dit maintes fois que ce serait bien qu'il le soit).

 

Le titre anglais est beaucoup plus frontal : Skippy meurt. En effet, le roman s'ouvre sur une scène à la fois terrible et drôle. Daniel "Skippy" Juster et Ruprecht Van Doren ont rejoint le Ed Doughnut House où Ruprecht a l'habitude d'engloutir des quantités industrielles de beignets. Mais Skippy a un comportement inhabituel : il tombe de sa chaise et demeure allongé par terre, secoué par des spasmes. Avant Ruprecht et le lecteur, c'est le serveur qui va réaliser qu'il se passe quelque chose. Mais au bout du compte et de quelques gestes vains de secourisme, Skippy a cessé de respirer, après avoir murmuré à Ruprecht : "dis à Lori que je l'aime". La scène se clôt peu après, assez mystérieuse et indécise en l'état.

La narration revient ensuite quelques semaines en arrière, dans les murs du Seabrook College de Dublin, une institution d'enseignement catholique pour garçons de la bonne société irlandaise. Elle suit en parallèle plusieurs groupes de personnages, alternant les scènes chorales, très dialoguées, et des focalisations plus intimistes. Le personnage que Paul Murray suit le plus assidûment est Howard "the coward" Fallon, un professeur d'histoire trentenaire au passé douloureux, fréquemment malmené par ses élèves. En face de lui, la classe de Skippy fournit un beau florilège d'adolescents de quatorze ans : Ruprecht, obèse graine de savant illuminé, passionné de physique; Dennis Hoey, "cynique" patenté à la jugeote redoutable ; Mario Bianchi, obsédé sexuel au verbe truculent ; Geoff Barrow, rêveur aimable... Quant à Skippy, héros en sursis et comme en pointillés, il ressort assez peu au milieu de ses amis hauts en couleurs. Tout petit, effacé, il tire son surnom du bruit que font ses dents proéminentes dans certaines occasions, semblable à celui du célèbre kangourou de la série australienne.

Il y a bien d'autres personnages marquants : des filles du pensionnat voisin de Saint-Brigid, à commencer par Lori, l'amour obsessionnel de Daniel "Skippy" ; Carl, l'effrayant "double" de Daniel, brute et dealer qui terrorise tout le monde, par ailleurs fêlé et lui aussi obsessionnellement amoureux de Lori ; des enseignants de Seabrook, telle l'énigmatique professeure de géographie Aurélie MacIntyre (dont la présence est un mirage), le glacial Father Green (que les potaches appellent le Père Vert), tourmenté par un passé africain sous le signe du diable ; le principal Greg "the automator" Costigan, effrayant parangon de gestionnaire d'école privée, obnubilé par des problèmes de réputation et de tactique ; et tant d'autres qu'il serait fastidieux de lister plus avant.

 

Le livre a un fonctionnement choral, circulant d'un personnage à l'autre, suivant une technique inventée par Dos Passos et qui s'est un peu banalisée depuis. Son usage dans Skippy est en revanche complètement approprié, car c'est de l'écart des points de vue que naît toute la saveur, et en même temps l'épaisseur sociale, de la satire très sombre que nous propose Paul Murray. Á l'exception notable d'Howard, les personnages sont assez peu dans la dénonciation de cette école, il n'y a donc guère de discours critique. C'est le tableau qui est accablant : sous sa façade d'établissement modèle, se dissimulent (mal) des fonctionnements particulièrement pervers. Le lecteur est emporté dans une lente dégringolade, qui frappe à la fois les personnages et le cadre. Et pourtant, jusque dans les situations les plus sinistres, l'auteur multiplie les trouvailles humoristiques, des traits d'esprit de Dennis Hoey aux scènes de bravoure (la boum d'Halloween, le concert pour les 140 ans de l'école, les expériences de physique de Ruprecht).

Il y a une dimension moraliste dans la façon dont l'auteur dissèque les failles de ce microcosme social sans en avoir l'air, jouant savamment du contrepied aux attentes du lecteur, pour mieux asseoir le caractère accablant (bien qu'implicite) de sa critique. Skippy est un livre qui dit une révolte profonde contre la négligence et l'oubli, à l'image du sort d'un bataillon d'engagés irlandais qui périrent comme de la chair à canon à Gallipoli en 1915 et dont la mémoire est honnie en Irlande car ils étaient au service de la couronne anglaise - un événement qui est comme en miroir de bien des détails du livre.

