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Tony Duvert (1945-2008)

La nouvelle est tombée la semaine dernière : « l'écrivain Tony Duvert a été retrouvé mort le mercredi 20 août à son domicile de Thoré la Rochette ». Détail macabre, le décès remontait à un mois. Ni suicide, ni assassinat. Après vingt ans de silence, c'est dans une nuit plus épaisse qu'il s'est évanoui.
 

Il y a catharsis en littérature si la réalité pénible que peint l’écrivain est transfigurée par le bonheur de l’expression. Virus atténué égale vaccin. La beauté formelle saisit et extirpe la cause même de la souffrance que le thème de l’oeuvre avait ranimée.

Mais la beauté est perçue seulement à l’issue d’une éducation personnelle, et l’effet de catharsis n’est sensible qu’à celui qui a appris à lire. Tâche infinie.

Les autres gardent en eux leurs microbes, et se contentent d’un emplâtre sur l’abcès, ce cataplasme de litière pour chat qu’ils appellent un beau livre.

Abécédaire malveillant, article « Catharsis », Minuit, 1989, p. 25-26

 

 
Éric Loret lui a consacré une très belle nécrologie dans Libération, Florent Georgesco un texte d'humeur émouvant et Pierre Assouline un article de son blog.
Tony Duvert a publié entre 1967 et 1979 une douzaine de romans, récits, fragments, auxquels il faudrait ajouter force articles dans diverses revues. Ses premiers livres ont été publiés sous forme de souscription, car son éditeur Jérôme Lindon redoutait une violente réaction sociale (voir à ce sujet l'article d'Anne Simonnin, « L'écrivain, l'éditeur et les mauvaises mœurs »). En 1973, Paysage de Fantaisie a obtenu le prix Médicis, ce qui rétrospectivement apparaît plutôt courageux de la part des jurés. Le livre, qui raconte la vie sauvage d'une troupe d'enfants dans un château aux airs de maison close, est l'un de ses plus aboutis.
En 1978-1979, l'écrivain atteint un sommet d'activité : deux romans, dont son chef d'œuvre, L'Île atlantique, et deux magnifiques recueils de textes courts aux éditions Fata morgana. D'une certaine manière, le reflux est intervenu immédiatement : la décennie qui suit verra seulement la publication de deux pamphlets et d'un roman assez médiocre, Un anneau d'argent à l'oreille. Et depuis l'Abécédaire malveillant de 1989, plus rien...
Il est assez tentant de lire ce repli comme un effet de la réprobation croissante dans notre société à l'égard d'un auteur qui fut le chantre des relations intimes entre enfants et adultes. C'est possible, et le ton assez bilieux de L'Enfant au masculin (1980) et de l'Abécédaire pourrait encourager cette lecture.
Mais je ferais pour ma part deux autres hypothèses, déjà contenues dans mon découpage chronologique : je pense que Duvert a rencontré une sévère crise de créativité après L'Île atlantique. Je me demande même s'il n'a pas épuisé ses thématiques de prédilection en accouchant de ce livre. Et, deuxième hypothèse, il a fait le choix d'une écriture romanesque plus accessible à partir de Quand mourut Jonathan (1978), parce qu'il voulait s'adresser à un public plus large. En renonçant à l'expérimentation, il aspirait à être lu davantage. Or la stratégie n'a pas fonctionné et L'Île atlantique n'a pas eu le retentissement qu'il souhaitait. De nombreuses pages de l'Abécédaire malveillant énoncent sa terrible frustration. Je pense que l'on se tromperait à réduire le silence des vingt dernières années de sa vie à sa condition de paria. Témoignage amer,  l'article « Scandaleux »  :

Un moyen de montrer l’imposture des « littéraires », critiques, écrivains, professeurs, glosateurs, découvreurs, cultureux de tout panier, de tout salon, de tout commerce, c’est de les prendre à la lettre et d’agir selon ce qu’ils prêchent à la Littérature d’être et disent qu’elle a été. Apprendre leurs décalogues épineux, mener une carrière aux règles arides, une vie exigeante, méditer les grands modèles, produire un art à leur exemple, être résolument seul, imprudent, neuf, s’égarer, déranger, être vrai : bref, se plier aux valeurs les plus rudes que ces gens aient enseignées aux jeunes, préconisées à longueur de thèses, de manuels scolaires, d’articles et de congrès, jetées à la figure des gribouilleurs, des infatués, des mercantis.

Ce choix devrait-il vous marginaliser ? Évidemment non : il vous situe au centre même de la tradition. Et tel fut mon effort depuis vingt ans et plus : or j’en fais un étrange bilan. Je crains bien d’être l’un des rares auteurs que ces cultureux conchient de rage, omettent avec obstination, diffament avec joie, pillent d’un air absent, traitent en débutant bizarre, enfant terrible, talent fourvoyé, censurent, éloignent, affament, plagient en l’insultant et enterrent comme on écrase un mégot. Scandale à la messe un croyant est venu. Sortez-le!

Abécédaire malveillant, Minuit, 1989, p. 110-11.

 
 
De fait, le « scandaleux » et la « réalité pénible », Tony Duvert les a énoncés plus que quiconque dans ses essais Le Bon Sexe illustré (1974) et L'Enfant au masculin (1980) livres dont tout un chacun s'étonne qu'ils n'aient pas été interdits (dans la France giscardienne ou depuis) pour apologie des relations sexuelles entre adultes et jeunes mineurs. Dans une interview fleuve accordée à Guy Hocquenghem et Marc Voline pour le quotidien Libération (10-11/04/1979, disponible ici), il affirmait cependant : « Je me désolidarise entièrement de la pédophilie telle que je la vois. Je reste entièrement solidaire des combats contre. » Reniement ? Paradoxe ? On oublie souvent de dire qu'avant toute chose, Tony Duvert était un homme de gauche radical, au point d'ailleurs que certaines de ses positions sur la féminité ou le formatage social sont aujourd'hui tout aussi étrang(èr)es et choquantes que ses vues sur la sexualité enfantine. Aussi, en un certain sens, il n'y a effectivement rien de commun entre ce qu'il a écrit et ce que l'on trouve dans la « littérature » complaisante d'un Roger Peyrefitte ou d'un Gabriel Matzneff. Il n'y a aucune fascination éthérée pour la jeunesse, aucun culte de l'innocence, de la fraîcheur ou de la grâce. Au contraire, ces valeurs-là sont pour lui des leurres, des machines idéologiques qu'il s'agit de mettre à bas. Il a aussi eu cette formule : « Seule la compagnie des enfants me fait préférer ne plus en être un » (dans l'Abécédaire malveillant).
Ici, le lecteur pourrait me trouver excessivement indulgent ou désireux d'entreprendre une réhabilitation sournoise non simplement de l'écrivain mais aussi du bougre. J'espère qu'on m'accordera la bonne foi quand je dis qu'il n'en est rien et que j'éprouve une distance insurmontable par rapport à certaines positions de Duvert, notamment dans l'interview auquel renvoie le lien ci-dessus. Pour autant, je le tiens pour un immense écrivain. J'admire aussi sa lucidité socio-politique, telle qu'elle s'exprime notamment dans certaines pages de l'Abécédaire malveillant (par exemple les articles « communisme », « gérontocratie », « journalistes », « pub ») même si les conclusions qu'il en tire ne me conviennent pas. Je pense aussi qu'il était un prosateur inégal. Mais certains de ses livres valent vraiment le déplacement, ainsi que j'ai déjà essayé de le dire ici ou en signalant ailleurs le très bel article de Thierry Cécille paru en 2006 dans Le Matricule des anges, à l'occasion d'une réédition de L'Île atlantique.

Pour aborder Duvert-l'artiste en quelques lignes, il me faudrait en revenir au soubassement classique de son écriture : pas de gras, aucun lyrisme, pas la moindre arabesque. Une écriture à l'os, poussant l'idéal de l'économie jusqu'à sa plus grande extrémité. Et dans le même mouvement, une saturation de détails descriptifs, narratifs, qui se télescopent, s'entassent, sans raison apparente. Dans Paysage de fantaisie, les tableaux en plan fixe alternent avec les scènes de bacchanale dans une construction étrangement cinématographique.

 

trois garçons traversent sur une barque verte et noire un bras de la rivière qui s’élargit avant le grand bois et enserre une île que couvrent des châtaigniers et des fourrés épais le garçon blond et le plus jeune enfant ne sont pas du village leurs traits fins et leurs façons gracieuses prouvent qu’ils appartiennent sans doute à l’institution les deux plus grands ont environ douze ans et sont en maillot de bain aux couleurs gaies le troisième a une dizaine d’années son torse est nu il porte un short en velours noir qui semble plutôt l’élégante culotte courte d’un petit costume elle lui tombe aux hanches faute de ceinture et la bande élastique blanche du slip en déborde irrégulièrement sur les reins

Paysage de fantaisie, Minuit, 1973, p. 47.

 
À partir du Journal d'un innocent (1976), la ponctuation et les majuscules font leur apparition. Duvert a commencé sa mue vers une prose moins expérimentale. Tout n'est pas de la même venue dans ce récit de voyage posé en une contrée latine, mais certains passages sont absolument superbes, et typiques de sa manière de prosateur, aux phrases à géomètrie variable (ramassées dans les notations psychologiques, amples et cliniques dans la description).

 

Je voulais parler des oiseaux, mais ce n’est plus l’heure. Au printemps on a vu des cigognes; elles étaient grises et maigres, pareilles aux branches mortes des nids qu’elles bâtissent sur certains remparts, loin vers le sud. Plus tard, elles ont étiré leurs ailes tristes et, lentement, avec un vieux bruit d’éventail disjoint, elles ont pris leur essor.

Il y a eu dans la ville un temps de carême et j’ai commencé à écrire. C’est l’hiver d’un monde sans saisons ; mes amis me désertent ; vivre est plus lourd. Les journées de soleil s’écoulent et on n’en fête aucune. Puis, au crépuscule, l’existence peut reprendre. Les mangeurs occupent déjà les bancs des gargotes en plein air, et reçoivent les bols où se verse la soupe aux pois chiches. C’est une purée liquide, pimentée, mêlée de lentilles, acidulée de tomates, où nagent des fèves et du vermicelle ; elle sent le grain torréfié, elle est bonne, farineuse et forte, elle brûle. Je suis dans une maison qui m’intimide. Une veuve et sa fille sont assises à ma gauche, presque par terre, sur une paillasse à fleurs. Je me tiens au bord d’un sommier de fer qu’une autre paillasse change en divan; les deux femmes s’adossent à l’arête d’un lit semblable ; sur des tabourets, les fils aînés complètent le cercle. Une table basse est au milieu de nous. La mère a posé la marmite de soupe près d’elle, dans l’angle du mur. Jambes en tailleur, robe et tablier relevés aux genoux, les mamelles grosses, la face plate et carrée, la peau onctueuse de blancheur, la bouche et l’oeil étroits, elle aspire sa soupe dans une petite louche en bois et me jette des regards brefs, un peu méfiants, un peu dédaigneux, un peu aimables. Je me sens l’un de ces vieux chiens raides à qui les femmes donnent un câlin parce que c’est le protégé de leur commère. Je fais l’amour avec l’un de ses grands fils, elle le sait peut-être ; et les sourires convenus qui tirent rides et fossettes dans la graisse de sa figure font paraître plus froids ses petits yeux durs.

 

Journal d'un innocent, 1976, p. 7-8.

 
Quand mourut Jonathan (1978) introduit les dialogues, dans ce qui demeure sans doute l'œuvre romanesque la plus dérangeante de Tony Duvert, au reste bien davantage que les pamphlets. Le récit de la relation étroite entre un « garçonnet » de huit ans et un peintre vagabond de vingt ans son aîné est devenue encore plus problématique aujourd'hui qu'au moment de sa parution. Du point de vue littéraire, c'est sans doute un texte mineur, qui n'a pas d'autre ambition que de raconter très simplement (et dignement ?) une histoire dont le substrat heurte complètement nos valeurs morales (sans parler de la législation). Son roman en apparence le plus banal est celui qui figure un tabou majeur de nos sociétés avec un naturel de roman rustique. Car, précisément, le trouble naît de l'infinie quiétude qui unit Serge (l'enfant) et Jonathan, relation transparente où il n'y a plus de rôles ni surtout de hiérarchie. L'auteur s'y tient au plus près de son utopie privée, avec le réalisme pour arme et l'apaisement comme caution.
 
Un an après, L'Île atlantique est une sorte d'antithèse du roman précédent (ou le revers de la médaille ?), tableau violemment désenchanté de la guerre familiale, dans lequel le seul apprentissage possible est celui d'une aliénation. Moderne Rousseau, Tony Duvert explore les chemins du dressage qui transforme la « progéniture » humaine en une meute cupide, calculatrice et désenchantée. Les adolescents du roman, les Marc Guillard, Bertrand Seignelet, Hervé Pélisson, sont déjà des créatures veules et piégées par le système, y compris dans leurs révoltes individualistes.
Ce roman, sous des dehors anodins, est d'une construction ultra sophistiquée, avec sa narration principale (une histoire quasi policière) festonnée par d'innombrables scènes de genre, ses changements répétés de point de vue, ses ellipses, ses morceaux de bravoure (monologues intérieurs, farces, drames). C'est une sorte d'œuvre totale, aussi bien dans son ambition de peinture sociale (damer le pion à un Balzac détesté ?) que dans sa variété de tons ou de registres. Tony Duvert y a mis la quintessence de son art, d'un côté un réalisme extrême qui n'a d'autre équivalent que Tolstoï, de l'autre une virtuosité dialogique qui louche du côté de Nathalie Sarraute.

 

 

Madame Théret n’était aucunement jalouse des femmes de ce milieu, pourtant si supérieur au sien. Elle n’enviait que les continentales. Qu’une touriste chic, en pantalon, bronzée, longue, lunettes de soleil remontées sur le front, pacotilles ruineuses, maigre comme une chèvre et la voix comme un aéroport, entre dans la boutique et madame Théret chavirait de rage. Elle qu’on jugeait belle, élégante, juste assez replète, elle n’était plus qu’un petit pot, une commère, une concierge bas du cul, une bonniche mal ficelée et mal attifée, devant ces prétentieuses de Paris. Des femmes qui réclamaient des produits impossibles sur un ton protecteur, vous souriaient comme à une attardée et n’achetaient presque rien. Ça ne les empêchait pas de vous empoisonner pendant une heure, avec leur genre, à sucer leurs lunettes pour vous cracher dessus.

