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Les dix doigts des jours d’Erwin Mortier

Erwin Mortier, Les dix doigts des jours, Fayard, « Littérature étrangère », 2007.

 


Les dix doigts des jours est paru en français en mai 2007. Je l’ai lu presque immédiatement, car j’attends chaque nouveau livre d’Erwin Mortier avec impatience. C’est un court texte (106 pages) désigné comme « récit » et non comme « roman ». On peut lire un peu partout que les trois premiers romans de l’auteur — Marcel (1999), Ma deuxième peau (Mijn Tweede Huid, 2000) et Temps de pose (Sluitertijd, 2002) — forment une « trilogie de la mémoire ». Pourtant, Alles Dagen Samen (2004) ne diffère pas fondamentalement des précédents, sinon qu’il est plus court et que le personnage central n’a pas de prénom avant la page 101. Pour le reste, il y a un net continuum d’inspiration. 

J’ai longtemps différé la rédaction de ce compte rendu. Il se trouve qu’Erwin Mortier est sans doute l’écrivain vivant (et en activité) que j’admire le plus aujourd’hui. Il se trouve aussi que nous nous écrivons de temps en temps et qu’il sait l’importance qu’il a à mes yeux. En somme, écrire sur l’un de ses livres implique de me sentir à la hauteur des circonstances. J’ai voulu aussi me donner le temps de relire Les Dix Doigts des Jours pour en avoir une vision aussi détaillée que possible. En outre, c’est un très grand texte de prose poétique, dont je voudrais donner à lire quelques passages, lesquels je voulais choisir avec soin. 

Dans le monde néerlandophone, Erwin Mortier est déjà reconnu comme un grand. Marcel s’est vendu à plus de 100 000 exemplaires — ce qui est considérable pour ce « marché » linguistique. En France, il a la chance d’avoir une excellente et fidèle traductrice, Marie Hooghe, et un éditeur qui a fait le pari de la durée. En revanche, malgré le soutien de quelques organes de presse fidèles (Libération, Le matricule des anges), il demeure un auteur confidentiel. Il faut dire que sa conception du métier d’écrivain est en décalage complet par rapport à l’air du temps. Ce dernier privilégie la sécheresse stylistique et met en avant les bonnes histoires. Or les textes d’Erwin Mortier sont tout le contraire : des pièces d’orfèvrerie dans lesquelles chaque mot compte, où les métaphores étincellent, où la subtilité est partout. Ce n’est pourtant pas non plus un esthète évanescent. Il sait tout faire : des dialogues à la Sarraute, de la satire, du burlesque, un monologue, un tableau flamand, etc. C’est un écrivain complet, dont les deux premiers romans sont aussi on ne peut plus romanesques. Néanmoins, c’est avant tout un poète. Et Les dix doigts des jours manifeste plus encore que les livres précédents cet immense talent poétique.
        N’étant pas néerlandophone, je me suis demandé si le titre original ne signifiait pas quelque chose comme « tous les jours se ressemblent ». Mais je n’ai pas le dictionnaire qui me permettrait de répondre à cette interrogation. En tout cas, le titre français renvoie pour sa part à l’état de conscience du personnage sur lequel est focalisé le récit : un petit garçon qui doit avoir dans les trois-quatre ans et qui, justement, ne sait pas encore compter plus que les doigts de la main. Son rapport à la parole et aux mots est plus compliqué : 

Car les mots ne se montrent pas encore à lui. Il ne peut boire qu’à petites gorgées à leurs coupes. 

« On ne peut pas dire qu’il a la langue bien pendue, dit, maman. S’il tient quelque chose de son père... Mais Dieu sait tout ce qui mijote dans cette petite caboche. » 

Sa voix tourne en rond et se rembobine d’elle-même quand elle est au bout de la chanson, elle tapote des touches et frappe des cymbales. Elles croient qu’elles parlent, maman, grand-maman, tante Cactus, mais elles sont seulement, comme dit parfois papa, des grandes machines à trompette où il n’y a pas de bouton pour couper le son quand la mélodie ne vous plaît plus. (p. 21-22) 

Avant, les mots étaient doux et duveteux, des petites graines aériennes, accrochées à des petits parachutes que le vent soufflait en nuages au-dessus des mottes de gazon, et plus haut encore, jusqu’aux fenêtres dans les peupliers où habitent les corneilles.
Les mots le firent éternuer ce matin, quand maman ouvrit la porte, la terre sentait si fort la terre sous ses semelles, si fort et si pleine de poussière qu’il tomba en morceaux dans sa tête, dut arrêter de babiller et reprendre son souffle. (p. 22-23)

  
        Ce petit garçon porte le point de vue du récit, même s’il n’en est pas à proprement parler le narrateur (sauf épisodiquement, d’une certaine manière). Il est le témoin oculaire et la surface sensible sur laquelle se dépose la tragicomédie familiale. Bien plus jeune que le narrateur de Marcel ou que Joris dans Temps de pose, il rappelle Anton Callewijn dans la première partie de Ma deuxième peau. Le cadre est toujours le même : une famille de la Flandre rurale, où cohabitent plusieurs générations. Au moins quatre ici, même si Erwin Mortier a maintenu les filiations dans un état assez brumeux. Bien entendu, d’innombrables notations ne pourraient être le fait d’un tout petit garçon, mais l’auteur s’est tout de même amusé à épouser régulièrement la compréhension de son personnage, notamment pour donner à certaines scènes une résonance surréaliste ou burlesque. Ce sont d’ailleurs souvent des passages à la première personne du singulier :

Quand papa vient m’éveiller, je rêve de grands papillons de nuit dans la haie de troènes. Ils frétillent sur le drap quand je m’assieds et frotte les fils de mes yeux. 