Mais la qualité la plus saillante de ce fort volume est sans doute son extrême densité. Le cadre est fort restreint (une troupe d'enfants et quelques "pédagogues" vivant partiellement en vase clos - téléphones portables mis à part - dans un vieux pensionnat au cœur de Dublin), la période de temps limitée (quelques mois). Avec ce cadre et des matériaux a priori ténus, l'auteur réussit à faire vivre des existences, des caractères et des voix particulièrement frappants et vivants. Chaque page condense un matériau très riche, dissémine des indices qui seront repris plus tard ou s'avéreront des fausses routes. Il y a un jeu avec les codes de nombreux genres (thriller, policier, science fiction, fantastique, trip lysergique, etc.), même si le tout est implacablement réaliste.

Demeure une peinture particulièrement aiguë, sensible et diverse d'adolescences d'aujourd'hui. Il suffit de quelques mots ou phrases au portraitiste Murray pour faire exister certaines figures secondaires. Même les personnages les plus répugnants, comme Carl ou Lionel, sont saisis dans leur ambiguïté fondamentale, avec leur lot de fragilité et de trouble. Les personnages positifs ne manquent pas d'être écornés, à la notable exception de Daniel, fantôme diaphane laissé pour compte. Quant à Dennis, toujours sparring partner, jamais premier rôle, il est la voix, désagréable et ingénieuse à la fois, qui démasque l'ensemble des supercheries à l'œuvre, tout en demeurant lui-même assez opaque au final.

Le jeu des comparaisons est souvent assez ridicule, mais tant pis. Skippy dans les étoiles est une sorte d'Île atlantique réactualisée, sans le motif homosexuel du livre de Duvert. Le fonctionnement choral de la narration, le motif de l'enfance perdue et défigurée dans la brutale lucidité de l'adolescence, la visée satirique et d'un pessimisme implacable à la fois, la jubilation de la langue et le jeu sur les étourdissements de la parole, le réalisme noir : les points de rencontre sont nombreux, même si sans doute fortuits. Un maître livre.

 

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Tir groupé : Le Monde de Charlie, Jitters, Sur le chemin des dunes

La fin de l'année 2012 va être riche pour la figuration des jeunes gays au cinéma :


jitters* Jitters sort en DVD  le 14 novembre après un échec en salles assez regrettable. J'espère que cette nouvelle diffusion permettra un peu d'élargir l'audience d'un film très juste et nuancé. Je redis que je ne diffuse pas la bande-annonce qui est une insulte pour le film.


 

 

 

Le-monde-de-Charlie.jpg* L'adaptation de  Pas Raccord / The Perks of Being a Wallflower (de et par Stephen Chbosky) dont j'avais annoncé la sortie (américaine) en août sera sur les grands écrans français pour les vacances de Noël : Le Monde de Charlie sort en effet le 2 janvier (19 décembre : la date a été changée). J'ai posté la bande-annonce (en v.o. sous-titrée ici). Elle est très pudique sur l'homosexualité de Patrick (joué par Ezra Miller), mais je me suis laissé dire que le film était beaucoup plus direct (ce qui n'est pas étonnant de la part de Stephen Chbosky).

 

* J'en profite pour annoncer une autre sortie, celle de Sur le chemin des dunes, un film flamand de Bavo Defurne, le 5 décembre. Cela fait bien un an que je lis des papiers (en anglais) sur ce film, qui a fait sensation dans nombre de festivals. Par ailleurs, j'ai vu un certain nombre de courts et moyens métrages du réalisateur dans la défunte et regrettée collection Courts mais gay d'Antiprod et je les ai assez appréciés. Dans un style naturaliste qui rappelle certains films de Téchiné, il s'est fait le chroniqueur des émois homos à l'adolescence. Ce premier long métrage est bien dans la même veine, apparemment.
Ci-dessous le synopsis officiel et la bande-annonce (a priori recommandable). J'espère faire un post après l'avoir vu.
"Fin des années 60, une ville oubliée de la côte belge. Pim vit seul avec sa mère, une ancienne reine de beauté devenue chanteuse de cabaret. Pim égaie ses journées en dessinant et en rêvant à des vies imaginaires. Il exprime ses désirs en collectionnant en secret des objets qu’il garde précieusement dans une boîte à chaussures. À l'aube de ses 16 ans, sa relation avec son meilleur ami, Gino, va prendre une autre direction. Quant à la mère de Pim, Yvette, elle a ses propres rêves. Fatiguée de ses soupirants et de sa vie monotone, elle aspire à tout quitter pour partir à la découverte du monde."