Belle et élégante, au contraire, demeurait madame Théret devant les Salorde et toutes leurs semblables de l’île, qu’elle accueillait courtoisement.

Madame Salorde baisse les yeux vers sa petite-fille :

— Yolande voyons ! Ne mets pas tes doigts sur ce comptoir tu vas te salir ma chérie.

« C’est ça fous-les toi au cul ce sera plus propre », pense madame Théret, en veine d’ironie.

L’enfant préfère se toucher le nez. Madame Salorde fait la cliente avec talent. Elle ne lésine pas. Louise Théret lui donne très bien la réplique. Hélas non, elle n’a pas de vinaigre de mangues. Ni même de vinaigre de framboises ? Ni même de framboises. Cela se prépare chez soi, madame. Certes, madame, mais j’aurais souhaité, euh. Désolée, madame.

Yolande a rêveusement investi une de ses narines et elle l’occupe du pouce, en béant sur les rayons poussiéreux de chêne noirci. Tant de boîtes coloriées! Tant de bouteilles! Tant de beaucoup, non, de bocaux ! Tant de choses, de choses. La narine, bien grattée, s’humecte peu à peu.

— Je t’ai pourtant défendu Yolande ma chérie. À ton age, voyons!

La fillette fronce les sourcils : quelle interdiction est-ce, déjà ? Ah oui, le nez. Zut pour le nez. Elle se fait indolemment essuyer le doigt coupable. Madame Théret, du haut du comptoir, lui grimace un sourire. Ce ne sont pas ses filles à elles qui seraient aussi moches et gourdes. Des trésors, les petites Théret.

— Et vos trésors? dit madame Salorde. Je ne les vois plus ! Nous habitons, oh ! si loin !

— Elles vont bien, mais je vous remercie ! dit coquettement madame Théret. Elles sont un peu plus grandes que cet amour, bien sûr, neuf et dix ans, bien sûr.

— Bien sûr, oui oui, oh ! oui ! Ça pousse si vite, si vite, oh, oui !

— Oh oui, oh, oui ! Ça pousse vite ! Ça pousse à une allure !...

— Oh, oui, à une allure ! C’est le mot ! On ne les voit plus grandir ! À peine elles naissent, et les voilà déjà mariées

— Oh oui, oh ! A peine ! approuve Louise Théret.

— Je sais pas, de votre temps, mais de mon temps, on ne grandissait pas si vite ! dit madame Salorde. On restait plus longtemps petite fille, il me semble ! Tenez votre fils est-ce qu’on ne dirait pas déjà un grand garçon ? Ah! Et pourtant il n’a que...

— Treize ans, complète madame Théret. Eh oui ça pousse, ça pousse. À peine ils sont là et on ne les voit plus.

— Oui, oui, oh! Ne m’en parlez pas ! ... A une allure

— Oh, ne m’en parlez pas, c’est affolant! Enfin... Vous l’aurez bien encore quelques années cet amour!

— Oui, oui, oh! oui! Tout de même! Cette chérie ! Ça ne pousse quand même pas si vite que ça

— Oui, oui, oh non ! Il ne faudrait quand même pas exagérer ! Ça ne pousse pas si vite, oh non ! ... On a le temps de les voir les années !

— Oh ! oui, on a le temps ! oh oui, hélas, oh ! Comme ça passe

Elles émettent des soupirs protecteurs, nostalgiques et tendres.

Madame Salorde achète des confitures de gingembre, de bergamote, de cédrat, un flacon de marjolaine, cinq grammes de safran en filaments et deux onces de thé Mao Feng cha.

— Oui, oh ! Succulent, si fin, si léger, si délicat, oh ! Il n’y a que chez vous qu’on le trouve ! Rien que pour cela d’ailleurs ! Mais toute votre boutique est... Oh cet arôme !

« Je te crois qu’elle sent meilleur que la tienne ma boutique », pense sarcastiquement madame Théret. Elle jette à la dérobée des regards carnassiers à la vieille madame Salorde, baisse les yeux avec pudeur, murmure « un thé très rare, il est très rare », tuerait un chat à coups de talons s’il y en avait un sous le comptoir.

 

L'Île atlantique, Minuit, 1979, p. 70-72.

 
Cette scène de satire est sans doute un peu énorme, mais j'adore la façon dont Duvert suggère la vacuité d'un échange basé sur des interjections vides de sens, où coagulent des poncifs qui se retournent en leur contraire. Seule Yolande, la gamine, par une torsion sur les mots (« Tant de beaucoup, non, de bocaux ») fait vaciller cette routine de la parole.
À l'image de ses inspirateurs, Duvert a peuplé son Île de personnages aux noms inoubliables : les Guillard, Théret, Seignelet, Grandieu, Salorde, Boitard, Glairat, Roquin, Pélisson, Gassé, Viaud, etc., à la fois on ne peut plus français et en même temps malicieux. Les quelques patronymes qui échappent à la signification parodique sont ceux des personnages un peu neutres (ou positifs) comme Mme Lescot et la lointaine « doctoresse Ambreuse ». Tous les personnages ne sont pas également présents dans la narration, mais presque tous ont des noms qui tintent, ainsi Claire Fouilloux, la jeune prostituée écervelée, le « président » Gassé, parangon de notable, Raymonde Seignelet (inutile que je reparle d'elle !), François-Xavier Boîtard et sa concupiscence pour les oreilles de Camille Gassé...
Quant à ce réalisme extrême qui me semble égal à celui de Tolstoï par sa puissance d'évocation, il est distillé dans certaines phrases et des fragments de dialogue, à concurrence des autres veines du roman (les aspect satiriques, notamment). Pour en donner une idée, j'ai choisi délibérément un passage relativement peu virtuose en apparence, et pas spécialement méchant. Il me semble néanmoins donner une présence intense au personnage de Mme Lescot, tenancière d'un café-restaurant.

 

 

Madame Lescot se demande pourquoi Joachim n’est pas venu l’embrasser : d’habitude il est couché à cette heure-ci. Il n’a quand même pas veillé jusqu’à onze heures et plus ! Le coquin, ou il aura encore relu sa pile d’illustrés ! Il lit, il lit, il lit tellement vite que parfois il saute tout le texte, ne suit que les images et ne comprend plus l’histoire. Alors il apporte l’illustré à sa maman pour qu’elle lui explique.

— Ma poule, mon poussin, eh bien tu ne sais plus lire mon chéri ? reproche, toute bonne, madame Lescot. Tu as déjà oublié comment on lit ?... Et voyez-moi ce petit âne qui ne sait rien, rien, rien lire, même pas dans ses illustrés, le petit, petit âne ! ... que je vais embrasser le chéri !

— Meuh ! Meumeu ! ... fait complaisamment Joachim.

Madame Lescot ouvre des moules sur le feu. Un client, de l’autre côté du comptoir, siffle des rhums debout et lui parle de croustades aux fruits de mer. Qu’a-t-il donc à aimer ces saletés ? pense Yvonne Lescot. Elle n’ose rien en dire. Les buveurs, ça a sa petite idée dans un coin et ça ne la lâche plus. Pas la peine de répondre, de discuter.

— Et attention ! Pas des soi-disant quenelles de ceci cela ! Attention ! C’est pas ça que je veux ! On m’a pas comme ça moi ! Pour bouffer de la farine moi j’aime mieux bouffer du pain ! Alors là attention ! ... Non mais c’est pas vrai ?

— Oui, oui, ah oui le pain, dit machinalement madame Lescot. Elle ne peut pas quitter ses moules, qu’on mange ici presque crues mais très chaudes : il faut l’oeil. Elle ira voir après si Joachim est couché. Et une crêpe nature pour madame Bignon (une soularde, entre parenthèses, brave femme, ça n’empêche pas, et pas malheureuse avec la rente de son viager : c’est plutôt qu’elle s’ennuie), non, à la confiture : ah, Yvonne Lescot ne sait plus.

 

— À quoi, déjà votre crêpe madame Bignon? crie-t-elle vers un coin enfumé de la salle.

— À ce que tu veux ma petite! répond madame Bignon. Elle a un ton de harengère mais une voix flûtée, roucoulée, aux notes très rondes : elle a dû apprendre le chant, jadis, à l’église ; et pousser la chansonnette sentimentale dans les noces, où son gros organe suraigu, son vibrato surprenaient. Ces mémères pleines de romances, leur énorme poitrine bombée comme une gorge de colombe, remuaient un sentiment filial chez madame Lescot.

Elle pensa qu’elle pourrait mettre une télévision pour les clients du soir ; ce serait gentil, s’ils étaient tous roucoulants, maternels et solides comme cette vieille madame Bignon. Et peut-être ils baisseraient un peu la voix. Madame Lescot n’était pas hostile à un certain vacarme, cependant; son café ne lui plaisait jamais tant qu’aux heures d’affluence extrême, quand s’embrouillaient les conversations, les rires, les appels, les chocs de verres, les effluves alcoolisés, les grincements de chaises qu’on tire, de tables qu’on rapproche : et ce brouhaha, mêlé aux fumées bleues des cigarettes, étirait à travers la salle des longs fils souples, nouait des filets, des hamacs, d’étranges ponts suspendus où se mouvait madame Lescot, oscillante et affable, dans les vapeurs.

— Et ils vous bourrent ça de champignons de Paris ! disait l’ivrogne à croustade. Non mais ça pousse dans la mer les champignons dites-moi ?... Dans la mer cette blague !

— Non non vous pensez! murmura madame Lescot, qui répondit plus fort à madame Bignon :

— Alors je vous la fais attendre deux petites minutes, je suis inquiète, je vais voir mon canard.

Avant, elle servit ses moules : et elle débouchait du blanc supérieur quand Joachim apparut dans la salle. Il était habillé, avec sa nouvelle culotte courte en velours bleu et son chandail rouge géranium, à petites étoiles jaune canari en forme de cristaux de neige. Madame Lescot, savante, tricotait ces jacquards aux heures creuses : surtout pour ne pas trop manger, car l’oisiveté lui donnait des fringales, elle se jugeait déjà un peu boulotte, elle n’avait pas peur d’un petit verre non plus, alors oui le tricot, les étoiles.

— Oh poussin ! gémit Yvonne Lescot comme si l’enfant était blessé, mais tu fais pas encore dodo ? Oh, chéri !

Joachim Lescot ne semblait pas le moins du monde ensommeillé ; la bouche riante, les pommettes pointues, les yeux en fleurs, c’était un vrai angelot, frais comme le matin : madame Lescot eut ce sentiment. Elle se demandait ce qui avait rendu son fils si joli, quand celui-ci commença un récit volubile où il était question de batailles, de pouilleux, de polissons, de pognon.

 

L'Île atlantique, Minuit, 1979, p. 127-130.

 
L'ensemble du roman est tissé de ce genre de séquences où l'on s'attarde sur tel ou tel personnage, tandis que l'intrigue générale progresse en sourdine. On pense parfois à Genet ou Céline. Mais le tout constitue une ambitieuse comédie humaine en 300 pages, à la fois terrifiante, drôle et moraliste. Car là est sans doute l'aspect le plus troublant de la personnalité littéraire de Tony Duvert : ses livres offrent un regard profondément pétri de morale. Ainsi dans ce dernier extrait du roman :

 

 

Pendant les longues flemmes qu’elle tirait, l’après-midi, Raymonde Seignelet avait ses rites, qui étaient invariables, et qu’avaient découverts peu à peu ses enfants les moins impressionnables, Bertrand et surtout Jean- Baptiste : ils en ricanaient à loisir, et ils assouvissaient ou entretenaient leur haine des époux Seignelet en épiant et en collectionnant leurs ridicules, leurs saletés, leurs énormités. Même Bertrand, à ces exercices hygiéniques, se retrouvait un peu d’esprit.

Le singulier est que madame Seignelet ne dissimulait guère. Il n’y avait pas grand-chose à surprendre, et elle affichait jusqu’à ses douteuses gourmandises ou son discret penchant à l’ivrognerie (ou plutôt au biberonnage : elle aimait siffler du vin, des apéritifs sucrés, muscats, vermouths, par gorgées isolées, pour s’entretenir, mais elle ne se soûlait jamais, gueule avide et cervelle glacée). Elle annonçait, d’un glapissement bêtasse et geignard, la raison qui la forçait à s’infliger telle ou telle chose qui, pour tout autre, auraient été des gâteries mais qui n’étaient pour elle que des souffrances, des contraintes, des calvaires de plus. Ainsi, lorsque Jean-Baptiste ou Bertrand « découvraient » un vice de madame Seignelet, c’était simplement que, soudain, les récriminations de leur mère ne les abusaient plus : ils se bouchaient les oreilles, ils voyaient ce qu’il y avait à voir, ils jaunissaient de révolte, de mépris. Comment ! C’était cette vieille vache écoeurante, menteuse, hargneuse, infantile, malpropre, qui les avait malmenés, qui les tyrannisait encore ? Incroyable ! Et ils se dépeignaient les travers de madame Seignelet, parodiaient, soupçonnaient, supputaient, inventaient d’autres tares, comme des potaches qui se vengent d’un pion odieux ou d’un prof ubuesque.

Dominique et Philippe n’avaient pas cette santé. Ils prenaient au mot leur père et leur mère. Ils ne se seraient pas permis un regard criminel à la Jean-Baptiste, une ironie ou une mine à double sens pendant les repas, un doute sur la véracité des discours parentaux, la perfection des us et coutumes seignelesques, la légitimité des engueulades, la respectabilité des humeurs de chien, l’humanité profonde des gifles, la noblesse grave des vachardises adultes, le sublime sacrifice de papa, l’abnégation bouleversante de maman. Et quand Philippe s’approchait d’une vitre, regardait dehors, et que sa mère ânonnait aussitôt une interdiction hurlante, comme : « Touche pas aux carreaux tu vas encore tout salir ! On voit que c’est pas toi qui les fais ! Tu t’en fous du travail de ta mère hein ! Ben pas moi ! Et qu’est-ce que t’as besoin de regarder par la fenêtre hein avec tes mains sales que tu vas fiche partout ? » il croyait sincèrement qu’il était infernal et que sa mère était persécutée.