Il me soulève et me prend dans ses bras. Je pose mon cou sur l’arrondi de sa nuque et me laisse retomber par-dessus ses épaules pour compter le bord de chaque marche pendant que nous descendons. Il y en a dix et sept. 

Quand nous arrivons en bas, je crie « Bravo ». Je veux taper dans mes mains, mais papa attrape mes doigts dans son poing. 

Autour du lit en bas, les gens rient dans leur barbe. 

Arrière-grand-père réfléchit sérieusement, les couvertures sont tirées jusque sous son menton. Ses fausses dents, il les a mises dans un verre sur la tablette de la fenêtre, ainsi il peut rire sans se fatiguer pendant qu’il meurt. 

« Chuut », dit papa. 

Arrière-grand-père se redresse. Regarde autour de lui avec des yeux qui n’ont encore jamais été aussi grands. 

« Tous ces gens, dit-il. Tous ces gens », et il retombe sur les draps. 

Les gens hoquètent de rire. 

Toi aussi, maman. (p. 53-54)
        Alles Dagen Samen : quelques jours d’un été ordinaire, mais qui ne l’est pas tant que ça. Le petit garçon est en convalescence après une longue maladie pulmonaire. L’arrière-grand-père décline et meurt. La famille accourt, y compris « les Français ». Le récit s’ouvre et se clôt sur une scène de sieste au soleil, Marcus et sa mère étendus sur une couverture. Dans cette boucle de temps, à d’autres semblable et en même temps différente, l’enfant apprivoise les mots et la mort (qui reste néanmoins mystérieuse).

« Allons, dis calinette bobinette balancette maminette », demande Maman. 

Mais il dit : « Être-mort, maman, être-mort. » 

Elle se redresse, s’assied.
Se tourne vers lui. 

Prend son menton dans sa main.

Le regarde dans les yeux.

Elle s’allonge de nouveau par terre. Avec ses mains sur son ventre.

« Voilà, dit-elle. Maintenant, je suis morte, Marcus. C’est bien ?

- Marcus, répète-t-il, Marcus. » (p. 103)

Et un peu plus loin :

« Moi aussi être-mort, dit-il. 

- Bon, dit Maman, mais sans bruit », et les petites autos glissent un peu dans son cou. (p. 105)

Les dix doigts des jours a cette façon calme, matter of fact, des petits enfants, de figurer les raccords et les divorces entre le monde et les mots. Par moments, les jeux de Marcus à la frontière de la parole et du sommeil sont à la limite de la verbigération. De celle-ci à la poésie, la frontière est poreuse :

Parfois, au milieu d’un mot, ma tête tombe sur l’oreiller. 

Seuls les mots les plus difficiles sont assez forts pour repousser le sommeil de mes yeux.
Vase insigne de dévotion.

Reine conçue sans le péché originel.
Mère des Martyrs.

Ils rampent hors de ma bouche. Ils crissent sur ma lèvre supérieure. Fourmillent dans mes narines, vers ma tête.
Fourmi ardente.
Refuge des malades.
Rose mystique.

Ils volent çà et là, chargés de pollen. Se déplacent en caravane avec des brindilles et des cailloux, avec des graines, des chenilles, des mouches, sur mes jambes, vers le petit creux de mon ventre.

J’entends frémir des élytres, des ailes de verre, à moitié ouvertes et se fendant déjà. […]

Les mots chassent le sang vers mes tempes, figent ma cage thoracique, l’après-midi quand je joue aux petites autos pendant que sur le sofa, maman, le sommeil joue dans les bouclettes de ta tête qui chavire.

Ils bouillonnent comme un acide dans mon oesophage, forcent mes mâchoires, font taper mes pieds. Par terre, les petites autos filent dans tous les sens, et je crie:« Maman! Ça se bat dans ma tête... »

Le sommeil s’accroupit sur ton ventre et pose ses doigts sur ta nuque.

« Ça se bat ? »Tu ris, les yeux fermés. « Eh bien, laisse-les se battre, mon chou... » (p. 51-52)

La langue d’Erwin Mortier, pour autant que la traduction nous l’indique, est d’une incroyable souplesse, changeant de registre avec une aisance gracieuse, du poétique au prosaïque, du sublime au trivial, du parler enfantin à la langue folklorique de la parentèle ou de « Pasque » (une voisine qui s’emmêle avec les mots et fait beaucoup rire la famille). Elle charrie tout un vocabulaire de bigoterie catholique et en même temps un prosaïsme narquois et ancré dans la terre. Elle change aussi sans cesse de pronom, glissant du « il » au « tu » ou au « je », pour figurer, sans doute, l’identité encore incertaine de Marcus, et la passerelle entre cet enfant du passé et le narrateur qui est tout à la fois lui et un autre.

Elle s’adresse souvent à « Maman » qui est comme le destinataire du livre — de la même façon que Ma deuxième peau était un hymne à la figure du père. De très nombreux passages du récit décrivent le contact très étroit entre le petit garçon et sa mère, elle qui mobilise tous les sens de Marcus, et les éveille en même temps. Il me semble au reste que c’est le seul personnage dont il est impossible de trouver le prénom dans le récit (mais je n’ai peut-être pas fait assez attention). La figure de papa-Hilaire est en retrait, mais pas absente :

Papa, qui sent le dehors et les occupations. Qui à midi frotte les miettes de pain aux coins de sa bouche et vient s’asseoir d’un côté du lit, les bras encore mouillés de travail. Boucher des trous. Nettoyer des gouttières qui fuient. Grand-maman a une peur bleue des murs humides et de leurs vapeurs. C’est mauvais pour l’eau dans ses jambes, remplies jusqu’au bord dans leurs bandages, comme des citernes d’eau de pluie.

« Quand tu seras guéri, chuchote papa, je te donnerai un petit frère. Ou une petite soeur. C’est aussi bien... »

Guéri, comme les chemises après la lessive : séché, blanchi, repassé. Amidonné, et zou! dans l’armoire. 