 

 

 

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The Perks of Being a Wallflower au cinéma

La blogosphère anglophone s'agite : Stephen Chbosky a tourné un film d'après son roman The Perks of Being a Wallflower (Pas raccord). Le film sort le 21 septembre aux Etats-Unis. Il n'y a pas encore de date pour la France [rajout ultérieur : le 19 décembre sous le titre Le Monde de Charlie], mais j'imagine que le casting et un succès probable aux USA lui amèneront un distributeur. Le rôle de Charlie est tenu par Logan Lerman (plutôt spécialisé dans les films fantastique bourins jusqu'à présent), celui de Sam par Emma Watson (Hermione dans les navets tirés de Harry Potter) et celui de Patrick par Ezra Miller, qui s'est défini lui-même comme "queer" dans une interview partiellement en ligne du magazine Out, site où l'on trouve aussi un article général sur les acteurs du film.

Je suis très suspicieux à l'égard des adaptations de livre au cinéma. Je me méfie des bandes-annonces et de leur caractère trompeur (que de remontages dissimulant une misère ou biaisant totalement le sens d'un film - comme en témoigne celle de Jitters). Je fais une dérogation à tout ceci cette fois :

 

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Jitters de Baldvin Zophoníasson

Jitters (Órói) de Baldvin Zophoníasson (Islande, 2010), avec Atli Oskar Fjalarsson, Hreindís Ylva Garðarsdóttir et Haraldur Ari Stefánsson

Jitters-01.jpgJitters commence hors sol, dans une école anglaise où Gabriel (Atli Oskar Fjalarsson) et Markus (Haraldur Ari Stefánsson), deux adolescents islandais, viennent passer quelques semaines en séjour linguistique. Tout semble les opposer — l’un brun, sérieux, timide et l’autre blond, désinvolte et jouisseur — et pourtant le film s’attache à leur rapprochement, fait de regards, de petites transgressions alcoolisées, de corps qui s’inclinent, jusqu’à un baiser qui clôt la relation filmique de cette expérience anglaise pas franchement dépaysante. Entretemps, le spectateur aura pris la mesure de la sagacité de Markus et de la retenue extrême de Gabriel (dont le prénom et davantage sonnent exotiques à son compagnon de circonstances).
Le dernier plan anglais s’achève sur un baiser, le suivant nous montre un retour au bercail islandais, gris comme une gueule de bois. Le film s’attache franchement au pas de Gabriel, dont le statut de héros du film ne se démentira plus. Peu à peu, sa silhouette dégingandée nous ouvre à son monde : sa mère autoritaire et envahissante (Ingibjörg Reynisdóttir, un peu dans le surjeu), son père et son beau-père, aussi falots l’un que l’autre, et ses amis, des filles surtout, dont il est le confident. Émergent nettement Stella (Hreindís Ylva Garðarsdóttir), son amie de cœur, attachée à lui en une supplique pas vraiment muette, et Greta (Birna Rún Eiríksdóttir), qui cherche à fuir sa mère, alcoolique et volage. Le film se fait pour partie choral : la caméra suit alternativement les quêtes de Gabriel, Stella et Greta, dans une recherche manifeste de parallélisme. Autour gravitent les autres membres de leur petite bande. De fête arrosée en fête arrosée, de conflits bénins en crises plus graves, le film glisse vers un horizon incertain, ni tragique ni guimauve, mais certainement assez sombre, comme la vie sans horizon de ces jeunes à la fois très libres et comme écrasés par le fardeau familial.
Jitters-04.jpgStella a des idées noires. Elle étouffe dans le cocon protecteur que sa grand-mère a tissé autour d’elle depuis la mort de sa mère. Gabriel est sa porte de sortie, mais insuffisante et précaire. Greta, quant à elle, voudrait non seulement fuir sa mère, mais aussi retrouver son géniteur, qu’elle n’a jamais connu. Gabriel est le plus opaque de ces adolescents, et en même temps le plus évidemment stable : durant la quasi-totalité du film, le spectateur le verra donner son épaule aux autres et résister aux assauts de tous ceux qui veulent lui extorquer des paroles intérieures. Lui préfère se taire, écouter et soutenir ses proches. Le réalisateur a mis un point d’honneur à lui garder cette belle et étrange réserve.