La malheureuse usait sa vie, en effet, à réparer les saletés que tout le monde s’ingéniait à faire; chaque objet, chaque centimètre du logis était sacralisé, presque tabou : il était le travail de maman. L’employer, ou seulement être là, c’était détruire son oeuvre. Raymonde Seignelet excellait dans l’art de vous culpabiliser d’exister. Votre respiration même lui était à charge. Ne l’obligerait-on pas à se déranger pour ouvrir et aérer ? Que les enfants nettoient quelque chose : madame Seignelet, pour tout remerciement, grinçait qu’ils avaient sali le balai, l’éponge, mal vidé l’aspirateur, rangé la vaisselle n’importe où, laissé un évier dégoûtant.

 

L'Île atlantique, Minuit, 1979, p. 115-116.

 

 
Après avoir donné naissance à cette fiction hors norme, Tony Duvert n'a plus jamais publié de livre important, même si certains passages de l'Abécédaire malveillant sont remarquables. L'avenir nous dira peut-être s'il a continué à écrire dans sa réclusion. En tout cas, j'ai le sentiment qu'il a atteint un sommet avec L'Île atlantique et qu'il lui était difficile après cela de l'égaler, voire seulement de se renouveler. Et si c'était son exigence littéraire qui l'avait réduit au silence.

SILENCE

Des écrivains cheminent vers le silence, renoncent à s’exprimer, à communiquer. Jugent-ils trop mensonger de dire, de croire, de faire croire? Tout progrès intellectuel vous rend plus apte à créer, mais plus réticent à le faire.

On rejoint l’abstention des bons esprits qui n’ont rien mis au monde.

Abécédaire malveillant, Minuit, 1989, p. 112-113.


Sélection bibliographique (certains ouvrages sont très difficiles à trouver aujourd'hui)
Récidive, roman, Minuit, 1967.
Paysage de fantaisie, roman, Minuit
, 1973. (Longtemps disponible en « folio ».)
Journal d'un innocent, récit, Minuit, 1976.
Quand mourut Jonathan, roman, Minuit, 1978.
District, récits, Fata Morgana, 1978. (Ses plus belles proses ?)
Les Petits métiers, récits, Fata Morgana, 1978. (On pense à Michaux dans ce bestiaire de métiers imaginaires.)
L'Île atlantique, roman, Minuit, 1979. (Réédité en format de poche par Le Seuil en
« Points roman » puis dans la collection « Double » chez Minuit.)
Abécédaire malveillant, aphorismes, Minuit, 1989.
 
Sur Duvert :

Anne Simonnin, « L'écrivain, l'éditeur et les mauvaises mœurs », dans Damamme (D.), Gobille (B.), Matonti (F.) et Pudal (B.), dir., Mai-Juin 68, Paris, éditions de l'atelier, 2008, p. 411-425.

 

Note postérieure (mars 2016) : l'écrivain Gilles Sebhan a consacré deux livres fort respectables à Tony Duvert, l'un en 2010 (Tony Duvert, l'enfant silencieux, Denoël) et l'autre en 2015 (Retour à Duvert, Le Dilettante). Le premier était une méditation assez personnelle, à une époque où très peu d'informations étaient disponibles. Par suite, des particuliers lui ont ouvert leurs archives (plus ou moins), de sorte que le deuxième livre est davantage la présentation de fonds documentaires, en particulier de correspondances, en même temps qu'une mise à jour de l'information sur la vie de l'écrivain. J'avoue que plus j'en apprends et moins j'ai envie d'en savoir davantage. La vie de Duvert a été particulièrement sauvage, précaire et isolée. Resteront les livres, l'art.

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In memoriam : Thomas Disch (1940-2008)

Because of his intellectual audacity, the chillingly distant mannerism of his narrative art, the austerity of the pleasures he affords, and the fine cruelty of his wit, Thomas M. Disch has been perhaps the most respected, least trusted, most envied and least read of all modern first-rank SF writers.

John Clute, Science Fiction Encyclopedia

         Le 4 ou le 5 juillet dernier, le romancier, critique et poète Thomas Disch s’est tiré une balle dans la tête. À en croire les nécrologies parues dans la presse américaine, cela faisait déjà un certain temps qu’il évoquait cette possibilité, avec l'humour grinçant qui était sa marque de fabrique. Ces dernières années, il avait enduré une succession de catastrophes : son compagnon Charles Naylor est mort en 2005 (ils avaient vécu ensemble trois décennies) ; leur appartement au centre de New York a brûlé, puis leur autre résidence a subi une inondation ; il était depuis peu sous le coup d’une procédure d’expulsion et souffrait de diabète et de crises de sciatique (d’après le New York Times). Comme aurait dit un romancier du xixe siècle, « il est mort dans le chagrin et le dénuement ».

                En fait, cette succession de catastrophes n’a rien de drôle et m’a causé énormément de peine lorsque j’ai découvert la nouvelle. J’ai lu Disch pour la première fois en 1983. J’avais quinze ans. Certains écrivains deviennent de précieux compagnons de vie. Il en a été ainsi pour lui et moi durant quelques années. Et même si cela fait 20 ans que je ne le lis plus vraiment, il est resté un jalon essentiel. À l’époque, presque tous ses romans et recueils de nouvelles étaient disponibles en français.
       

         Thomas Disch est surtout connu comme un écrivain de science fiction. Mais rien à voir avec l’imagerie de La Guerre des étoiles, de Star Trek ou des livres d’Asimov ou Jack Vance. Il a participé à un courant des années 1960-1970 qui voulait rendre le genre adulte en le débarrassant de ses côtés « littérature d’évasion ». Il s’agissait de parler du présent en le projetant dans un avenir proche, en général plutôt inquiétant. Très critique et engagée politiquement, cette tendance — que l’on appelait speculative fiction ou new wave (mais la nouveauté a bien passé !) —, a commencé à refluer dans les années 1980, alors que la contre-révolution idéologique avait débuté en Angleterre et aux États-Unis. Mais ce n’est pas qu’une affaire de contexte socio-politique : la science-fiction est passée de mode durant la décennie 1980, au profit notamment de l’heroic fantasy, des histoires d’horreur et du fantastique en général. Il n’est plus question de parler du présent mais au contraire de se projeter dans un univers de rêve, déconnecté autant que possible du quotidien (tendance dont nous ne sommes visiblement pas sortis). 

Disch lui-même a cessé d’écrire de la science-fiction à partir de 1984, multipliant les expériences alternatives : romans d’horreur, livret d’opéra, romans historiques, livres pour la jeunesse (le Vaillant petit grille-pain, c’est lui), etc. Il a même été co-concepteur d’un jeu vidéo, Amnesia ! Il a aussi beaucoup écrit sur la science-fiction et ses lecteurs, et c’est d’ailleurs dans le domaine de la critique littéraire qu’il a connu une consécration tardive, malgré le caractère extrêmement sarcastique de ses analyses. Il a obtenu en 1998 le prix Hugo pour son essai The Dreams Our Stuff is Made Of. How Science Fiction Conquered the World (littéralement : Les rêves avec lesquels on fabrique nos trucs. Comment la science-fiction a conquis le monde). Or il s’agit d’un prix décerné par les fans du genre, et qui est allé à une œuvre qui décortique le fonds idéologique de droite et les aspects régressifs de la SF américaine « classique » !

        Avant d’en arriver là, Thomas Disch a été durant vingt ans (1962-1984) l’un des plus brillants représentants d’une avant-garde politique et littéraire qui voulait profondément transformer le genre. Avec Harlan Ellison, Norman Spinrad et quelques autres, il entendait débarrasser la SF de ses obsessions enfantines et en faire un outil de critique politique et sociale. Lui-même était particulièrement sensible au thème de l’enfermement des individus : sa nouvelle La Cage de l’écureuil, ses romans Camp de concentration, 334 et Sur les ailes du chant sont autant de variations sur le thème de l’individu aliéné, séparé des autres par la volonté de pouvoirs manipulateurs. La plupart des institutions américaines (armée, CIA, églises, etc.) ont stimulé son imagination satirique. Dans nombre de ses fictions, on retrouve posé le problème de la soumission (inconsciente ou délibérée) des individus à un système qui confine à l’absurde. Dans la nouvelle Un amour envahissant (1966), il change d’échelle et imagine sous un angle assez singulier l’avènement du Royaume de Dieu (qu'il considère comme le totalitarisme ultime).

 

        Mais les romans et nouvelles de Disch se laissent difficilement réduire à des idées : c’était un formidable conteur et dialoguiste, qui disposait d’une vaste palette de moyens artistiques. Son premier roman publié, Génocides (1965) raconte un avenir apocalyptique dans lequel la terre sert de jardin à de lointains extra-terrestres dont la technologie élimine les hommes comme une simple vermine. Ce roman-catastrophe, raconté du point de vue d’un groupe de survivants, est une méditation terrible sur la vanité de la condition humaine (on pense à l’Ecclésiaste). Dans Casablanca (1967), il dissèque la lente déchéance d’un couple américain condescendant, alors que les États-Unis viennent d’être rayés de la carte par une apocalypse nucléaire. La Rive asiatique (1970) et Les Oiseaux (1971), autres nouvelles magistrales, déclinent chacune à leur façon les thèmes de prédilection de l’auteur : dans la première, un architecte séjournant à Istambul sombre peu à peu dans l’univers d’illusions dont il a longtemps clamé qu’il valait autant que la réalité ; dans la seconde, le lecteur assiste à l’agonie pathétique d’un couple d’oiseaux anthropomorphes littéralement subjugués par la pollution…

 

 

        À partir de la fin des années 1960 s’est fait jour une nouvelle dimension, qui pour demeurer discrète, allait devenir récurrente dans les livres de Thomas Disch. Selon ses propres dires, d’abord dans des poèmes, puis dans des nouvelles du cycle 334, et surtout dans Sur les ailes du chant (1979), il s’affirme comme le premier auteur de SF ouvertement gay. Il a précisé dans un entretien avec Paul Horwich (2001) : « Je suis gay moi-même, mais je n’écris pas de la littérature « gay » ». Et de rajouter : « J’étais ravi quand un livre intitulé Le Canon Gay est sorti, qui incluait Sur les ailes du chant. Je me suis dit : « Enfin, ils font attention à moi ! ». Et puis juste après, alors que l’auteur faisait la promotion de son livre, il a été quasiment battu à mort par des homophobes à Dublin. […] C’est la seule fois où quelqu’un a relevé : « oh !, c’est un écrivain gay ».
        Il y a dans cet entretien une attitude ambiguë de Disch, qui tout à la fois rejette ce label pour sa production littéraire, tout en regrettant que la thématique homosexuelle qui irriguait nombre de ses récits n’ait pas été reçue par ses lecteurs ou attiré un lectorat gay. À vrai dire, depuis 2001, la situation a sensiblement changé et l’on trouvera sur internet quantité de considérations sur le sujet, souvent recopiées d’une page à l’autre…
        De manière non équivoque — mais pas isolée pour autant — T. Disch a été l’un des premiers auteurs de SF a faire figurer des personnages importants ouvertement homos dans ses récits : Shrimp, lesbienne au premier plan de la longue nouvelle 334 (1972) ; Bing Anker, personnage homo du Businessman (1984) ; etc. Mais un Robert Silverberg en a fait presque autant dans L’oreille interne (quelque peu homophobe) puis surtout avec le personnage (positif) de Ned dans Le Livre des cranes (deux romans publiés en 1972 comme 334).
        À la différence de Samuel Delany, auteur d’ouvrages à la limite de la pornographie (The Tides of Lust, 1973 ; Dhalgren, 1975 ; Hogg, 1995), Thomas Disch a inscrit son expérience de l’homosexualité de façon extrêmement allégorique dans ses œuvres, et tout particulièrement dans celle dont c’est le sujet central : Sur les Ailes du chant (On Wings of Song, 1979). Patrice Duvic avait déjà remarquablement analysé le sous-texte gay de ce roman en 1981 :

Ce thème [de l’homosexualité] occupe une place primordiale dans Sur les ailes du chant que la critique new-yorkaise salua comme le Candide homosexuel.

Ce roman nous raconte la vie de Daniel Weinreb. Sa jeunesse dans l’Iowa d’abord, avec le retour de sa mère qui avait déserté le domicile conjugal pour apprendre à « voler » à New York, mais revient quelques années plus tard sans y avoir réussi.

La curiosité et bientôt l’obsession de Daniel pour tout ce qui touche au vol, dans un État puritain où celui-ci est interdit, en fera un être à part. « À l’âge de onze ans, Daniel se prit d’une passion pour les fantômes ; ainsi que pour les vampires, les loups-garous, les insectes mutants et autres envahisseurs bizarroïdes. Vers la même époque — et en grande partie à cause de leur goût partagé pour le monstrueux — il tomba amoureux d’Eugène Mueller... ». Eugène qui d’ailleurs n’hésitera pas à l’abandonner lors d’une escapade à Minneapolis, le laissant dans une situation qui le mènera dans un camp de travail sous l’accusation de « vente de journaux interdits dans l’État d’Iowa ».

À la sortie, Daniel retournera à l’école et finira par épouser Boa Whiting, la fille de l’homme le plus riche d’Iowa. En voyage de noces, ils s’arrêteront à New York et se rendront immédiatement dans les locaux de l’Agence Nationale pour l’Envol où se trouvent de petits studios munis de tout l’appareillage électronique pour faciliter le « vol ». Théoriquement, rien de plus simple que de voler : il suffit de chanter avec sentiment pour décoller, quitter son propre corps et devenir une fée, explorer les étoiles, se plonger dans la contemplation et l’extase mystique et revenir lorsqu’on le souhaite dans son corps que des machines se chargent de maintenir en vie. Boa, bien sûr, s’envolera immédiatement, mais Daniel, lui, restera cloué au sol.

Treize ans plus tard, Boa (un prénom significatif) n’a toujours pas réintégré son corps et, pour le maintenir en vie, Daniel, qui rêve toujours de voler et écrit des chansons, doit travailler dans un gymnase. Mais bientôt on lui offre un emploi d’huissier au Metastasio, le théâtre lyrique à la mode avec le revival du Bel Canto. Là, il devient l’objet des désirs d’Ernesto Rey, le plus fameux castrat de l’époque, qui le forcera à devenir un « phoney » en teignant sa peau en noir « à l’exception des joues de manière à ce qu’il puisse rougir » et à porter une ceinture de Chasse Gardée. Daniel accepte ces humiliations pour pouvoir continuer à payer l’entretien du corps de Boa. Il y gagnera d’apprendre à chanter et deviendra même une vedette avec le Succès de l’opérette Le temps des lapins jolis, sans toutefois réussir à voler.