« Qu’est-ce que tu aimes le mieux ? »demande papa.

Il pose sa main sur le bras de papa, tout froid de la sueur du travail. Il s’accroche à ses épaules et referme ses bras sur sa nuque. (p. 27)

        Comme dans ses romans précédents, Erwin Mortier déploie toute une galerie de personnages cocasses, dans une ambiance qui rappelle des scènes de Bruegel mâtinées d’un sens extraordinaire de la dérision (laquelle semble un trait commun à la famille du petit garçon).

« Jésus Marie Joseph, soupire grand-maman. Je crois que les Français sont arrivés ! »

Elle est assise au milieu de l’agitation sur sa chaise à côté du poêle et redresse la tête parce que, avec des épingles à cheveux, maman lui arrime sur le crâne son chapeau, une pâtisserie feuilletée aussi précieuse que sur sa propre tête.

Sur les pavés résonne d’abord le fracas d’un moteur préhistorique en proie à une quinte de toux fatale. Devant les fenêtres du côté rue oscille une cabine dans laquelle des silhouettes sont ballottées. Un crépitement retentit, puis un boum ! Une fumée bleue se déroule au-dessus des tablettes de fenêtre et quand elle se dissipe, c’est la benne qui se balance devant la fenêtre.

« Oui, oui, dit maman, avec une épingle au coin de sa bouche. C’est eux.

- Je vais ouvrir, dit Irène.

- Le chou-fleur de Bailleul est venu aussi ? » crie grand-maman dans le dos d’Irène, et maman chuchote, effrayée : « Mère... »

Grand-maman plisse les yeux et hausse les épaules.

Le chou-fleur de Bailleul est venu aussi. Il a l’air très rose pour un chou-fleur, avec ce petit tailleur saumon qui laisse tout le monde muet à son entrée dans la pièce, avec des bas de soie blanche et un décolleté « carrément scandaleux », glisse, mine de rien, grand-maman.

« Jérôme, dit grand-père en se levant pour saluer les deux hommes derrière le chou-fleur. Albert. Soyez les bienvenus. »

Ils ôtent tous les trois leur casquette. Se prennent par les épaules. S’embrassent sur la joue. 

Un moment après, il n’y a plus personne qui sait encore les distinguer. Ils sont de petite taille, grisonnants et presque chauves, ils ont le même nez pointu, des yeux couleur d’ambre qui flamboient sous leurs sourcils en poils de brosse et ils regardent toujours sévèrement, juste comme grand-père. Lui, ne doit jamais ouvrir la bouche quand il est fâché. Un regard suffit. 

« Mettez-vous », dit-il maintenant, trop solennellement.

Personne ne sait exactement non plus auquel des deux appartient le chou-fleur, à Jérôme ou à Albert. Papa dit toujours qu’eux-mêmes ne le savent probablement pas au juste, ni de qui est le gamin, il ne serait pas étonné qu’elle ne le sache pas elle-même... (p. 82-84)

Cet extrait est sans doute emblématique du travail de brouillage qu’opère Erwin Mortier entre regard enfantin et regard adulte, habitus familial et style narratif individuel, voix des uns et voix des autres. Les limites sont floues, entre la conscience de l’enfant et celle des adultes, entre la vie et la mort, la veille et le sommeil, etc. Cet indistinct n’est pas seulement une façon de mimer la conscience d’un petit garçon, c’est aussi un regard poétique sur le monde, qui jette le trouble dans les reflets les plus nets. C’est sans doute aussi une façon de dire que la poésie se ressource dans la réminiscence d’un regard d’enfant. Mais on retrouve l’indistinct sous une autre forme dans un monologue ahurissant de la grand-mère, occupée à ranger de vieux habits au grenier avec sa sœur (chapitre 7, pages 69 à 76). Cette étrange vaticination sur le passé m’a rappelé L’Inquisitoire de Robert Pinget (et pas du tout Joyce, pour le coup !), avec cette parole ivre à la fois prosaïque et à la limite du compréhensible. C’est toute l’histoire familiale qui jaillit alors, avec des sautes temporelles, des allusions, des coqs à l’âne, spectacle face auquel le lecteur partage sans doute l’incompréhension de Marcus, tapi dans un coin.

Pour autant, il n’y a aucun hymne à l’irrationalité dans tout cela, tant les fantaisies des personnages font contraste avec l’extrême précision du travail de l’écrivain. Ici plus que jamais, la posture d’Erwin Mortier rappelle celle de Nabokov, cette attention démiurgique qui ne laisse rien au hasard. Ce ne serait d’ailleurs pas la seule proximité entre l’un et l’autre, mais je n’ai pas envie de gloser savamment sur un rapprochement qui doit aussi beaucoup à mes propres affinités littéraires…

 

Face à un aussi beau livre, j’aurais presque envie de tout citer. Je pense pourtant qu’il faut à un moment clore le catalogue, en espérant avoir donné à de nouveaux lecteurs l’envie de se plonger dans ces pages étincelantes de beauté, d’humour et de style. Bien entendu, il y a toujours l’angoisse d’avoir tu tel ou tel aspect essentiel du récit. Mais après tout, il s’agit d’éveiller un désir, pas de le satisfaire !

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The Boy in the Lake, d’Eric Swanson

Eric Swanson, The Boy in the Lake. New York: St. Martin’s Griffin, 1999.