Les mots que l’on retrouve dans la presse à propos de Jitters sont assez paresseux : film « sans prétention », « tourné comme un clip », quand on n’insiste pas sur les habituels clichés concernant l’adolescence (« initiations », moment où l’on « se cherche », ce genre…). Il y a sans doute un effet de glissé, de fluidité, dans le montage, qui rappelle vaguement l'univers du clip, et en même temps une dimension quasiment documentaire dans cette histoire douce-amère. Pourtant, Jitters sort très peu des plans rapprochés et d’un filmage quasi claustrophobe de ses personnages, à commencer par Gabriel, que personne ne semble vouloir deviner et qui se révèle aux autres littéralement à son corps défendant. Partant, et contrairement à ce qu’il pourrait sembler, il ne s’agit pas vraiment d’une peinture générique de la jeunesse islandaise et encore moins de la plongée dans la psyché d’un adolescent qui « se cherche » (quand bien même il est peut-être en quête de quelque chose). Avec son titre original, Órói, qui signifie « agitation », « effervescence », « désordre », « tumulte » et sa transposition anglaise, qui tend l’agitation vers la « frousse », la « nervosité », on se situe dans un registre qui est partiellement décalé par rapport au contenu du film : effet de commentaire ou ironie du réalisateur ? Ce ne serait pas le seul plan où se manifesterait un humour très à froid, presque insensible.
Décidément, Órói mérite davantage que cette réception chipoteuse et stéréotypée, même s'il ne s'agit pas non plus sans doute d'une grande œuvre. Pour autant, le portrait singulier qu'il dessine est attachant et les ellipses sont sa syntaxe intime et délicate. Le vrai sujet du film, à mon sentiment, est de dire que les apparences sont trompeuses : d’un bout à l’autre de son retour islandais, Gabriel déjoue l’ensemble des angoisses et des tumultes qui l’entourent. Il porte témoignage silencieusement d’une voie alternative à tout ce pathos social auquel il se dérobe, même s’il semble parfois atteint, voire touché jusqu’aux larmes. Faux film choral, davantage moral, même si c’est discrètement, Órói est un film d’éclosion, porté par des acteurs remarquables, à commencer par Atli Oskar Fjalarsson, tout en mélancolie et en douceur vaporeuse, freluquet qui se laisse deviner habité par une force incroyable.

Le film n'est pas un succès (nous étions quatre au Saint-André des Arts où je l'ai vu, après trois jours d'exploitation) : ne tardez pas si vous voulez le voir sur grand écran ! Livraison en DVD dans quelques mois sinon (par son distributeur français, Outplay)..

(Sous l'image suivante, le propos pourrait vous gâcher l'histoire)

jitters.jpeg

Le casting adolescent du film presque au complet 

 

Peut-on enfin parler de film « gay » ? Sans doute pas dans le sens où la thématique de l’homosexualité viendrait habiter ce que montre le film. Pourtant, après la coupure de la séquence anglaise, la question des sentiments de Gabriel est bien celle qui demeure en suspens, et tout concourt à la faire peu à peu remonter au premier plan. Dans un rapport que l’on suppose mimétique avec l’état d’esprit du héros, elle est d’abord invisible, comme mise sous le boisseau, avant de se frayer doucement un chemin. La scène finale est moins un happy end encombrant qu’une façon de montrer une bonne fois pour toutes la fermeté du personnage, sa vérité simplement tardive.
Nul tourment visible dans le regard de Gabriel, tout à la réalisation silencieuse de sentiments qui font leur chemin, sans que l’on puisse dire comment il les vit. C’est l’une des forces du film que d’en faire longtemps mystère, rendant la figure du héros extrêmement touchante dans ses esquives et ses tâtons — qui n’en sont pas vraiment tant il subit les autres, Markus indécis et toutes ces filles qu’il touche au plus profond et comme à son insu. Mais de la même façon qu'il se sait incroyablement sérieux et fiable, Gabriel ne tergiverse pas quand il s'agit d'aller au bout de ce qu'un baiser lui a révélé.