Un roman qui n’hésite pas à accumuler les symbolismes. Le vol tout d’abord, métaphore sexuelle bien connue, où l’on se transforme en fée (en anglais « fairy » veut dire « fée » mais aussi est l’équivalent de notre « tante »). Ensuite la maîtrise du chant : les leçons qu’on propose à notre héros y sont toujours liées à une acceptation de l’homosexualité, que ce soit dans le camp de prisonniers ou plus tard avec Ernesto Rey. Enfin, le succès viendra avec un déguisement en petit lapin joli, succès qui d’ailleurs n’est qu’une acceptation de son échec. […]

                                                        P. Duvic, préface du Livre d’or de la science fiction : Thomas Disch,   
                                                        Presses pocket, 1981, p. 26-28.

 

        Un spécialiste pourrait certainement raffiner bien davantage cette analyse. Je ne serais pas étonné qu’existât déjà ou fût en gestation un travail savant qui décortiquerait méticuleusement la façon dont l’homosexualité est figurée dans les œuvres de Thomas Disch. J’ai l’intuition qu’il y aurait bien des choses à dire…

        Le lecteur patient aura compris au fil de ce texte l’une des raisons principales qui ont fait de Thomas Disch un compagnon de mon adolescence, en une époque où les figures homos dans les livres n’étaient pas aisées à rencontrer. Il y aurait eu pire compagnonnage que celui-ci, car lire et comprendre les œuvres d’un écrivain de cette sorte était une forme d’éducation de l’esprit. En revanche, je ne mesure qu’aujourd’hui, en le relisant, l’influence qu’il a pu avoir sur moi.

 

Ouvrages encore disponibles en français :

Sur les ailes du chant, Folio SF, 2001 (réédition).

Poussière de lune, Denoël, « Présence du futur », 1999 (nouvelles, rééd.).

(avec John Sladek), Black Alice, Rivages, « Rivages Noir », 1993 (roman policier).

Le Businessman, Denoël, « Présence du futur », 1985 (roman d'horreur).

L'Homme sans idées, Denoël, « Présence du futur », 1983 (nouvelles).

 

Ouvrages majeurs (dans l'ordre chronologique) :

1965, The Genocides, Berkley Books, N. Y. Trad. fr. : Génocides [OPTA, 1970 ; Robert Lafont, « Ailleurs & Demain classiques », 1977; J'ai Lu, 1983 ; Le Livre de poche, 1990]. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.

1967, Concentration Camp, London, Rupert Hart-Davis. Trad. fr. :Camp de concentration [OPTA, 1970 ; Robert Lafont, « Ailleurs & Demain classiques », 1978 ; J'ai Lu, 1983]. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.

1968. Under Compulsion / Fun With Your New Head, N.Y., Doubleday. Trad. fr. : Poussière de lune, Denoël, « Présence du futur », 1973.

1972. 334, London, MacGibbon & Kee. Trad. fr. : 334, Denoël, « Présence du futur », 1976. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.

1976. Getting into Death, London, Rupert Hart-Davis. Trad. fr. : Rives de Mort, eds Henri Veyrier, coll. «Off », 1978.

1979. On Wings of Song, London, Gollancz. Trad. fr. : Sur les Ailes du chant [Denoël, « Présence du futur », 1980 ; Folio SF, 2001].

1981. Le livre d'or de la science fiction : Thomas Disch, Paris, Presses Pocket. Anthologie réunie et présentéée par Patrice Duvic (épuisée hélas).

1982. The Man Who Had No Ideas, London, Gollancz. Trad. fr. : L'Homme sans idées, Denoël, « Présence du futur », 1983.

1984. The Businessman, London, Jonathan Cape. Trad. fr. : Le Businessman, Denoël, « Présence du futur », 1985.

1991. The M. D.: A Horror Story, N. Y., Harper & Collins. Trad. fr. : Le Caducée maléfique [Julliard, 1993 ; Presses pocket, « Terreur », 1999].

1994. The Priest : A Gothic Romance, N. Y., Millenium. Non traduit à ce jour.

1998. The Dreams Our Stuff is Made Of. How Science Fiction Conquered the World , N. Y., Simon & Schuster. Non traduit à ce jour.

1999. The Sub : A Study in Witchcraft, N. Y., Alfred Knopf. Non traduit à ce jour.

2005. On SF. Ann Arbor, University of Michigan Press. Non traduit à ce jour.

2008. The Word of God, N. Y., Tachyon publications, à paraître le 1er août 2008.

Liens :
Wikipédia
Le cafard cosmique
Biographie en français
Nécro dans The Guardian

Nécro dans le New York Times
Une interview très riche (en anglais)

"Remembering Thomas Disch" by Elizabeth Hand (la nécrologie la mieux informée)
En contrepoint, un discours violemment hostile par un "libertarien" assez déplaisant (mais c'est instructif)

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L'injonction hétérosexuelle (à propos d'Amoureux grave d'É. Brami et du Journal d'un garçon de C. Gutman)

Deux romans sortis récemment justifient ce titre paresseux et mal formulé. Je ne surprendrai personne en disant que les parents ont tendance à mettre la pression sur leurs enfants pour qu’ils affirment une attirance « saine et spontanée » pour les personnes de leur âge du sexe opposé. Il y a quelques décennies, avant la mal nommée « révolution sexuelle », ce genre de pressing concernait surtout les adolescents. Maintenant, cela commence dès l’enfance. Et j’ai tendance à croire que la visibilité croissante des homosexuels doit renforcer le phénomène, notamment quand les parents « se posent des questions » à propos de l’un de leurs enfants. Bien entendu, les modulations de ce phénomène sont grandes, et elles sont associées avec d’autres attentes, concernant cette fois l’identité de genre (qu’un garçon se conforme aux normes viriles, et les filles à la « féminité »). En revanche, c’est quelque chose d’extrêmement lourd à vivre dès lors que pour une raison ou une autre on ne se plie pas à l’exigence normative.

Amoureux grave d’Élisabeth Brami et Philippe Lopparelli (dans la belle collection « Photo roman » chez Thierry Magnier) et Journal d’un garçon de Colas Gutman (paru en « Médium » à L’École des loisirs) abordent ce thème avec des bonheurs divers. Les deux personnages de garçon n’ont pas le même âge (l’un est en terminale, l’autre en seconde), l’un se raconte alors que l’autre est collé aux basques par sa narratrice. En revanche, ils se prénomment tous les deux Paul et subissent la même crainte familiale parce que atypiques (même si l’on réalise que, ouf !, ils sont hétéros tous les deux).

    Élisabeth Brami n’a pas hésité à donner un patronyme terrible à son jeune héros : Daveine…

Parfois, il se disait qu’ils l’avaient bien cherché, ses parents, qu’ils avaient joué avec le feu, qu’ils avaient défié le destin. N’avaient qu’à pas lui coller des initiales pareilles, des initiales infamantes en forme d’injure, deux lettres pour passer sa vie à se faire humilier: P. D. Quand on osait refiler un tel fardeau à un pauvre môme qui n’avait rien demandé à personne, même pas demandé à naître, il ne suffisait pas de se saigner aux quatre veines ensuite pour éponger le truc.

C’était un jour, en plein goûter d’anniversaire, devant la famille au grand complet, que ça l’avait pris. Il venait de souffler ses neuf bougies. S’armant de courage, ou inconscient, il avait décidé de réclamer des comptes sur son prénom. Sûrement que la question devait le travailler depuis un bout de temps et qu’il s’était pinté au jus de pomme.

Depuis le CP, il avait bien compris l’ampleur des dégâts, grâce aux initiales calligraphiées par la maîtresse au-dessus de son portemanteau. Et les autres ne l’avaient pas loupé au passage.

Ce n’était qu’un début.

« Pourquoi vous m’avez donné un prénom qui fait “pédé”?»

Il avait cru qu’ils allaient tous disjoncter. Sa mère blanche comme la nappe: «Comment tu parles, Paul?! » La tante Hilda qui se marrait à l’autre bout de la table. Son grand-père en train de s’étouffer avec sa part de rituel fraisier maison.

Après un moment de stupeur, son père lui avait balancé l’explication de son air de curé défroqué: on lui avait refilé le prénom du jeune oncle Paul mort le même mois. (p. 14-15)

Au fil des premiers chapitres d’Amoureux grave, la barque se charge peu à peu : littéraire dans une famille de scientifiques, pas sportif et malingre, « couvé » par une mère dermatologue, réfractaire aux codes de son âge, le héros d’Élisabeth Brami a le profil parfait. Il lui faut de surcroît endurer le contre-exemple on ne peut plus conforme de Nicolas, son copain d’enfance. Face aux pressions, à l’anxiété, à la peur de décevoir, Paul répond avec un humour acide qui passe magistralement dans le style indirect libre de l’auteure :

Un jour, il le savait, il lui faudrait assumer tout cela, endosser le rôle du fils indigne, réussir à s’imposer en leur lançant en latin: « Mea culpa, les vieux! Homo homini lupus est» Mais avec la tribu Daveine, il aurait fort à faire : tous de tristes scientifiques et fiers de l’être. […] Tout était toujours une chaîne de cause à effet et de père en fils qu’on lui en voudrait à mort d’avoir brisée. Et comme ces gens-là n’avaient même jamais mis le nez dans les feuilles roses du Petit Larousse illustré, ils prendraient son Homo homini, comme un coming out. Ça le faisait rigoler. Il voyait d’ici leurs têtes ahuries: un pédé polyglotte étudiant en langues mortes ! La totale !

Une fois les présentations faites avec Paul, le lecteur entre dans le vif du sujet : un long week-end solitaire. Un mystérieux expéditeur lui envoie une photographie. L’imagination du héros s’emballe. Il répond par des poèmes. Un dialogue s’ébauche, texte pour image. Il rêve de la fille mystérieuse qu’il voit souvent dans son bus. L’échange fictif reproduit le dialogue entre les photographies de Philippe Lopparelli (insérées dans le corps du texte) et l’imagination d’Élisabeth Brami. Et le lecteur est mené en bateau par le livre comme Paul l’est par la personne qui lui envoie ces images. Certains passages sont assez crus, d’autres plutôt poétiques, le mélange des genres étant la règle.

La fin du roman donnant lieu à un dénouement en cascade, je ne peux pas trop en dire plus. Qu’il me suffise de préciser que j’ai beaucoup aimé ce livre, même si je n’ai pas été particulièrement surpris. Ce qu’É. Brami a particulièrement réussi est la figuration des affres et humeurs de son personnage, sur fond d’humour ravageur.

 

On retrouve des ingrédients similaires dans le Journal d’un garçon de Colas Gutman, même si je suis moins convaincu. Ce Paul-ci tient un journal, donc, assez drôle, qui lui donne maintes fois l’occasion de brocarder son père très beauf, son demi-frère à moitié demeuré, sa belle-mère « gratin dauphinois » et la faune de son lycée. La mère est loin, qui papillonne, téléphone, et s’intéresse exclusivement à la vie sentimentale de son fils. Seule sa sœur « Flo » suscite en lui une grande tendresse. Il fait du théâtre, lieu où il croise Lisa Tapir, une fille de terminale dont il est amoureux. Une de ses camarades de classe lui court après, dans un genre assez nymphomane. Lui se laisse un peu faire, et ce d’autant plus que son père et sa mère sont aux aguets de sa vie sentimentale.

La prose que Colas Gutman a prêtée à son personnage est extrêmement fluide, saccadée, avec un zeste de désinvolture très étudiée.

 

3 octobre

Je me fais une tartine. Je prends une douche (jet sur position 3). J’essaie un vieux 501 de Flo (« Petit-chat » pour les intimes), elle refuse de me le prêter : « T’as qu’à t’en acheter un. » Je remets mon jogging (le vert). Je me demande ce que ressentait Al Pacino avant de prendre un cours de théâtre.

Cédric se fait une tartine de confiture d’oranges amères (beurk). Ma belle-mère sautille devant sa hotte (serait-elle déjà enceinte ?). Flo, notre Petit-chat à tous, ronronne devant son bol de céréales. Finalement, la famille, c’est sympa.

[...]

Cours de français : je gratte ma table pour savoir si la couche de plastique supérieure se décolle.

Cours d’anglais : ma chaise n’est pas stable, je me balance en arrière et manque de me casser le coccyx.

Je me fais engueuler en plus parce que je fais du bruit.

Cours de français (encore) : j’ai l’emploi du temps le plus tarte de la terre. Chateaubriand, le mec à la sauce béarnaise, cède sa place à Victor Hugo. Je finis de décoller mon morceau de plastique.

SVT : Julien Lepers me parle, je ne l’écoute pas lorsque j’entends :

— C’est atroce, à part toi, je n’ai pas de copains.

Je lui réponds:

— Ce qui est atroce, c’est de me le dire. (p. 21-22)

Je suis sorti de cette lecture avec une humeur mitigée : c’est un roman malin, et qui portraiture avec astuce notre époque. Pour autant, au-delà du plaisir romanesque (qui est réel), je trouve ce texte presque trop confortable, et pour tout dire un peu téléphoné (sic !).

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Le Monde de Charlie (Pas raccord) de Stephen Chbosky

Stephen Chbosky, Le Monde de Charlie [trad: Bl. Longre], Sarbacane, « Exprim’ », 2012. (publié pour la première fois sous le titre Pas raccord en 2010). Édition originale : The Perks of Being a Wallflower, New York, MTV Books, 1999.

 

Charlie ou le jugement suspendu

Quand un roman raconte comment un adolescent traverse des expériences et mûrit, la critique est prompte à parler de « roman d’éducation ». Mais à ce compte-là, il y a peu de livres pour la jeunesse ou parlant d’elle qui échapperaient à cette dénomination, au risque de la vider de sens. Car il se joue souvent quelque chose de cet ordre, mais sans que ce soit forcément le composant central d’une histoire racontée. Les livres qui figurent les apprentissages tous azimuts d’un personnage et dont c’est le propos central ne sont pas si nombreux, surtout s’ils dramatisent ce tournant essentiel qu’est la sortie définitive de l’enfance.