When I was small, my grandmother told me stories. One of my favorites was about the medallion she wore around her neck: a wafer of thin gold with a picture of a saint on one side and a circle of strange-looking letters engraved on the other. She told me that her mother had put the medallion around her neck the day she left Poland to come to America. The letters, she explained, were Polish. They formed a prayer that she promised to teach me when I was old enough to need it. Until then, I didn’t have to worry because God looked after little children.
I was ten years old when I learned that the story behind the medallion wasn’t necessarily true. Another version existed, which I heard one night at the Polish Club, where my grandmother went to play rummy on Saturdays. (p. 3)

 

 

Le narrateur, Christian Fowler, est un psychologue quadragénaire, en couple avec Richard, un médecin volage. Le roman commence avec l’annonce de la mort de sa grand-mère, et du suicide d’un jeune patient, Stephen, âgé de dix-sept ans. La trame principale de l’histoire raconte son retour dans le patelin de l’Ohio où il a grandi, pour enterrer la vieille dame et s’occuper de sa maison abandonnée. En fait, ce voyage est un retour sur lui-même, son passé, son présent ; un moment de vérité. De très nombreux retours en arrière émaillent le texte, qui sont comme la reconstitution d’un puzzle, face auquel le lecteur est délibérément tenu en retrait. Et s’il n’y a rien de spectaculaire dans les faits relatés, l’auteur a malicieusement emprunté au roman policier à énigmes une structure qui génère une montée croissante du suspense.

 
        L’histoire familiale de Christian est assez dramatique : grands-parents réfugiés de la deuxième guerre mondiale, père qui disparaît, mère qui meurt. Pourtant, il n’y a pas une once de pathos dans la façon dont les épisodes sont évoqués. En revanche, Eric Swanson utilise très bien l’implicite, les ellipses, le silence. Il en résulte un hors-champ extrêmement riche et astucieux, que le lecteur peut comprendre à sa guise. La pudeur se double d’un fond d’ironie et d’humour qui n’est jamais bien loin, ainsi dans la description, en apparence conventionnelle, de la première journée de classe de Christian enfant : 

Unfortunately, being smart didn’t make a favorable impression on Mrs. Goodbow. As soon as the mothers had left the classroom on the first day of kindergarten, she called our attention to a long, white strip of paper hanging above the blackboard at the front of the classroom. Each letter of the alphabet had been carefully printed in black ink, along with a picture to help us remember the corresponding sound.
“A is for apple, B is for boy,” she chanted, pointing to each letter with a long, thin stick. Afterward, she urged us to chant along with her.
Next, she showed us how to combine the letters to form words, first pointing to the letters with her stick, then writing the combinations on the blackboard. The words were simple: cat, dog, ant, red, bail.
We parroted them back while Mrs. Goodbow pointed with her stick and spread her greasy pink lips into a smile.
Events took a more challenging turn when she erased the blackboard and invited us to try spelling words on our own. […]
Now, motivated as much by impatience as by a desire to set myself in Mrs. Goodbow’s good graces, I blurted out, “C-A-T!” 
Instead of being impressed, however, Mrs. Goodbow gave me a sour look.
“When we have something to say, we raise our hands,” she said stiffly. “And we speak when we’re called on. Is that clear?”
All eyes turned toward me as, speechless, I merely nodded in reply. For the first time I could remember, I began to sweat for reasons that had nothing to do with hot weather or physical exertion.
“We can’t have everybody gibbering like monkeys in a zoo, now can we?” Mrs. Goodbow continued, smiling broadly and inviting the rest of the class to laugh at the comparison. (p. 31-32)

  

La cruauté est sans doute l’un des thèmes rémanents du livre : l’atmosphère du patelin catholique au fin fond de l’Ohio rural, où la bonne conscience le dispute aux ragots, n’aurait rien de bien original, si l’auteur n’y disséquait pas, avec une nonchalance feinte, une noirceur humaine— d’autant plus inquiétante qu’elle n’est jamais désignée comme telle.
        Pour autant, The Boy in the Lake n’est pas non plus un livre pessimiste et misanthrope. La mère, la grand-mère de Christian, et quelques autres personnages, sont autant de figures lumineuses dans le tableau. Et surtout, il y a le personnage de Reis Paley, qui apparaît au tiers du livre. Entrevu une première fois lors d’une baignade, il donne son titre au livre et c’est autour de lui que se noue progressivement tout ce que l’histoire comporte de mystérieux.

Mrs. Paley’s house smelled of eucalyptus, and every room was carpeted, even the kitchen. The tables in the parlor were made of a pale yellow wood, and the couch and chairs shared the same, box shape. Mrs. Paley informed us that the style was Danish modern. My grandmother nodded admiringly and then glanced at me and rolled her eyes.

Mrs Paley’s face seemed to be paralyzed in an attitude of perpetual surprise eyes wide, mouth in the shape of an O. While we sat in the kitchen drinking Cokes, she kept asking me questions, calling me honey, and lamb, and you-all. Her attention made me so uncomfortable. I eventually excused myself to go hide in the bathroom.

My real intention, however, was to take a closer look at what seemed to be a shrine of some sort in the far end of the parlor. I wasn’t quite sure what I expected; maybe a bone or a tongue, like the ones in the churches in Europe that my sixth-grade teacher, Sister Sophia, enjoyed describing. In fact, the object turned out to be a purple heart, laid out on a pillow under a glass bell.

While I stood there tracing my finger over the glass, a voice came from behind me.

“You want to touch it?”

I turned around to see the boy from the lake standing right behind me. I hadn’t even heard him approach.

“I didn’t touch anything,” I told him.

“Never said you did” he replied. “I asked did you want to.”

He was shirtless, his skin burned brown by a sun whose heat I could only guess at. His hair was bleached the color of straw.

“Go on,” he said, stepping past me and lifting the glass bell. “It’s mine, so I got as good a right as anybody let you touch it.”