 

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Septembre en janvier

Homes_Jack.jpgLa période de fêtes qui vient de se terminer m’a permis de me reposer d’un trimestre éreintant mais aussi d’aller faire un tour du côté des librairies LGBT de Paris (Violette and Co, Les Mots à la Bouche). J’ai alors découvert que la  « rentrée littéraire » de cet automne avait été riche en événements concernant la littérature jeunesse à thématique gay. Avec un petit peu de retard, voici donc quelques indications sommaires, à charge pour moi de faire des comptes rendus plus élaborés par la suite. Premier constat : il y a eu une mini-vague de traductions. Deux sont particulièrement notables. Il s’agit d’une part de la sortie longtemps attendue en français d’un « classique » des young adult novels, Jack de A. M. Homes, grâce aux bons soins de Jade Argueyrolles chez Actes Sud Junior. Publié il y a déjà 20 ans aux États-Unis, ce roman raconte la découverte par un adolescent (narrateur de l’histoire) de l’homosexualité de son père, récemment divorcé. Contemporain du Cerf-volant brisé de Paula Fox, ce livre raconte une histoire moins tragique mais assez dure pourtant. Mes souvenirs du texte anglais sont assez brumeux et je n’ai pas encore eu le temps de le relire. A.M. Homes est une véritable institution outre-atlantique et elle est de mieux en mieux connue ici. J’y reviendrai


Green--Levithan--Will-et-Will.jpgL’autre traduction notable est Will et Will de John Green et David Levithan, qui a créé un gros buzz l’an dernier dans le monde des romans pour ados. Pour le coup, Gallimard et Nathalie Peronny n’ont pas tardé pour l’adapter en français. Je sors de la lecture croisée des deux éditions et je suis encore sous le choc de la version originale. Ce roman raconte l’histoire parallèle de deux homonymes (ils s’appellent tous les deux Will Grayson) habitant dans l’immense banlieue de Chicago. L’un est un jeune gay dépressif (voire suicidaire) et au placard, replié dans une relation difficile avec une amie à l’humeur sinistre (Maura). L’autre vit dans l’orbite d’un ami aussi queer qu’il est énorme physiquement (Tiny) et en pince secrètement pour une amie de celui-ci (Jane). Le pitch du livre est de les faire se rencontrer au premier tiers du roman et d’entremêler leurs histoires au travers de Tiny, la figure-clé du livre. John Green s’est fait la voix du Will Grayson hétéro gay-friendly et David Levithan porte celle du Will Grayson gay et dépressif. Par delà les différences d’écriture et les écarts de personnalité, ce qui fait le ciment du livre est un humour ravageur, entrecoupé par des moments extrêmement touchants. C’est ce qu’on appelle un page turner (un livre qu’on a dû mal à reposer une fois qu’on l’a commencé), mais c’est bien davantage que ça : on a rarement fait aussi réussi dans cette catégorie, par le mélange des genres et l’intelligence des situations, même s’il y a quelque chose d’abracadabrant dans les extrêmes où nous mène la fiction. J'ai pas mal de réserves sur la traduction, partagées par mes petits camarades de C'est comme ça.
 

blackman--boys-don-t-cry.jpgEnfin, je signale aussi, venant de Grande-Bretagne, Boy’s Don’t Cry de Malorie Blackman, chez Milan, dans la collection « macadam » (traduit par Amélie Sarn) que je n’ai pas encore eu le temps de lire. Manifestement, l’auteur est une tête d’affiche de la collection.

 

marguier--le-faire-ou-mourir.jpgDu côté français, j’ai découvert le premier roman de Claire-Lise Marguier, Le faire ou mourir, aux éditions du Rouergue. Après 50 minutes avec toi de Cathy Ytak, ce roman assez dense confirme un changement de ton dans la façon d’aborder l’homosexualité à l’adolescence, beaucoup plus sombre qu’auparavant, affrontant la question du rejet familial et du harcèlement. Le héros et narrateur, Damien (ou Dam), est un jeune lycéen effrayé par le monde des hommes et qui a du mal à y mettre la confiance nécessaire à sa simple survie. Par chance (?), il croise la route de Sam, un élève de terminale qui lui apporte d’emblée une protection et une affection comme il n’en avait jamais reçu. Mais les apparences sont contre Sam (qui a une allure vaguement gothique) et le père de Damien ne veut entendre parler ni de leur amitié ni du coming out (forcé et abstrait) que son fils s’est fait extorquer au lycée. Menacé par un père écrasant et des brutes homophobes, le héros/narrateur est constamment aux abois, avec Sam pour seul refuge. Jusqu’au bout du livre on se demande comment tout cela pourra finir…
Ce roman est plutôt réussi, même si on pourrait lui reprocher un certain tropisme pour le pathos. Le patronage de Gus van Sant ou Larry Clark est plus évident que celui de la littérature francophone. J’ai aussi apprécié les nombreuses indécisions que Claire-Lise Marguier a laissée dans son texte, qui évitent de figer le personnage de Damien.