Pas raccord est de cette sorte de livres : le récit d’une conscience qui se forge, une version contemporaine de ce qu’on appelle parfois Bildungsroman. Son auteur, Stephen Chbosky, a une expérience de psychothérapeute et de pédagogue, que l’on peut lire en filigrane dans la trame du livre, même si c’est un aspect qui peut demeurer complètement invisible pour la plupart des lecteurs. Aux États-Unis, où ce roman a été un gros succès de librairie, tout en déclenchant force scandales, les censeurs de la moral majority se sont surtout attardés sur la figuration de pratiques qui paraissaient scandaleuses dans un ouvrage à destination de la jeunesse : tabagisme, consommation d’alcool et de drogues, personnages homosexuels, contre-culture. Pourtant, c’était commettre un gigantesque contresens sur ce livre que de le lire comme une apologie des déviances (si tant est qu'on les perçoive comme telles). Car il vise aussi une forme de regard moral, mais d'un autre ordre.

Au centre de l'histoire, Charlie, narrateur du livre, qui adresse une cinquantaine de lettres à un destinataire anonyme. On ne peut pas parler de journal intime ni de roman par lettres : on est entre les deux. Au fil de ces missives, il raconte sa première année de high school (l’équivalent du lycée), durant laquelle a lieu son seizième anniversaire (le 24 décembre 1991). Autre entre-deux : l’histoire est extrêmement réaliste, chaque lettre est datée, et en même temps, nombre de détails sont laissés dans l’obscurité (on ignore où se passe l’histoire, et dans quel type d’environnement urbain). Pas raccord est très ancré dans une époque (le début des années 1990 aux États-Unis), mais son lieu incertain lui donne une dimension globale : cela pourrait se passer n’importe où dans une middle America, qui ne serait ni une métropole ni la province profonde. Là encore, on est dans un entre-deux...

 

Charlie est le benjamin d’une fratrie de trois, avec des parents plutôt sympathiques, une parentèle d’origine populaire et une existence lower middle class. Mais cet environnement familial est loin d’avoir un caractère dominant dans les préoccupations du héros-narrateur. Le livre s’ouvre sur la réminiscence de la mort d’un copain de collège, dont Charlie suspecte le suicide. Dans sa nouvelle vie, Charlie va se faire de nouveaux amis : un groupe de lycéens plus âgés que lui, parmi lesquels il va se trouver une place éminemment particulière.

Car Charlie est loin d’être un adolescent standard : très émotif (il pleure facilement), parfois violent, il affectionne surtout les positions effacées (ou en retrait). Le titre original rend d’ailleurs cela si on le traduit par « les joies de faire partie du décor » ou  « les avantages de faire tapisserie ». Spontanément, il se met en situation d’observateur, même si plusieurs personnages lui enjoignent de « s’impliquer » davantage. Mais cette position est aussi celle à partir de laquelle il puise la matière de ses lettres, où il déploie ses talents de chroniqueur faussement naïf. Superficiellement, il pourrait apparaître légèrement autiste, alors qu’il est au contraire on ne peut plus ouvert sur les autres, mais avec une façon tout à fait particulière de regarder le monde. Sa candeur procède pour partie d'un refus des idées toutes faites et des stéréotypes, attitude assez opiniâtre. Elle procède de sa réticence constante à préjuger des êtres et des situations.

Roman d’expériences, sinon d’expérimentations, Pas raccord l’est pleinement : durant cette année scolaire, Charlie se cherche des amis, tombe amoureux, expérimente des drogues, se met à fumer, flirte avec une fille, etc. — autant de jalons qui seraient parfaitement banals ou au contraire « choquants » ailleurs, mais qui prennent un relief particulier dans le rendu qu’il en donne. Car ce personnage a une façon faussement anodine d’évoquer les menus détails de sa vie : Charlie est un enregistreur, une caméra subjective qui semble donner à voir sans jamais porter de jugement sur ce qui est montré, ou si peu. Face à l’homosexualité de son ami Patrick ou à l’avortement de sa sœur, il ne se pose pas en juge. Il accompagne, il soutient, il enregistre. En cela, il est souvent une « éponge », comme le remarque son professeur d’anglais, bien davantage qu’un « filtre », même si l’apprentissage d’une certaine forme de jugement (mais si peu conformiste) fait partie du côté bildung du roman.

Patrick m’a raconté son histoire avec Brad, et maintenant je comprends pourquoi Patrick s’est pas mis en colère quand il a vu Brad danser avec une fille. Quand ils étaient en première, Patrick et Brad se sont retrouvés dans une fête avec les autres élèves branchés. (En fait, à cette époque, Patrick était une des stars du lycée; c’était avant que Sam lui fasse découvrir la vraie bonne musique.) Pendant cette fête, Patrick et Brad étaient tous les deux complètement soûls. En fait, Patrick dit que Brad faisait semblant d’être beaucoup plus soûl qu’il l’était vraiment. Ils étaient assis dans le sous-sol avec une fille qui s’appelle Heather, et quand elle est sortie pour aller aux toilettes, Brad et Patrick sont restés seuls. Patrick a dit que pour tous les deux, la situation était « gênante et en même temps excitante ». [...]

Au bout d’un moment, ils avaient plus de banalités à se dire, et ils se sont simplement regardés. Et ils ont fini par se toucher et faire des trucs au beau milieu du sous-sol. Patrick a dit que c’était comme si leurs épaules avaient été soulagées d’un énorme poids.

Mais le lundi, au lycée, Brad arrêtait pas de répéter : « Putain, j’étais trop bourré. Je me souviens plus de rien. »

Il l’a dit à tous ceux qui étaient à la fête. Il l’a dit des tas de fois aux mêmes personnes. Il l’a même dit à Patrick. Personne avait vu Patrick et Brad faire des trucs ensemble, mais Brad arrêtait pas de le redire quand même. Le vendredi d’après, il y a eu une autre fête. Et cette fois, Brad et Patrick étaient pas « bourrés », mais « défoncés », même si Patrick a dit que Brad faisait semblant d’être plus « défoncé » qu’il l’était vraiment. Et ils ont fini par se toucher et refaire des trucs. Et le lundi, au lycée, Brad a fait pareil :

« Putain, j’étais trop défoncé. Je me souviens plus de rien. »

Ç’a duré comme ça pendant sept mois. Au point que Brad se défonçait ou se soûlait avant d’aller à l’école. C’est pas comme s’ils faisaient des trucs au lycée. Ça, c’était seulement pendant les fêtes, le vendredi soir. Mais d’après Patrick, Brad arrivait même pas à le regarder dans les couloirs, encore moins à lui parler. Et c’était difficile pour Patrick, parce qu’il aimait beaucoup Brad.

Quand l’été est arrivé, comme Brad avait plus à se soucier du lycée ou du reste, il s’est mis à boire et à se droguer encore plus. Il y a eu une énorme fête chez Sam et Patrick, avec des gens moins branchés. Quand Brad s’est pointé, tout le monde a été très excité de le voir parce qu’il était branché, mais Patrick a pas expliqué pourquoi Brad était venu à sa fête. Quand la plupart des gens sont partis, Brad et Patrick sont allés dans la chambre de Patrick. C’est cette nuit-là qu’ils ont couché ensemble pour la première fois.

[...] Brad arrêtait pas de pleurer. Il voulait même pas que Patrick le prenne dans ses bras, ce que je trouve plutôt triste, parce que si je couchais avec quelqu’un, j’aurais envie de prendre cette personne dans mes bras. Finalement, Patrick a remonté le pantalon de Brad et lui a dit :

— Fais comme si t’étais tombé dans les vapes. [...]

Finalement, Patrick a appelé les parents de Brad, parce qu’il était trop inquiet. Il leur a pas expliqué pourquoi, il leur a juste dit que Brad était vraiment mal en point et qu’il fallait le ramener chez lui. Alors les parents de Brad sont venus et, avec quelques garçons, dont Patrick, son père l’a porté jusqu’à sa voiture. Patrick ne sait pas si à ce moment-là, Brad dormait vraiment (mais s’il faisait semblant, il était plutôt bon comédien). Les parents de Brad l’ont envoyé en cure de désintoxication — son père voulait pas qu’il rate l’occasion de décrocher une bourse grâce au foot. Patrick l’a plus revu de tout l’été. Les parents de Brad ont jamais capté pourquoi leur fils se droguait ou buvait tout le temps.  (p. 65-69 ; les coupes sont de moi, par scrupule à l'égard de l'éditeur.)

Pas raccord n’est en aucun cas une succession de tableaux statiques : divers plans narratifs coulissent tout au long du récit (l’histoire d’un groupe d’amis, les tribulations de la fratrie, les études de Charlie, ses difficultés psychologiques), avec nombre de rebondissements et, aussi, de ressauts prévisibles. Pour autant, on est aux antipodes d’une histoire scénarisée sur le mode du feuilleton. On n’est pas chez Armistead Maupin ou Mark Haddon. La matière du narrateur est faite d’événements ordinaires, qu’il raconte de manière étrangement dense. Toutes proportions gardées, la texture du livre me rappelle les analyses de Nabokov sur Anna Karénine : « Les lecteurs appellent Tolstoï un géant de la littérature […] parce qu’il est toujours exactement de notre taille, qu’il marche exactement à notre pas, au lieu de passer loin de nous comme le font d’autres auteurs » (Littératures 2, p. 221). Il me semble que ce qui fait le charme de Pas raccord est un peu de cet ordre.

Stephen Chbosky a par ailleurs réussi à trouver une langue parfaitement réaliste pour son personnage : dénuée d’effets, presque blanche, elle ordonne le monde avec le vocabulaire et les possibilités de compréhension d’un adolescent qui n’a rien d’un singe savant. D’ailleurs, peu à peu, des mots nouveaux et des idées viennent élargir la compréhension de Charlie et affiner son regard sur le monde. En revanche, S. Chbosky ne cède jamais à la tentation de prêter à son héros-narrateur des traits d’esprit ou des analyses qui trahiraient un regard d’adulte (comme c’est souvent le cas ailleurs, y compris dans des romans très réussis). Ce parti-pris renforce la crédibilité de Charlie comme personnage, y compris dans ses naïvetés.

Blandine Longre a su remarquablement rendre en français la tonalité de l’original, sans jamais céder à la tentation de « faire joli ». Sa traduction est très scrupuleuse, de sorte qu’on ne perd (quasiment) rien de l’original à lire Pas raccord (sauf le titre !). Elle n’a pas non plus cherché à « franciser » le cadre, comme c’est trop souvent le cas dans la littérature jeunesse. Dans le mélange d’altérité et de proximité que suscite la voix singulière de Charlie, la culture américaine représente un écart supplémentaire pour le lecteur français, mais je ne pense pas que ce soit gênant, au contraire, compte tenu de la relation complexe à laquelle nous sommes invités (étant les destinataires de fait).

Si Pas raccord a connu une telle audience aux États-Unis, c’est sans doute en raison de ce personnage, qui tout à la fois nous tend un miroir — où il est possible d’inscrire tant d’interprétations différentes —, tout en existant fortement comme conscience (hésitante, souvent blessée, éminemment attachante). Sans oublier un humour comme voilé, si discret qu’il passe facilement inaperçu.

Aujourd’hui, le temps était tellement chouette que ça m’a pas dérangé d’aller au lycée. Y a des jours comme ça. Le ciel était couvert de nuages et l’air était si doux qu’on se serait cru dans un bain d’eau chaude. Je crois que je m’étais jamais senti aussi propre. Quand je suis rentré à la maison, j’ai dû tondre la pelouse pour me faire de l’argent de poche, et ça m’a pas embêté du tout. J’ai juste écouté la musique, respiré l’air, et je me suis souvenu de trucs. Des trucs comme se promener dans le quartier et regarder les maisons, les pelouses et les arbres tout pleins de couleurs et se dire qu’avoir ça, c’est suffisant parfois.

Je connais vraiment rien au zen ou aux trucs que les Chinois ou les Indiens font dans leur religion, mais une des filles qui étaient à la fête, celle qui a un tatouage et un piercing au nombril, elle est bouddhiste depuis le mois de juillet et elle parle quasiment que de ça (sauf peut-être quand elle se plaint du prix des cigarettes). Je la vois des fois à l’heure du déjeuner, quand elle fume avec Patrick et Sam. Elle s’appelle Mary Elizabeth.

Bref, Mary Elizabeth m’a expliqué qu’avec le zen, ce qui compte, c’est que tu es relié à tout ce qui vit sur Terre. Tu fais partie des arbres, de l’herbe et des chiens. Des trucs de ce genre. Elle m’a même expliqué que son tatouage symbolisait ça (mais j’ai oublié pourquoi). Du coup, je me dis que le zen, c’est un jour comme aujourd’hui, quand on fait partie de l’air et qu’on se rappelle des trucs. (p. 64-65)

Au-delà de son réalisme et de son empathie extraordinaire, Pas raccord est aussi un livre joueur, subtilement humoristique, et qui dissimule un peu partout de petits détails anodins qui trouvent par la suite un réemploi — éventuellement sur un mode majeur. On peut le lire avec une naïveté proche de celle de Charlie ou au contraire y décrypter une réflexion adulte maquillée derrière une narration adolescente. Cette pluralité de possibles s’ajoute à toutes les autres richesses de ce roman-miroir.

Vivement conseillé.

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Un jour cette douleur te servira, de Peter Cameron (mise au point)

En janvier, j'ai posté un blog sur un roman que j'avais lu en anglais (Someday, This Pain Will Be Useful To You de Peter Cameron) et beaucoup aimé. J'ai découvert hier de façon tout à fait incidente que le livre avait été traduit depuis en français, aux éditions Rivages, par Suzanne Mayoux (déjà à l'oeuvre sur les quatre romans précédemment parus en français). En revanche, l'information était pour le moins fluctuante au départ : sur le site de l'éditeur, le livre s'appelait Le Garçon entortillé ; sur certains sites de vente en ligne, c'est un titre plus conforme à l'original, Un jour cette douleur te servira, mais avec une date de parution en mars 2008 !