He tugged the medal off the pillow and held it by the ribbon between his thumb and forefinger. I caught it just as he let it drop into my open palm.
“Just an old piece of metal,” he continued. “Nothin’ more than that.” (p. 74-75)
 

Âgé de douze ans au moment de cette scène, Reis est un gamin précoce en beaucoup de choses, et son amitié avec Christian est à plus d’un titre une initiation. Mais là comme ailleurs, Eric Swanson suggère plus qu’il n’analyse. The Boy in the Lake ressemblerait à d’innombrables autres romans sur les amitiés amoureuses de l’adolescence, s’il ne retenait l’essentiel quasiment jusqu’au bout, multipliant les points d’interrogation, semant ses indices avec parcimonie. En outre, le narrateur évoque cette amitié avec une pudeur extrême et sans aucune glorification. En revanche, il dissèque froidement la façon dont la communauté d’Amity porte un regard sans aménité sur Reis, garçon hors normes et qui dérange.

Le personnage de Stephen, le jeune patient suicidé, est comme un double urbain de Reis. Le narrateur nous fait comprendre par petites touches la difficulté d’être de ce fils de prédicateur évangéliste, lentement poussé vers la rue, la prostitution et le suicide par la loi — invisible mais impitoyable — d’un patriarche. Car si rien n’est jamais dit ouvertement à propos de Stephen, Eric Swanson nous suggère que la tragédie dont Christian est le spectateur impuissant repose sur des interdits familiaux (à Amity, ils sont communautaires) qui broient les individus et brisent leur destin.

Christian, quant à lui, a brutalement quitté Amity (un toponyme franchement ironique) à l’adolescence pour aller vivre chez un oncle. Les circonstances de ce départ restent mystérieuses jusque à la fin du roman. Alors, les innombrables énigmes accumulées par le récit sont mises en perspective, même si c’est de manière ouverte. Il faut dire que le narrateur apparaît sous une lumière qui n’est plus la même, mais l’auteur s’est bien gardé de lui en faire dire plus que nécessaire…

 

The Boy in the Lake est un roman subtil, dont l’art réside davantage dans l’usage des blancs et des omissions que dans une prose assez neutre, si l’on met de son côté sa sombre ironie. Elle figure la cruauté par la voix d’un narrateur régulièrement qualifié par les autres protagonistes de “sweet”, mais qui finalement s’enfonce dans un autre travers : la lâcheté. Et plus j’y réfléchis et plus je me dis que, l’air de rien, ce livre est une façon de dire l’omniprésence, déguisée mais impitoyable, de l’homophobie. Ce mot est absent du livre, ainsi que tout développement explicite. Mais c’est bien de ça qu’il s’agit…

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"Représentations des homosexualités dans le roman français pour la jeunesse" de Renaud Lagabrielle

Renaud Lagabrielle, Représentations des homosexualités dans le roman français pour la jeunesse, l’harmattan, « Logiques sociales – études culturelles », 2007.

Lagabrielle2.jpgIl s’agit de la version publiée « remaniée et fortement raccourcie » d’une thèse soutenue à l’université de Vienne (Autriche). Le texte actuel fait un peu moins de 300 pages. Le corpus : trente ouvrages en français parus entre 1989 et 2003 dans des collections jeunesse. Il n’y a pas de références francophones non françaises, en revanche quelques traductions sont brièvement évoquées : Frère de Ted Van Liehout et Mon frère et son frère de Håkan Lindquist. Le livre est à l’intersection de deux cultures, les « études gaies et lesbiennes » (gay and lesbian studies) et la critique littéraire (aspect sur lequel je reviendrai). J’ignore pour quelles raisons cette thèse a été soutenue en Autriche et non en France. Cela pourrait être une conséquence de l’hostilité supposée de l’université française à tout ce qui paraît par trop « communautaire ».

Pourtant, ce travail semble adressé à des littéraires qui ne connaîtraient pas grand-chose aux thématiques homosexuelles. Autant chaque référence au corpus et aux analyses des gay and lesbian studies est longuement explicitée (références bibliographiques, citations, notes), autant la plupart du temps les références en critique littéraire ou « narratologiques » (comme dit l’auteur) semblent aller de soi. J’imagine que cela pourrait être une gêne pour un lecteur qui ignore tout des travaux de Gérard Genette et autres spécialistes de l’analyse des textes. Néanmoins, les termes techniques ne sont pas souvent utilisés, et j’imagine qu’un lecteur de bonne volonté passera outre sans dommages.

L’introduction part du constat que les premières publications « destinées à la jeunesse » abordant le sujet de l’homosexualité sont apparues tardivement (fin des années 1980), ce que l’auteur associe au caractère « hétéronormatif » de ce secteur éditorial et à la pesanteur des groupes de pression : « Comme l’explique notamment Geneviève Brisac [directrice de l’École des loisirs], un certain nombre de prescripteurs et de prescriptrices, parents, auteur-e-s, éditeurs et éditrices, etc., continuent de penser que des romans qui abordent l’homosexualité pourraient influencer négativement […] les choix des jeunes lecteurs et des jeunes lectrices » (p. 23). Mobilisant alors des « spécialistes de la littérature », il oppose à cela « le rôle d’étayage » des « récits, […] parfois les seuls modèles accessibles aux jeunes ». En d’autres termes, dans un univers hétérocentrique, les romans seraient l’un des seuls moyens, pour les jeunes homos, d’accéder à une définition positive de ce qu’ils éprouvent. Il évoque également une autre fonction, à destination des jeunes hétéros cette fois : « découvrir des possibilités, des horizons considérés jusqu’alors comme inenvisageables » (p. 27). Les romans présentant des personnages gays ou lesbiens seraient un moyen de rendre ceux qui ne le sont pas plus ouverts.

En somme, Renaud Lagabrielle considère les romans pour la jeunesse, à la suite d’Annie-France Belaval, comme « pourvoyeurs de modèles de comportement ».