 


Heterographe--n--6--comp-copie-1.jpgJe finirai ce post par l’évocation d’une heureuse surprise pour l’abonné que je suis (quasiment depuis ses débuts) de la revue Hétérographe, « revue des homolittératures ou pas ». Le numéro 6, livré en octobre est un « spécial enfance », où l’on retrouve à la fois des textes brefs d’écrivains (cf. infra), des entretiens (avec l’éditeur Thierry Magnier et une responsable d’association suisse), un cahier de dessins d’Albertine et des « réflexions » qui interrogent spécifiquement l'identité de genre, et quelques comptes rendus de livres.
Le propos d’ensemble déplace le curseur des réflexions sur la sexualité et l’identité de genre vers un moment que l’on a longtemps considéré comme « temps de latence », enjeu aujourd’hui de luttes parfois sordides, et pourtant « espace des possibles, de l’invention de soi », comme l’exprime Pierre Lepori dans l’éditorial. Homoparentalité, préjugés, sentiments naissants : les textes proposés explorent avec bonheur un certain nombre de terrains où l’enfance peut être finalement à l’aise, et moins normative que le monde des adultes.
Dans la section Écritures, on retrouvera un certain nombre d’auteurs bien aimés dans ce blog : Anne Percin, Cathy Ytak, Thomas Gornet, mais aussi Karim Ressouni-Demigneux et Jürg Schubiger. Plus surprenante est la présence de Claude Ponti, que l’on n’aurait pas imaginé là, même si l’exercice purement scriptural « Une cachemare » est éminemment pontiesque ! Dans un conte poignant, « L’histoire du petit garçon qui n’avait plus sa tête », Thomas Gornet revisite la différence comme cauchemar et comme stigmate, mais aussi comme ciment d’une fraternisation des exclus. Cathy Ytak s’amuse et nous piège avec un quiproquo savoureux intitulé « Ça change tout ». Et Anne Percin retrouve la voix bien aimée de son personnage Pierre Mouron dans « Conversation avec Samuel », après Point de côté et Bonheur fantôme, occupé à discuter les préjugés du fils de son amoureux de toujours. Où Pierre Mouron troque provisoirement son « droit à l’indifférence » pour une véritable leçon contre les préjugés homophobes !

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Que de silence ?

Je me suis rendu compte tout à l'heure que je n'avais rien publié sur ce blog depuis le 9 septembre 2010... Autant je ne me sens obligé à rien, autant je suis bien conscient des effets délétères de ce mutisme : over-blog inonde mes pages de publicité indésirable dès que je laisse les choses trop longtemps en l'état, faire une visite doit être très décevant à la longue, etc.

Je n'ai pas envie de rentrer dans des détails ni des justifications. Disons seulement que le travail de suivi du site C'est comme ça pompe l'essentiel de mon temps libre, notamment en accompagnement d'adolescent-e-s, avec lesquel-le-s nous avons une importante correspondance. Et quand je rédige une notice de livre, je ne la republie pas ici. Nous commençons aussi à voir affluer des demandes de journalistes pour des interviews sur le sujet des adolescents homosexuels. C'est plutôt bon signe !

Bref, une activité chasse l'autre... Cela n'a rien de fatal pour autant et la critique littéraire me manque. Je n'ai simplement pas le désir de m'en tenir à des listes ou à des analyses sommaires. Vous parler de Sommeil des Dieux d'Erwin Mortier (que j'ai lu) nécessiterait du temps et sans doute des relectures. Le livre aurait en tout cas toute sa place sur ce blog... La liste des romans candidats ne cesse de s'allonger, alimentant ma paresse.

Je peux déjà vous renvoyer à ce que j'ai écrit sur un roman jeunesse récent de Cathy Ytak ou le roman autobiographique de Claude Arnaud. Il n'est pas dit que ces lectures ne trouveront pas de rebond ici, plus tard... Mais j'ai une masse énorme à écrire pour mon travail au préalable, et c'est assez prioritaire.

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