En fait, il semblerait (après moults recoupements) que le livre est sorti le 14 mai, en définitive, et qu'il s'intitule effectivement
Un jour cette douleur te servira. Il est donc disponible depuis une quinzaine de jours, et l'on trouve déjà quelques commentaires. Une chose totalement aberrante circule, inspirée par la prière d'insérer, qui affirme : « le dernier roman de Peter Cameron offre une version moderne et urbaine de ce que l’on appelle le roman d’éducation ». Eh bien, je le dis tout net, voilà une étiquette qui ne va pas du tout !  Ce roman n'a rien à voir avec ce qu'on entend par Bildungsroman (un genre très connoté) et l'on ne saurait dire que l'histoire nous montre une « éducation » ou un « apprentissage » quelconques ! En plus, la durée des événements racontés (même pas un été) ne permettrait pas de figurer quelque chose de ce genre...

Bref, encore une idée bêta qui va ressortir à toutes les sauces. Pareil pour la sempiternelle comparaison avec L'Attrappe-coeurs de Joseph Salinger. Pourquoi faut-il que l'on s'accroche toujours aux mêmes stéréotypes, au lieu de rechercher ce qui fait la musique singulière d'un livre ?

 

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Journée mondiale contre l'homophobie

Aujourd'hui a lieu la journée mondiale contre l'homophobie. A cette occasion, SOS-homophobie publie son rapport annuel 2008 (qui concerne l'année 2007), assorti d'une synthèse d'une exceptionnelle Enquête sur la lesbophobie, qui a demandé des années de travail. Le Rapport coûte la modique somme de 10 euros et la Synthèse huit. Les acheter, outre le soutien à l'association, c'est se donner les moyens de prendre la mesure de discriminations dont on ne réalise pas toujours l'ampleur. Comme le signalent dans la préface Jacques Lizé et Marion Lemoine (co-présidents de l'association), SOS-h. a encore enregistré plus de 1260 témoignages l'an passé. Et encore ne s'agit-il que de la partie émergée de l'iceberg. On ne sait rien de tous ceux qui n'osent pas témoigner, ou ne savent pas qu'ils peuvent le faire, voire même se reprochent à eux-mêmes d'être lesbienne, gay, trans...

Les témoignages sur la ligne ont une géographie : Île de France, pourtour méditerranéen, Nord-Pas de Calais, métropoles. Elle se calque sur les principaux foyers de peuplement et les principales concentrations urbaines, mais avec toutefois des spécificités socio-culturelles : le midi (tout particulièrement méditerranéen), et les zones déshéritées (le Nord et la Lorraine, les banlieues à problèmes), où les manifestations d'homophobie semblent particulièrement virulentes. Pourtant, on aurait tort de sous-estimer ce qui peut se passer en milieu rural, où le contrôle social et l'impossibilité de l'anonymat compliquent singulièrement les situations, et des formes d'homophobie plus sophistiquée (et moins voyante) que l'on rencontre dans des lieux ou des groupes à priori favorisés (aspect qui échappe malheureusement à l'objectivation).
Le
Rapport enregistre 132 aggressions physiques en 2007 : bousculades, coups, crachats, meurtres... Entre janvier 2002 et janvier 2008, ce sont 14 personnes qui ont été assassinées parce qu'elles étaient homosexuelles. Les auteurs signalent que les victimes sont toujours des hommes, souvent âgés, tandis que les aggresseurs sont presque toujours de jeunes adultes (moins de 26 ans). Seules 7 affaires ont eu des suites judiciaires, 4 sont en cours d'instruction et 3 n'ont eu aucune suite !
Un certain nombre de thèmes et d'univers sociaux sont abordés : commerce, école, famille, justice, lesbophobie, politique, travail, voisinage, etc. Deux domaines me semblent socialement préoccupants : le milieu scolaire, où l'on est loin d'avoir un travail de sensibilisation équivalent à ce qui existe pour le racisme, avec des problèmes multiformes, même si la prise de conscience des adultes (enseignants, administrations) s'est nettement améliorée. Et le monde du travail, où l'homosexualité, supposée ou extorquée, ocasionne des problèmes sans fin de discriminations (refus de promotion, mise au placard, voire pire), harcèlement, etc.

L'Enquête sur la lesbophobie (évoquée dans Libération hier
) se base sur un questionnaire diffusé à la charnière de 2003 et 2004, qui a obtenu près de 1800 réponses et a fait l'objet d'un traitement statistique. La particularité de la lesbophobie est que bien souvent elle s'exprime par un déni de la sexualité lesbienne, notamment de la part d'hommes, convaincus que c'est une affaire d'insatisfaction sexuelle. Cela occasionne des comportements collants, souvent à la limite de la bestialité. Bien souvent, comme le souligne les rédactrices (et le rédacteur) du rapport, la lesbophobie revêt des formes plus sournoises que son corollaire à l'encontre des hommes. "La lesbophobie, empreinte de sexisme, avance rarement à visage découvert, surtout lorsqu'elle provient d'amis ou de la famille", écrivent-elles.  La violence est moins présente, en revanche les préjugés sont terriblement pesants, avec le cortège de clichés, de réflexes de commisération - qui est une forme de mise à distance -, sans parler de répercussions très négatives dans le monde du travail, la santé (gynécologues refusant de soigner des patientes lesbiennes...), la justice (garde d'enfants issus d'un couple hétérosexuel), etc.
De tout cela procèdent souvent un "mal-être", un emmurement dans la solitude, et autres souffrances qui peuvent avoir des conséquences plus ou moins graves. Si les atteintes directes sont moindres que dans l'homophobie visant les gays, les atteintes indirectes ne sont pas moins préoccupantes.
Pour celles et ceux que le sujet intéresse, je recommande aussi le petit livre de Stéphanie Arc, Les lesbiennes, ed. le cavalier bleu, coll. "idées reçues".


Tout ceci n'est pas très amusant, ni très optimiste. Je suis de ceux qui pensent qu'il y a plutôt un mieux continu depuis 1981. Mais on est encore loin de la situation digne d'une démocratie et d'une société éclairées.

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Absolute Brightness de James Lecesne

James Lecesne, Absolute Brightness. New York, Harper Teen, Laura Gerringer Books, 2008.

 

Ce roman pour la jeunesse est sorti aux États-Unis au début du printemps 2008. James Lecesne, artiste multi-cartes, est surtout connu pour son activisme en faveur des jeunes homos (ou plutôt : les “lesbian, gay, bisexual, transgendered and questioning teens”, comme il est précisé dans le prière d’insérer). Il a fondé la Trevor Helpline, une ligne de prévention pour les tentatives de suicide des ados LGBTQ.

Pour autant, Absolute Brightness n’est ni de près ni de loin un roman éducatif. C’est un récit truculent, dont la nature change peu à peu, pour basculer lentement dans le drame. Je l’ai refermé il y a plus de deux mois maintenant, mais j’ai le souvenir d’en être sorti remué. Le livre a l’aspect matériel d’un bloc de 470 pages, mais chacune ne renferme pas énormément de signes. C’est un faux pavé, mais un bloc d’émotions.

Phoebe, la narratrice, a quinze ans au début du roman. Elle vit avec sa sœur aînée Deirdre et sa mère, Ellen, qui tient un salon de coiffure, à Neptune (New Jersey). Les parents sont divorcés, mais l’héroïne garde un souvenir confus des circonstances. James Lecesne l’a dotée d’un humour truculent, qui fait particulièrement mouche dans les premiers chapitres du roman. Tout commence lors de courses en famille, quand la mère annonce à ses filles l’arrivée d’un cousin âgé de presque 14 ans, qui est en fait le fils adoptif de leur oncle, lequel ne sait quoi faire d’un gamin dont la mère vient de mourir. Phoebe et Deirdre voient d’un très mauvais œil l’irruption de cet intrus dans leur cocon familial.

For the next few days Deirdre and I lived in a state of suspended disbelief. Everything went on as it always had, and we tried not to think about the fact that life, as we had known it, was about to end. No one mentioned that a stranger, a boy, an uninvited guest was about to take up residence in our home, and no one uttered his name. We just went about our business. Looking back on it now, however, I realize that even if we had been ready to receive the imagined Leonard Pelkey into our midst with open arms, we still wouldn’t have been prepared for the shock of that almost-fourteen-year old boy who stood in our living room that first day.

Leonard was wearing Capri pants (pink and lime-green plaid) and a too-small T-shirt, which exposed his midriff. He wore a pair of shoes that were more like sandals set atop a pair of two-inch wooden platforms. Both ears were pierced, though only one chip of pale blue glinted from his left lobe. He carried what looked like a flight attendant’s overnight flight bag from the 1960s: The strap was hitched over his shoulder, lady style.

“Ciao,” he said to me as he smiled and held out his hand.

I took hold of his delicate fingers and gave them a quick shake, while internally rolling my eyes. He was way too different. Don’t get me wrong. I like different. I am different. But when different goes too far, it stops being a statement and just becomes weird. I made up my mind right then and there that he and I would not be getting that close, and as a way of making my point, I turned on my heel and got out of there as fast as I could without knocking anything over.

From the dining room I could watch Leonard’s reflection in the large gilt mirror that hung over the sofa on the far wall. He didn’t see me, not at first; he was too busy entertaining my mother, telling her stories about his journey, talking about what he had eaten on the plane, who he’d spoken to, pulling out the contents of his flight bag and then explaining where he got everything, including the bag itself. I thought he’d never shut up.

“They gave me the bag on the plane, because the air hostess said I was the most entertaining young person she’d met in a long while. It’s vintage. I told her if she was any nicer, I’d have to do my Julie Andrews impression for her. She was like, Who’s Julie Andrews? I was like, Are you kidding me?”

 I was not in the least interested in what he was packing or what impressions he could pull off, but I was certainly intrigued by his appearance. He was like a visual code that was at once both a no-brainer to figure out and impossible to decipher. I mean, it wasn’t just the fact that he was obviously gay. Please, I’ve watched enough TV to not be shocked by swish behavior. But there was something about Leonard that seemed to invite ridicule. Like he was saying, Go on, I dare you, say something, mention the obvious. The incredible thing was that no one said a word. Not Deirdre. Not Mom. And since I was out of the room, not me.

Leonard had a narrow face with plain Midwestern features. His mouth was tiny and unremarkable except for the fact that it was always in motion. A few freckles dotted the bridge of his nose and looked like they had been painted on for a musical performance in which he was to play a hillbilly. If it hadn’t been for his eyes, two green pinpoints of flickering intensity, you might have missed him entirely. They were so bright, they made his whole head seem bright and biggish, sitting atop a narrow set of shoulders. His eyes were what held him in place, as if the sharpness of his gaze made him appear more visible to others, more present. The way those eyes could dart about the room and fit from surface to surface made it seem as though his life depended upon his ability to take in every single detail, assess every stitch of your outfit, calculate the distance to each exit and the time it would take to get there. He did have the most adorable eyelashes I’d ever seen on a boy, long and silky and dark; but then he may have been wearing some product. [p. 14-17]

Bien que la narratrice soit un personnage sympathique, son rapport à Leonard est durablement marqué par la gêne qu’elle éprouve devant les aspects flamboyants du garçon, et une sorte de rancune tenace à l’encontre de son irruption. C’est d’ailleurs l’un des aspects les plus intéressants du livre que de nous suggérer la mue de Phoebe, au contact de ce cousin non désiré.

Bavard, tour à tour hâbleur et timide, définitivement hors norme, Leonard bouleverse rapidement l’existence de son nouvel entourage. Cela donne lieu à des épisodes burlesques, même si les côtés très queer du personnage vont rapidement l’exposer à un harcèlement sinistre. Pourtant, au-delà de ses manières stéréotypées, il possède un don pour mettre en valeur les femmes, et notamment celles qui fréquentent le salon de la mère de Phoebe. Ainsi, dans un même mouvement, il devient la coqueluche des dames d’un certain âge et la cible d’un bashing hargneux. C’est un être à deux faces, solaire et magicien quand il peut exister, fragile et terrorisé face à ses persécuteurs.

        Et puis, à partir du chapitre huit (p. 145), Leonard disparaît. Un tiers seulement du livre a passé. Le second tiers raconte l’attente lourde d’angoisse et les interrogations des personnages, alors que des recherches sont organisées pour retrouver l’adolescent et que Phoebe a une aventure avec un bad boy prénommé Travis. À cette occasion, elle découvre aussi des secrets de famille qui la font brutalement grandir. La dernière partie finit de mettre à jour l’envers du décor, quand Phoebe recolle peu à peu les pièces du puzzle, assistée par un personnage de Miss Marple à la retraite (que James Lecesne caricature gentiment).

Toute la partie intermédiaire est tenue en haleine par un suspense qui n’a rien à voir avec les procédés de roman d’aventure : par l’entremise de sa narratrice, l’auteur fait jaillir une angoisse assez lourde, qui fait contraste avec l’indifférence crasse de personnages secondaires. En quelques chapitres, il avait rendu extrêmement attachante cette figure d’adolescent prodige, fragile, un peu ridicule et pourtant résilient et ouvert. Le retirer brutalement de la narration crée un vide qui confine à l’absurde et au scandale. Et je pense que c’est un effet délibéré : James Lecesne a voulu engendrer chez son lecteur un phénomène de mimétisme, un sentiment de perte, dont la traduction première est l’évanouissement de Leonard. En ce sens, Absolute Brightness est une très belle figuration du vide, ou du vertige de l’absence.

De belles âmes trouveront sans doute que la langue de Phoebe est familière, voire parfois triviale. En ce sens, le roman s’inscrit tout à fait dans une inspiration réaliste, même si l’accumulation de phénomènes extraordinaires rappelle la veine feuilletoniste des premiers volumes des Chroniques de San Francisco ou les sagas familiales de Patrick Gale (Rough Music). Pourtant, l’âpreté croissante du récit et une dimension sociale marquée (la vie provinciale de Neptune est adroitement évoquée, sans condescendance ni concessions) font que ce roman n’est en rien un conte ou une fable.

 

Note ultérieure (5 mars 2016) : James Lecesne est également l'auteur d'une très belle longue nouvelle (novella) intitulée Trevor (2012). Ce qui fut initialement un personnage fictif, qui inspira le Trevor Project, puis un court-métrage (1995), est devenu un texte dix-sept ans plus tard. N'hésitez pas à le lire : le niveau de langue en anglais n'est pas très difficile.

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Anachroniques ?

Je n'ai guère le temps de rédiger des posts en ce moment, et j'en suis vraiment désolé. Si tout se passe comme je le souhaite, j'aurai bientôt plus de disponibilité...
 