En proposant aux lecteurs et aux lectrices des personnages qui vivent, dans un monde de fiction, des expériences semblables aux leurs, en évoquant des questionnements, des doutes, des émotions qui leur sont plus ou moins familiers, les romans pour la jeunesse, en particulier les romans « réalistes » ou « romans miroirs » offrent aux lecteurs et aux lectrices des possibilités souvent salutaires de partager ces questionnements et ces émotions et par là même peuvent les aider à y voir plus clair, à prendre du recul et ainsi à diminuer et à dominer les angoisses que génèrent souvent ces interrogations sur soi et le monde. Les expériences, dont la proximité avec la « réalité » les fait apparaître comme des reflets de cette réalité, partagées lors de la lecture avec les protagonistes des romans doté-e-s la plupart du temps d’un fort pouvoir identificatoire, peuvent amener les lecteurs et les lectrices à se reconnaître et partant à mieux se connaître, c’est-à-dire à mettre du sens sur soi et le monde, à « accorder des petites touches de sens » (Christian Loock) à ce qu’ils et elles pensent, ressentent et vivent, et ce avec une distance qui rend ces identifications moins aliénantes. (page 25)

 

La problématique qui en découle est clairement énoncée : « les romans pour la jeunesse peuvent-ils répondre aux attentes posées à l’égard des publications romanesques destinées à un jeune public ? » Il s’agit non pas d’une problématique littéraire, mais d’une question de didactique et d’expertise. En gros : ces romans font-ils bien leur boulot pour aider les jeunes homos et rendre ceux qui ne le sont pas plus tolérants ? Renaud Lagabrielle dit clairement que son livre se veut un « outil pédagogique » à destination des enseignants.

Le corps de l’ouvrage est constitué de quatre chapitres. Le premier pose la question du narrateur : qui « parle » dans les romans évoquant l’homosexualité ? Les trois autres sont grosso modo thématiques, le 2 évoquant l’identité homosexuelle, le 3 le suicide et le SIDA et le 4 l’homoparentalité. Il n’y a pas de conclusion. Le chapitre 2 occupe à lui seul plus d’un tiers de l’ouvrage. Il en constitue l’épine dorsale. À l’exception du balayage effectué dans le premier chapitre, le livre évoque rarement son corpus dans sa globalité. Les entrées thématiques font que les romans sont distribués dans tel ou tel chapitre ou sous-chapitre.

 
Le premier chapitre évoque donc les différents types de narrateurs rencontrés. Dans presque tous les cas, note l’auteur, il s’agit de l’un des protagonistes de l’histoire. Renaud Lagabrielle privilégie la « voix homosexuelle », c’est-à-dire les romans dont le narrateur est homo. Puis il évoque « les stratégies […] des récits à narrateur hétérosexuel » — ayant reconnu d’emblée que la « majorité des romans » sont dans ce cas de figure, instaurant un « profond déséquilibre ». En effet, la question de la « voix » est un enjeu très fort pour l’auteur :

[…] laisser un narrateur ou une narratrice homosexuel-le narrer sa propre histoire signifie lui reconnaître une autorité discursive sur son homosexualité. Lui accorder cette autorité discursive, c’est l’autoriser à s’approprier un site d’énonciation des discours sur soi, un savoir sur soi, sur sa façon de considérer l’homosexualité et de la vivre. (p. 42).
Après des siècles d’inexistence de cette « voix », il est donc désormais possible pour des jeunes lecteurs et lectrice — même si cela reste dans des proportions très faibles — de lire, d’« entendre » des homosexuel-le-s parler d’eux-mêmes, d’elles-mêmes. (p. 43).

 
La conclusion du premier chapitre reprend cette position et émet l’hypothèse que la somme des narrateurs homos crée une « voix collective », théorie assez étonnante.

[L]es différentes « voix »,aussi individuelles et singulières soient-elles, [des narrateurs et des narratrices homosexuel-le-s] ne peuvent-elles pas être appréhendées comme une « voix collective » ? Ce terme renvoie à l’une des catégories de la voix narrative proposées par Susan Lanser, la « communal voice »,un mode de narration qui, précise S. Lanser, semble « être en particulier un phénomène de communautés marginales ou opprimées […] » (p. 67)

Le deuxième chapitre, « Les romans de la subjectivation », constitue, comme je l’ai déjà indiqué, l’épine dorsale de l’ouvrage. En fait de subjectivation, il s’agit plutôt du mouvement inverse : à travers quatre thèmes — la répression (« haine de soi », « contrôle des corps », mise au placard, homophobie), le coming out, les relations amoureuses et les attitudes de transgression — Renaud Lagabrielle objective un certain nombre de thèmes psychologiques connus liés à l’homosexualité en montrant comment ils apparaissent dans les ouvrages qu’il analyse. Plus exactement, le mouvement du texte consiste à faire émerger les thèmes un à un à travers telle ou telle œuvre, en validant les situations fictives par des analyses empruntées aux études gaies et lesbiennes. En quelque sorte, on part d’un discours général sur des situations, qui sont illustrées par tel ou tel roman, avant de repartir vers le général, confirmé par les travaux savants sur, par exemple, le « placard » (Eve Kosofsky Sedgwyck), l’homophobie (Didier Éribon), l’assignation à un genre déterminé (Judith Butler), etc.