J'ai fini un gros pavé pour les ados, Absolute Brightness de James Lecesne, il y a déjà une semaine. J'en rendrai compte dès que possible. J'attends avec impatience la sortie de la traduction par Blandine Longre de The Perks of Being a Wallflower de Stephen Chbosky (titre français : Pas raccord, publié aux éditions Sarbacane). Entre les deux quelques déceptions : Foot foot foot de Denis Lachaud, A mort l'innocent d'Arthur Ténor et (déjà mieux) Acte II de Michel Le Bourhis...
 
Foot foot foot est un roman pour les 8-10 ans (à peu près) d'un intérêt très limité : c'est l'histoire d'un garçon qui vit avec ses deux mamans et son frère, et qui est très heureux. La couverture, avec son graphisme très fifties, est un mauvais présage. Il n'y a quasiment pas d'intrigue. C'est une oeuvre de prosélytisme qui "démontre" que les enfants grandissant dans une famille homoparentale sont heureux et normaux. Je n'avais pas besoin d'être convaincu, mais pourquoi pas à la limite, si le livre en valait la peine ? L'ennui, c'est que ça n'a aucun intérêt littéraire, ou même simplement romanesque. L'auteur a attribué diverses caractéristiques à quelques personnages et se contente de les décliner en un tableau statique. La langue est d'une platitude désespérante. Pourtant, Denis Lachaud a écrit un joli premier roman, J'apprends l'allemand. Après la déception du suivant, j'avais cessé de m'intéresser à sa production. Les sinistres duègnes du site choisirunlivre m'ont donné envie de lire celui-ci. Mal m'en a pris. On dirait un livre en carton-pâte, morne et sans attraits.
 
A mort l'innocent est aussi une oeuvre militante, et là encore je me sens en porte-à-faux. C'est l'histoire d'un instituteur qui arrive dans un petit village en 1965. Il est immédiatement l'objet de ragots, car il a un genre peu ordinaire. Bref, certains le suspectent d'être un "pédé". Mais c'est un formidable enseignant et Rémy, le-héros-qui-se-souvient, se rappelle son émerveillement ingénu devant ce maître d'exception. Mais une tragédie survient : un copain du héros est retrouvé mort. Les soupçons se portent immédiatement sur l'instituteur. Le piège se referme peu à peu sur lui. On s'enfonce dans une situation de plus en plus ignominieuse, de plus en plus injuste. Mais Rémy, que l'on dirait sorti d'un roman pour la jeunesse de cette époque-là, a décidé de mener sa propre investigation. Notre enquêteur en herbe, contre les préjugés mesquins, va se lancer à l'assaut des évidences.
C'est peu dire qu'il est difficile d'être en désaccord sur le fond avec la dénonciation des "villages sans prétention" où se font les "mauvaises réputations". Mais dans un style qui pastiche inconsciemment une littérature jeunesse d'un autre âge, cela donne un résultat on ne peut plus décevant. Au reste, la situation est particulièrement manichéenne et l'écriture pour tout dire un peu niaise, avec ses moments de poésie à la Maurice Carême. L'histoire oscille entre le point de vue de Rémy-enfant et des incursions dans la psyché ou le vécu des adultes. L'ensemble est mal ficelé, avec des partis-pris techniques pas terribles. J'ai presque honte de dire du mal d'un livre animé par de si louables intentions, mais ça a quel intérêt, de ternir un beau sujet par de la prose fade ?
 
Michel Le Bourhis a l'avantage d'une réelle écriture et d'un indéniable sens romanesque. Acte II entrelace les trajectoires d'un adolescent emprunté, Vincent Michel, et d'un enseignant-homme de théâtre échoué au lycée d'Avranches, Frédéric Simot. Le jeune homme est un écrivain en herbe, curieux de littérature et qui s'éveille au désir des filles. Le professeur a été muté précipitamment dans le lycée quelques années auparavant. Il mène une existence monacale, entre son job et sa passion (la mise en scène). C'est un solitaire intempestif, souvent féroce, exigeant avec les autres.
Curieusement, les deux trajectoires ne font que se frôler. Le livre refermé, j'en étais encore à me demander ce qui avait motivé l'auteur à superposer ces deux histoires qui ont si peu à se dire. Ou alors était-ce précisément cela que Michel Le Bourhis avait voulu figurer : une rencontre avortée ? Certains détails maladroits laissent à penser que l'auteur a transposé dans un contexte contemporain une histoire vécue quelques décennies plus tôt (dans les années 1980 ?) en habillant le décor d'ustensiles d'aujourd'hui. Pourtant, certains éléments sont d'un autre temps : que voici une petite troupe d'élèves de seconde d'un lycée de province qui communient dans la passion des livres, et notamment de Britannicus de Racine. Quelle jolie idée de fiction. Il ne s'agit pas pour moi de suggérer que les élèves d'aujourd'hui ne pourraient pas s'emballer pour une tragédie classique. C'est le déroulé de la situation qui est peu plausible ici.
Pour le reste, j'aime assez l'écriture de Michel Le Bourhis, qui manifeste une certaine maîtrise (même si certains élans poétiques sont parfois un poil appliqués). J'aime vraiment bien son plus récent (et gay) Il y a des nuits entières (paru en 2006, soit cinq ans après celui-ci), que je n'ai jamais vraiment chroniqué. Une autre fois ?

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Stray de Sheri Joseph

Sheri Joseph, Stray. San Francisco: MacAdam & Cage, 2007.


Publié en février 2007 (même si le copyright indique 2006), Stray est le deuxième roman de Sheri Joseph. En général, le terme qui fait titre est utilisé comme adjectif pour signifier l’errance et l’abandon : a stray dog, a stray teenager, etc. On pourrait donc suggérer une traduction comme À l’abandon ou Le garçon déchu (mais ce second titre est un peu trop sensationnaliste). Dans une interview, l'auteur suggère de considérer ce mot comme une contraction de straight et gay, emblématique de l'un de ses personnages ! En tout cas, il importe de signaler que le livre fait suite à Bear Me Safely Over (Prends moi par la main) dont il est le sequel, comme diraient les scénaristes. D’ailleurs, je conseillerais plutôt de commencer par le précédent avant d’entamer la lecture de Stray. De la même façon, je recommande à ceux de mes lecteurs qui n’ont pas lu Bear Me Safely Over (en français ou en anglais) mais qui souhaiteraient le faire de ne pas aller trop loin dans la lecture de ce post, au risque de voir éventés un certain nombre de rebondissements que l’on peut avoir du plaisir à suivre au fil de la lecture. 

Car Sheri Joseph est indéniablement une romancière, avec ce que cela implique de plaisir immédiat dans l’exposition progressive d’une histoire. On retrouve deux personnages essentiels de Bear Me Safely Over : Paul Foster et Kent McKutcheon, qui forment un triangle avec Maggie (Magdalena) Schwartzentruber, personnage nouveau dans la « saga » de Paul et Kent. Alors que le roman précédent était choral, avec une temporalité compliquée et des narrateurs multiples, celui-ci est d’une simplicité évangélique. Il se déroule quasiment en continu durant six mois, lors de la dernière année de college (premier cycle universitaire) de Paul Foster. Le livre s’ouvre et se ferme par un épisode de week-end en Floride, partagé par les deux personnages masculins, dessinant une sorte de parenthèse dans leurs existences respectives.

It was a compulsion: at every mile marker they passed on the drive to Florida, he flicked his wedding band with a thumb nail. He kept his eyes on the road. Paul’s voice was a soft continuous monologue from the passenger seat, remarking on the landscape, laughing, luring him by slow degrees into remember and we’ve always and us and our, and by the time they reached the gulf-side condo where they would spend the weekend, the sound of that voice had curled up to purr in Kent’s ear, louder than the waves eight floors below their rooms. He felt it as a vibration from within his own body rather than without, now that Paul had gone out on the balcony to look down at the beach. 

Standing in the dim interior of someone else’s vacation home — a living room with glass-topped tables and pastel furniture and framed square prints of seashells on the walls — he gave the ring a twist. Outside, Paul’s blond head was crowned in a brilliance of late-day sun, his hands braced on the wrought-iron rail, and the same chill wind that carried through the open doorway the faint shouts of children and gulls ruffled the shirt along Paul’s shoulders and flattened it to the lean contours of his torso. He was twenty-one. In three years, it seemed he had changed little, same downy stem of a neck and stuck-out ears flushed deep pink along the rims. If an inch taller now, broader in the shoulder, his body was still cut as much for Peter Pan as for Hamlet, the role he claimed to have played in a college production the year before. But he was not the pliable thing that had lived in Kent’s imagination over the missing time, and it was good to have a minute to adjust to the reality of him — Paul, there, in his willful and difficult flesh. 

Probably he was waiting to be coaxed back inside. One foot was hooked behind the other, his face canted toward the beach where there were only a few off-season tourists like themselves —couples strolling the winter sand, a family or two on blankets. Children, yearning for a chance in swim, dashed in test the surf with their toes again, and again, though it was January and they must have known the water would never be warm enough. 

Kent tuned to the inner vibration that made his empty hands at his sides quiver. It sounded like wrong, wrong, wrong, timed to Paul’s steps as he returned inside. To be here was to be already out of control. But he had a plan, insubstantial and fine as a wire. To indulge. To remain detached. 

“You’re married,” Paul said. They were kissing, fumbling with buttons. 

“I know that.” (incipit, p. 1-2)

Stray se déroule donc trois ans après la fin de Bear Me Safely Over. On découvre très rapidement que les deux héros se retrouvent au début de ce nouveau roman bien longtemps après une séparation très douloureuse : Paul a quitté Kent alors qu’ils vivaient en couple à Athens (en Géorgie). L’un puis l’autre ont finalement élu domicile (ou trouvé refuge ?) à Atlanta. Paul a entamé des études de théâtre auprès de Bernard Falk, un lointain disciple de Stanislavskiï, dont il est devenu l’amant puis le protégé. Kent, quant à lui, a rencontré Maggie, et auprès d’elle, il a retrouvé une existence plus conforme à son idée de la vie. Il a renoncé à sa carrière de guitariste et travaillote, davantage concerné par sa vocation d’homme au foyer. Maggie, elle, est avocate, et a dévoué sa vie à défendre les condamnés à mort. Elle appartient à l’église Mennonite, une dénomination assez proche des Amishs, à cette différence majeure que les Mennonites sont « dans le monde » et ne refusent pas la modernité. Maggie est un personnage extrêmement attachant, qui me rappelle Sidra Ballard.

In the kitchen, Lila handed her a loaf wrapped in foil and red ribbon, still warm, along with a second in plain foil. “That one’s for you,” she said, of the ribbonless package. “To take home to your poor starving husband.” 

Maggie set them on the counter. “Wow, check out the cut!” Two-handed, she reached over her sister’s seven-months-pregnant belly to fluff her newly short hair. As children, their hair had grown long and straight, past their hips — they hadn’t been allowed to cut it. Combing and braiding had been a daily chore. Now, as adults, they seemed to be dueling with shorter and shorter cuts. Maggie’s dark hair kicked out in wisps along her neck. Lila’s, lighter and russet-tinted with flecks of gray, was now capped close to her head and feathered back on one side. 

“Don’t copy it,” Maggie’s niece, Chloe, admonished her from the table where she was doing homework. “Yours is cute the way it is. Hers is too short, don’t you think?” 

She wasn’t really asking. Ever since Chloe had hit puberty, she had put herself in charge of all family issues involving taste and propriety. She had also decided entirely on her own that Mennonite was cool. For the sake of family and tradition, she said, not just for beauty, she wore her honey-brown hair the way they had as girls. Today it swept loose over her shoulders and past the seat of her chair. To conceal her braces, she spoke almost always in a kind of terse, pointed mumble, but it was a vanity that she had managed to package into an unsmiling diva persona that worked beautifully for her — as if the world were just a little too vulgar to warrant her full emotional engagement. 

“I don’t copy her, I’ll have you know,” Maggie reminded Chloe. “She copies me.” 

“Oh, please!” Lila said. “Who got married first? Who moved to Atlanta first?” None of this sparring was exactly fair, since Lila was eight years older. She patted the mound of her belly. “You’ll have one of these next.” 

Chloe snorted and said, “Yeah, you’re falling way behind there,” as if the one in progress were Lila’s tenth and not her third. 

Maggie sat at the table. The teapot whistled and Lila filled two mugs. The kitchen was already aromatic with the fresh-herbed pork roast in the oven. “I think I’m not having any,” she said, kind of experimentally. “Of those, I mean.” 

“Good for you!” Chloe barked. “The world is overpopulated. But try telling some people that, who can’t even be bothered to eat vegetarian.” 

“I have too much to do,” Maggie said, a little insistent though Lila hadn’t said a word. “There are so many messed up people in this city— I really think I have my hands full as it is without making more of them.” 

“Amen, sister,” Chloe muttered, pencil scratching along her paper. “You go, girl.” 

Lila considered her, mouth a straight line, and Maggie knew she was once again being assessed for damage. But Lila wouldn’t open the door to past traumas with Chloe in the room, and she shrugged herself back into a lighter mood. “You don’t mean that. You’re just being outlandish, as usual. You’re young!” 

“Always younger than you. But not that young.” She ran her hands back through her hair, which felt too long suddenly, unruly. “I’m serious, when am I going to change a diaper, huh? I don’t really have a big interest in diapers, to be honest. I’d have to hire a nanny and that’s no way to raise a kid.” 

“I’ll be your nanny,” Chloe said. “I need the money.” 

“It’s just not me.” She felt the need now to reassure her sister that she was fine. “The mom thing. I’m a lawyer. My house has”— she searched Lila’s kitchen, her hand-sewn curtains and terra-cotta tile— dirt in it. And very rarely any bread to speak of.” 

“Have you mentioned this to Kent?” 

This took her off guard. “Kent? Why?” 

Lila pursed her mouth primly. “Well, I think he might want kids.” 

She scoffed, and then looked at Lila harder. “Really?” But the idea was ridiculous. “Why, because he’s a guy? This is your theory, that all men have some biological drive to reproduce?” 

Lila sipped her tea. “When they get married? I’d say, usually. They’re thinking it somewhere. Besides, he’s got that whole dad vibe going on. You know, like at family picnics, that manly grill-guy-giving-piggy-back-rides-and-holding-the-baby thing.” 