Au reste, le même mécanisme est à l’œuvre dans le chapitre 3, consacré au suicide, au SIDA et à la mort, et dans le chapitre 4, « Homoparentalités ». Au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture, le sentiment d’une sorte de cabotage thématique va en s’amplifiant. Les situations fictives sont un pur reflet de la réalité sociale à laquelle se réfère l’auteur, mélange d’intuitions et de lectures savantes. Dès lors, le traitement thématique l’emporte nettement sur toute autre perspective et Renaud Lagabrielle tient un discours très général pour lequel les livres ont une fonction presque exclusivement illustrative. À cet égard, le début du chapitre 4 est emblématique de cette objectivation du contenu des romans :

« Vous savez, la société évolue, les choses bougent. Avec le PACS, on finira par accorder le droit d’adoption aux couples homosexuels. » (Oh, boy !, de M.-A. Murrail, p. 60)

Cette remarque de l’assistante sociale dans Oh, boy! renvoie à l’une des questions centrales liées à la reconnaissance légale des couples de même sexe en France, celle de la possibilité pour des personnes homosexuelles de devenir des parents légalement reconnus. Les questions de la reconnaissance légale comme celle du désir d’élever des enfants peuvent être perçues comme un signe des changements qui ont marqué la société ces trente dernières années, notamment le « monde » gai et lesbien. Rappelons que la reconnaissance juridique de l’homoparentalitéqui a nourri une « crainte apocalyptique de la destruction du droit de la famille », de son caractère « sacré » et « naturellement hétérosexuel », ne fait pas partie des nouveaux droits dont bénéficient les homosexuel-le-s depuis le vote du Pacs en 1999. (p. 263)

Autre caractéristique qui ne cesse de s’affirmer de chapitre en chapitre : face à la norme « hétérocentrique », Renaud Lagabrielle en propose une autre, qui l’amène parfois à se comporter en censeur.

Le roman de Daniel Meynard, Comme la lune, établit un rapport direct entre l’homosexualité du personnage et le fait qu’il soit atteint du sida. Les représentations de l’homosexualité dans ce roman sont ambivalentes. D’un côté, l’homophobie est critiquée par la jeune narratrice, pour laquelle le racisme sexuel de son père participe de sa bêtise. Mais la façon dont Mirabelle pense (à) l’homosexualité de Ferdinand, même si cela lui pose aucun problème, signifie comme l’adolescente réagit elle-même d’une manière réductrice. Après avoir pris conscience de l’homosexualité de l’écrivain, elle se rappelle en effet « ses gestes toujours gracieux et sa voix douce. Presque féminine » (p. 113). Elle n’est d’ailleurs pas la seule à penser l’homosexualité masculine comme une identité sexuée inversée. Sa professeure de français lui avait dit quelques instants auparavant que Ferdinand, « c’est pas un homme, enfin… »,pour se reprendre aussitôt en ajoutant « Enfin pas un homme à femmes, je veux dire » (p. 108). C’est à cet endroit du roman que le récit dérape et tombe dans un piège qu’il aurait été pourtant facile d’éviter, l’écriture ayant fait montre jusqu’alors d’une grande finesse. Après avoir suggéré l’homosexualité de Ferdinand à Mirabelle, la professeure de français lui apprend en effet également qu’il a le sida, « depuis cinq ans ». Et Mirabelle de voir alors un lien évident entre le sida de Ferdinand et son homosexualité. Comme elle le dit dans la scène suivante, qui ne devrait pas avoir de place dans un roman destiné à la jeunesse, sauf en étant remis en question, ce qui n’est pas le cas […] (p. 222-223, c’est moi qui souligne.)

 

Le ton moqueur du commentaire de la narratrice […] invisible indique qu’elle ne partage pas tout à fait l’opinion de Josiane. Pourtant, la répétition au cours du récit du « problème » que représentent les fréquents changements de partenaires sexuels de Barthélémysont autant de raisons pour finalement s’opposer à la fonction tutélaire de Barthélémy. Une décision qui laisse finalement apparaître Oh, boy! sous une lumièred’homophobie libérale, bien regrettable. (p. 277).

Renaud Lagabrielle semble avoir de gros problèmes avec les romans dont les auteurs n’expriment pas une position nette et morale. Pour cette raison, il ne sait pas à quel saint se vouer à propos d’Oh, boy ! de Marie-Aude Murrail :

Les descriptions [de Barthélémy] ne seraient pas dérangeantes […] si elles n’étaient pas considérées par presque l’ensemble des personnages du roman comme, justement, « dérangeantes ». Mais surtout, si elles n’étaient pas associées dans le récit à un certain nombre de comportements de Barthélémy qui rappellent certaines représentations homophobes qui circulent encore de manière forte. Si le récit permet à ce sympathique personnage de dévoiler au cours du roman une responsabilité inattendue et une image de soi positive, le grand nombre de descriptions connotées négativement laisse quelque peu sceptique quant aux stratégies de l’instance narrative, qui semble enfermée dans des schémas encore rigides. (p. 90)

 

Enfin, Oh boy! révèle son emprisonnement dans la « prison du genre » d’une autre manière, plus inattendue. En opposant Barthélémy, un homosexuel « efféminé », au professeur Nicolas Mauvoisin, homosexuel « viril », la narration signifie en effet qu’il semble préférable d’être un homosexuel « viril » qu’un homosexuel « efféminé ». Mauvoisin est médecin, alors que Bart, lui, change régulièrement de profession : il préfère ne pas trop chercher de travail, parce que « le problème, quand on cherche, c’est qu’on risque de trouver ». Il ne veut « pas vraiment rien » faire dans la vie, « juste pas grand chose. Testeur de jeux vidéo, par exemple… » (p. 92)

Le problème est que notre critique ne se rend pas compte qu’il projette lui-même une certaine norme morale sur le personnage du roman (Barthélémy est un parasite, une folle, une tête de linotte) et qu’il est pris au piège de ses propres préjugés ! Un certain sens de la « justice » l’amène à citer quelques passages hilarants du livre, mais il en parle avec un sérieux confondant, prenant nombre de détails au premier degré — ce qui lui fait perdre complètement de vue l’aspect foncièrement humoristique du livre et lui fait interpréter certains silences de la narration comme des manifestations d’homophobie (à mon sens une sérieuse erreur d’interprétation).