“But we aren’t that way,” Maggie said, though it was hard to find the words for what she meant — especially without insulting the whole child-bearing endeavor. We’re complete in ourselves, she wanted to say, of her fragile one-year union. “Not all marriages have to be like that. They can be about other things, can’t they?” (p. 37-39)

Davantage encore que son prédécesseur, Stray est un roman caméral, qui se déploie en un nombre extrêmement restreint de lieux (les appartements de Bernard, la maison de Kent et Maggie, celle de sa sœur, plus quelques autres), un nombre non moins restreint de personnages (grosso modo de sept à vingt, si l’on compte seulement les principaux, ou si l’on adjoint les rares figurants). Plus encore, tout tourne autour du trio Paul/Kent/Maggie, qui tiennent les premiers rôles. Huis-clos ? Le qualificatif serait tentant — sauf que justement les personnages (à commencer par la jeune femme) sont ouverts sur le monde, même s’ils demeurent attachés à quelques lieux d’Atlanta. Rien ne suggère un quelconque enfermement. Simplement ce qui intéresse la romancière est la géographie changeante des sentiments, qui ne se préoccupe qu’accessoirement d’un décor. Ici encore, très peu de descriptions, et toujours nettement circonscrites, localisées. Ce dispositif est mis en abyme par l’activité théâtrale de Paul, dans laquelle se reflète l’une des questions majeures du roman : la vie ressemble-t-elle à une pièce de théâtre ? Question à laquelle Sheri Joseph répond, il me semble, entièrement par la négative ! 

En effet, Stray a des allures de tragédie (ou de roman noir). Et d’ailleurs, à mesure que l’histoire avance, les personnages se trouvent enserrés dans une intrigue de plus en plus inextricable. Au départ, on découvre donc qu’après une longue séparation Paul et Kent se sont retrouvés dans une bibliothèque, et que le désir sexuel entre eux est encore extrêmement vif. Lorsque le personnage de Bernard Falk apparaît, on apprend qu’il est atteint d’un cancer en phase terminale. Il apparaît aussi que Kent n’a de cesse que d’expulser Paul de sa vie et que celui-ci vit son avenir comme un gouffre sans fond, entre le rejet de l’homme qu’il a toujours aimé et l’affection encombrante de quinquagénaires qui s’ingénient à le « protéger ». Et quand un enchaînement de circonstances le propulse dans la vie de Maggie et que peu de temps après Bernard meurt dans des circonstances tragiques, l’étau se resserre lentement autour du cou de Paul… Progressivement, Stray devient une sorte de thriller psychologique, dans lequel une trame policière vient s’entremêler avec un écheveau psychologique. La montée en puissance du suspense est tout à fait redoutable. Le lecteur se retrouve une nouvelle fois placé devant un abîme qui menace l’existence de Paul, et peut également contaminer Kent et Maggie. 

Plus classique dans sa narration, Stray est nettement plus sombre que Bear Me Safely Over, roman qui semblait empreint d’un humanisme optimiste. Ici, au contraire, Sheri Joseph fait surgir des tâches d’ombre un peu partout, dessinant suggestivement les lâchetés des uns et l’aveuglement des autres. Les personnages s’ingénient à ne pas se comprendre et leurs combats, aussi beaux soient-ils, ressemblent à un perpétuel déni. Dans cette farandole d’illusions amères, de pulsions mesquines, seul Paul demeure à peu près indemne, même s’il n’est pas le dernier à s’illusionner. À bien des égards, le roman est un très beau portrait de jeune homme peu à peu saisi par une maturité rayonnante.

 

Comme toujours avec les romans en anglais, j’éprouve des scrupules à émettre des analyses stylistiques, tant j’ai le sentiment qu’il me manquera toujours une partie du génie de la langue. Je peux juste dire que ce gros roman de 444 pages est passionnant, écrit dans une langue riche et alerte. J’ai déjà souligné le talent de dialoguiste de Sheri Joseph. Cela se confirme ici, outre une inclinaison pour une sorte de pastiche à la manière de Patricia Highsmith et une ironie latente, comme moirée. Au-delà de ce qui se passe et se pense, on devine la romancière placée en léger retrait, encore moins dupe que quiconque de cette dramaturgie parfois violente. Le livre a un double-fond comme une pièce de théâtre peut avoir un hors-scène, et c’est dans cet ailleurs que le lecteur trouve les ressources les plus précieuses.

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Rencontre avec de jeunes hommes remarquables

Quand on me demande quels acteurs j'aime au cinéma, il m'est toujours plus facile de donner des noms d'actrices, parce que celles que j'aime sont assez connues. En revanche, c'est plus compliqué pour les hommes. Bien sûr, comme tout un chacun, je pourrais citer quelques célébrités, mais ce n'est pas pour autant que je me déplacerais pour aller les voir à chaque film qui sort.
 
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Paul Dano au festival de Berlin
En revanche, tel est le cas pour Vincent Branchet ou Paul Dano. Sur Vincent, j'ai déjà écrit un long texte sur ce blog (c'est ici). Je suis attristé par son absence présente dans le cinéma français. J'espère qu'il refera bientôt surface, parce qu'il est inimaginablement doué.
Et donc, j'aimerais écrire quelques lignes sur trois acteurs que j'aime beaucoup et qui sont très mal connus en France. Ils partagent plusieurs caractéristiques qui pourront surprendre : ils ont une vingtaine d'années, ils habitent aux États-Unis et ils se sont distingués dans des films dits "indépendants". En crescendo : Ryan Kelley, Jamie Bell et surtout Paul Dano, qui est le plus à même de devenir un phénomène mondial.
 
 

 

 

Ryan Kelley dans Outlaw Trail
Ryan Kelley est né le 31 août 1986 à Glenn Ellyn dans l'Illinois. Ses parents ont eu cinq enfants et en ont adopté neuf autres. Il a commencé sa carrière cinématographique à deux ans... Il a joué dans un nombre impressionnant de séries télé. Il a notamment marqué les esprits par son interprétation du personnage de Ryan James, le petit garçon qui meurt dans Smallville. Mais c'est surtout dans Mean Creek de Jacob Aaron Estes (2004) qu'il est extraordinaire, aux côtés notamment de Scott Mechlowicz, Rory Culkin et Carly Schroeder. Sa composition d'un adolescent sensible en butte au bashing (harcèlement) et doté d'une grande rectitude morale est en tous points remarquable. Mean Creek est un très grand film, qui n'a pas eu le retentissement qu'il aurait dû avoir. Depuis, Ryan a joué dans plusieurs films dont il était la tête d'affiche : Outlaw Trail de Ryan Little (2006), Still Green de Jon Artigo (2007), à ma connaissance non distribués en France.
Comme vous pouvez le constater sur les deux photos, Ryan Kelley est particulièrement beau gosse.
 
Rajout ultérieur : le 24 janvier 2009 est passé pour la première fois aux USA un téléfilm réalisé par Russel Mulcahy (l'un des deux pères du Queer as Folk américain), intitulé Prayers for Bobby. C'est "l'histoire vraie de Mary Griffith [...] dont le fils gay se suicida à cause de l'intolérance religieuse de sa mère." Depuis, ce téléfilm a été diffusé par M6 sous le titre Bobby seul contre tous. C'est Ryan Kelley qui incarne le personnage. L'histoire est basée sur un livre éponyme de Leroy Aarons (1995) et se déroule dans les années 1980. J'ai consacré un post à ce rôle, qui a fait découvrir Ryan Kelley à une audience large.
(image extraite de Prayers for Bobby)
 
 
HallamFoeReview2.jpgLa carrière de Jamie Bell a commencé comme une fusée avec Billy Elliott de Stephen Daldry (2000), dont il interprétait le rôle titre. Depuis, il a joué notamment dans le magnifique L'Autre rive (Undertow) de David Gordon Green (2004), King Kong de Peter Jackson (2005), Dear Wendy de Thomas Vinterberg et Lars Von Trier (2005), Jumper de Doug Liman (sorti en France au printemps 2008) et surtout le très réussi Hallam Foe de David Mackenzie (image ci-contre, sorti en juillet 2008), etc. Encore un "kid actor", mais qui a su magistralement négocier une carrière exigeante, alternant les grosses productions (La Tranchée, King Kong, La Gloire de nos pères, Jumper) et les films d'auteur (L'Autre rive, Dear Wendy, Hallam Foe).
arts-film-billy-elliott270x210.jpgJamie Bell est né le 14 mars 1986 à Billingham, dans une banlieue prolo du Nord de l'Angleterre. Comme il l'a indiqué dans plusieurs interviews, il y avait bien des proximités entre son itinéraire personnel et celui de son personnage Billy Elliott, sauf que lui a renoncé définitivement à la danse depuis. Il a déjà sa notice sur Wikipédia (voir l'article), un fan club anglais et une cote de plus en plus élevée dans le cinéma anglo-américain, malgré un physique assez peu évident (difficile d'en faire un jeune premier - il  ressemble parfois à Malcolm Mac Dowell !). Les interviews en ligne que j'ai pu consulter montrent un jeune homme particulièrement mûr et soucieux de contrôler sa carrière. Il a été un temps le petit ami officiel de la starlette Evan Rachel Woods. Il est très lié avec Charlie Hunnam (le wonderboy qui jouait le rôle de Nathan dans le Queer as Folk anglais). Dans Jumper (qui a l'air d'être un navet, à en juger par les réactions de ma presse préférée), il donne la réplique à Hayden Christensen, Dark Vador à la retraite.
Jamie Bell est un remarquable acteur, assez anglais finalement, avec ce mélange de naturel et d'énergie qui fait merveille dans L'Autre rive et Dear Wendy. Manifestement, Billy Elliott est une sorte de fantôme qu'il n'a eu de cesse d'exorciser afin de pouvoir vivre une vie d'acteur à part entière, même s'il ne nie pas avoir été profondément et durablement marqué par cette incarnation. C'est un rôle aux antipodes du personnage de Billy dans une adaptation télé de Nicolas Nickleby qui lui a permis d'échapper au poids de ce personnage inaugural (qui ne fut pourtant pas le premier).
Sa composition dans Hallam Foe (en français [sic !] : My Name is Hallam Foe) de David MacKenzie est absolument époustouflante. Il y incarne un post-ado perturbé par la mort de sa mère, qui abandonne le manoir familial pour aller jouer les monte-en-l'air (référence à Spider-man ?) à Glasgow et filer une jeune femme qui ressemble étrangement à la défunte. Cette expérience est une sorte de voyage initiatique qui frôle des expériences-limite (harcèlement, clochardisation, prostitution, inceste, meurtre) sans jamais y basculer. Le personnage est tout à la fois ingénu et inquiétant (voyeur, paranoïaque). Cette ambiguïté est sans doute la clé de voute du film et ce qui fait son intérêt comme peinture d'une jeunesse à tâtons. Le cinéaste me semble avoir retrouvé quelque chose de la grâce du free cinema des années 1960 et particulièrement des films de Lindsay Anderson. Et il a trouvé en Jamie Bell l'interprète parfait (de naturel et de rouerie) pour un rôle assez difficile.
 
5051.jpgJ'en arrive enfin à mon préféré, un acteur qui est déjà immense, alors qu'il est encore très jeune. Paul Dano est né le 19 juin 1983 selon les sites de fan et un an plus tard selon IMDb... Ce qui lui fait bientôt 24 ou 25 ans selon les cas... Non content de faire l'acteur, il joue aussi dans un groupe de rock tout à fait fréquentable, Mook. Pour les curieux, le groupe a une page sur Myspace (facile à trouver).
Paul Dano a été révélé par l'extraordinaire premier film de Michael Cuesta, L.I.E. (Long Island expressway). Il y joue le rôle d'Howie, ado perturbé, poète à ses heures, orphelin de mère, délaissé par un père fraudeur, et sympathisant avec un pédophile au comportement imprévisible (photo ci-dessous). Il a joué finement des seconds rôles dans plusieurs films assez faibles, comme Le Club des empereurs (2002) et Girl Next Door (2003). Dans le troublant The King (2005) de James Marsh, il incarne le rejeton un peu niais d'un prédicateur poursuivi par un fils naturel (incarné par Gael Garcia Bernal). Dans ce film-là, c'est surtout le wonderboy mexicain qui livre un numéro de comédien bluffant.
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Long Island expressway
Le rôle explosif et hilarant d'ado mutique et buté (Dwayne) dans Little Miss Sunshine de Valerie Faris et Jonathan Dayton (2006) a valu à Paul Dano un tombereau de louanges. Il faut dire qu'il tenait la dragée haute à une palanquée d'acteurs d'exception : Steve Carell, Alan Arkin, Toni Collette... Il a aussi un rôle de premier plan dans Fast Food Nation de Richard Linklater (2006). Et le rôle du prêtre Eli Sunday dans There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson (qui est sorti en France le 27 février) lui a donné le statut d'acteur de premier plan qui lui manquait.
 
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Paul Dano (g), Paul Thomas Anderson (d)
Ce n'est pas seulement la palette de jeu dont Paul Dano dispose qui impressionne. Il a fait preuve depuis ses débuts d'une exigence artistique hors du commun, alignant les films exigeants (LIE, The King). Dans les interviews dont je dispose, il affirme d'ailleurs ne pas vouloir déroger à cet impératif artistique. Son physique un peu particulier, son gros nez, ses pommettes protubérantes et ses joues creuses, ne font pas de lui le plus bankable des jeunes espoirs du cinéma américain, mais à mes yeux l'un des plus talentueux. Dans There Will Be Blood (photo ci-dessus), il fait encore plus shabby que dans d'autres films, mais son incarnation d'un jeune prêtre fanatique est étonnante. Je ne serais jamais allé voir ce film dans des circonstances ordinaires (le thème me barbait, j'avais lu des critiques mitigées), mais avec Paul Dano dedans, ça change tout. Au reste, le film est complètement écrasé par le numéro de Daniel Day Lewis, omniprésent d'un bout à l'autre. Et la scène finale, grotesquement théâtrale, me semble gâcher l'ensemble...
Presque tous les sites thématiques sur le cinéma en français lui consacrent désormais une notice (il suffit de le googliser). Quant à son groupe, Mook, il s'écoute notamment sur www.reverbnation.com/mook. Il chante (très bien) et joue de la guitare.
Paul Dano est grand ! C'est l'échalas du cinéma.

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