Ailleurs, il surinterprète : il consacre quasiment 18 pages d’affilée (p. 204-217) à prouver que le personnage décédé du Cahier rouge de Claire Mazard s’est suicidé parce qu’il ne pouvait pas assumer son homosexualité. Le roman en question est extrêmement poignant et sa force, d’après moi, est de figurer les tâtonnements d’un grand frère qui cherche à comprendre pourquoi son cadet est mort, sans conclusion définitive. De ce point de vue, l’évocation du livre est une sorte de résumé grossier qui sans cesse plaque des schémas objectivants pour prendre le roman à témoin du grave problème du suicide des jeunes homosexuels. Que je me fasse bien comprendre : ce sujet-là me touche énormément. En revanche, il n’y a pas besoin, pour en parler, de martyriser un très beau roman.

Arrivé à ce stade de mon compte rendu, vous aurez compris que je ne trouve pas ce travail d’un intérêt démesuré et que je suis particulièrement déçu.

J’ai gommé délibérément les rares aspects techniques du discours, non seulement pour rendre ma présentation lisible par le plus grand nombre, mais aussi parce que, en définitive, cette technicité épisodique ne sert pas à grand-chose. Les analyses proprement littéraires sont très rudimentaires et ne dépassent pas ce qu’un étudiant assez moyen en première année de lettres modernes pourrait produire. Le vocabulaire formel n’a d’intérêt que s’il apporte un plus par rapport à une analyse ordinaire. Or, ici, on ne sort pas du banal…

Plus grave, l’analyse thématique fait des romans étudiés de purs reflets de la réalité au service d’un discours missionnaire. En outre, après quelques précautions préliminaires, l’auteur abandonne toute retenue dans l’objectivation des situations romanesques. Pourtant, par sa formation, il devrait savoir que ce genre de démarche est d’une naïveté confondante et que l’on pourrait attendre un peu plus de discernement dans un travail savant. Celui-ci est complètement soumis à une posture militante, qui ne me choquerait pas si elle n’était pas aussi caricaturale.

Ce que l’on perd totalement de vue, c’est l’intérêt littéraire. L’auteur met sur le même plan l’adaptation par Gudule d’un épisode de la série télé L’Instit et les meilleurs romans pour la jeunesse parlant d’homosexualité parus avant 2003 : Macaron citron et Le cahier rouge de Claire Mazard, Tous les garçons et les filles de Jérôme Lambert, l’inoubliable Oh, boy ! de Marie-Aude Murrail, Tout contre Leo et Mon cœur bouleversé de Christophe Honoré, À pic de Franck Secka. Tout se vaut, puisqu’il ne s’agit ni de plaisir littéraire ni d’art, mais de didactique des conditions d’existence des homosexuels. Que je me fasse bien comprendre : ce qui me déplaît ici est le nivellement et l’absence de sensibilité littéraire, pas le souci d’une représentation positive de l’homosexualité dans la littérature jeunesse. En outre, certaines considérations me laissent à penser que Renaud Lagabrielle mésestime l’intelligence et le discernement des jeunes lecteurs, notamment quand il s’érige en censeur (cf. les extraits cités plus haut). Je n’ai pas réussi à retrouver le passage qui m’avait le plus hérissé en termes de mise à l’index d’un livre, sous prétexte qu’il ne condamnait pas assez explicitement telle ou telle situation négative

 

Enfin, il est particulièrement gênant que notre pédagogue ne se préoccupe à aucun moment de l’âge des destinataires des ouvrages qu’il étudie. Comment peut-on mettre sur le même plan Je me marierai avec Anna de Thierry Lenain (qui vise les 6-9 ans) et des ouvrages destinés à des adolescents, comme J’ai pas sommeil de Cédric Érard, Mon cœur bouleversé de Christophe Honoré ou Comme le font les garçons de Marie-Sophie Vermot ? Même en se plaçant dans une stricte perspective pédagogique, c’est un non-sens de traiter de ce corpus en faisant comme s’il s’adressait à un lectorat homogène. De fait, je signale que les thèmes et les modes d’expression varient en fonction du lectorat : pour les petits, le sujet quasi exclusif est l’homoparentalité. Dans les collections pour les grands enfants, le spectre s’élargit, mais le personnage homosexuel n’est presque jamais la figure centrale du livre. Et ce n’est que pour les adolescents qu’apparaissent des narrateurs homos. En outre — et c’est tout aussi important — on ne peut pas avoir la même visée didactique avec de très jeunes lecteurs et avec des adolescents. Je déteste le mot en question, l’intention et les expressions qu’il suggère, mais si je suspens mon jugement, j’ai peine à croire qu’on fait passer des messages de la même manière à tous les âges de la « jeunesse »… Il me semble que la question du lectorat ne se serait pas posée de la même manière ni surtout avec la même intensité, si la problématique de l’auteur était véritablement littéraire, posant la question de la figuration de l’homosexualité. Mais du point de vue de la finalité de son livre, je pense qu’il a commis là une véritable bévue.

Je tiens aussi à signaler que les romans les plus didactiques, notamment en direction du lectorat adolescent, sont rarement les plus réussis. Je pense à des ouvrages qui ne rentrent pas dans le corpus de Renaud Lagabrielle comme Je ne veux pas qu’on sache de Josette Chicheportiche, Les Roses de cendre de Érik Poulet-Reney et surtout Philippe avec un grand H de Guillaume Bourgault et Tabou de Franck Andriat. Ce sont des livres édifiants, d’une grande platitude, sans surprise. La lecture, c’est aussi et avant tout une affaire de plaisir, de frisson, et de surprise. Sinon, on produit des manuels de catéchèse.

 
Par son corpus, pour des bibliothécaires, ce travail est déjà daté. En outre, il ne permettra pas à des « éducateurs » de faire un choix, du fait des lacunes et de l’absence d’indications non didactiques — sauf à acheter l’ensemble des romans, y compris ce qui n’est pas d’un grand intérêt d’après moi. Il ne leur permettra pas, surtout, de deviner ce qui pourrait le mieux parler à de « jeunes lecteurs », notamment en termes de plaisir…

 

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