Dans un pays comme la France, les homosexuels (au sens large) ont acquis une visibilité sans précédent. On trouve des publicités énormes pour Têtu jusque dans des petites villes de province. Des personnages récurrents d'homos (surtout masculins) peuplent les séries télévisées, des téléfilms à thématique gaie font un tabac (comme Un Amour à taire), on ne compte plus les vedettes dont l'homosexualité est un secret mal gardé (comme Mika). Au risque d'apparaître comme un optimiste invétéré, j'aurais envie de dire qu'en l'espace de vingt ans la société de ce pays a opéré en la matière un spectaculaire changement d'attitude. Ce sont aujourd'hui les homophobes qui sont sur la sellette - chose qui aurait semblé inimaginable jusqu'à l'orée des années 1980.
Cela ne va pas sans contrecoup : les actes homophobes sont en hausse constante, même si l'on prend en compte le fait qu'ils étaient rarement déclarés dans un passé proche. Un jour ne se passe sans que l'on n'apprenne (si l'on veut savoir) qu'untel a fait un sketch ignoble, qu'une telle a eu des propos qu'on croirait d'un autre âge, etc. Pourtant, les blagues et les raisonnements homophobes ont toujours eu cours. Jusque dans les années 1980, ils avaient parfaite licence. Je me souviens d'un bal à Gigouzac organisé par France Inter dans la première moitié des années 1980. L'animateur, salarié d'une radio d'Etat, n'arrêtait pas de s'exciter contre "ces messieurs", et ça faisait rire. Je pense que ça ne passerait plus aujourd'hui, même à Gigouzac. L'homophobie ordinaire s'est rétractée, redoutant l'espace public, pour se réfugier dans les situations plus informelles : relations de travail, fêtes familiales. Elle continue à régner en maître sur les cours de récréation, quand un travail de sensibilisation n'a pas eu lieu.
Ceci dit, les contrastes n'ont cessé de s'accuser, en fonction du niveau d'éducation, de l'emprise d'un catholicisme ou d'un islam traditionnels, du sentiment d'intégration dans la société française, et de quantité d'autres facteurs moindres. L'intolérance est devenue virulente, mais également insupportable. C'est dans l'enseignement secondaire (collège et lycée) que les enjeux sont les plus vifs, parce qu'il correspond à la période où se construit à la fois l'identité sexuelle mais aussi morale des individus. Lieux sensibles par excellence, où se vivent encore les pires harcèlements homophobes, parce que les victimes n'ont pas souvent les moyens d'abréger l'expérience. Lieux où les comportements évoluent à toute vitesse, néanmoins. L'idéal serait que les collégiens et lycéens soient les acteurs principaux de la lutte pour faire reculer l'homophobie. Après tout, la condamnation des racistes en herbe la plus efficace vient de leurs pairs, et pas des adultes. On n'en est pas encore là, sauf dans une minorité de lieux privilégiés. L'intervention en milieu scolaire me semble très importante, mais elle sera bien plus efficace le jour où elle sera non pas obligatoire mais fortement encouragée. Ce n'est pas avec l'actuelle majorité qu'on peut espérer quelque chose de cet ordre. Il faut donc espérer que la pratique se généralise par la base (les établissements du secondaire), associée à d'autres transformations.
Comme les adolescents sont de grands consommateurs de médias, il est certain que l'évolution du traitement de l'homosexualité par ceux-ci joue un rôle-clé. De ce point de vue, je pense que la vigilance de groupes de pression qui auscultent les émissions, livres et journaux est absolument nécessaire, et tant pis si revient sans cesse un discours idiot sur les réactions "communautaires" ou "politiquement correctes". Ceux qui les énoncent oublient qu'un propos public n'a pas le même statut juridique qu'un propos privé et que toute incitation à la haine est théoriquement punissable. Mais la question n'est pas seulement de refuser l'homophobie dans les médias. Elle est aussi d'accueillir favorablement (sinon de favoriser) la diffusion des représentations non exclusivement militantes, banales, de personnes non hétérosexuelles, dans toute leur diversité. Et notamment quand il y a un public qui n'est pas qu'adulte.
Une anecdote rapportée par ma fille m'a particulièrement frappé. Elle a un ami de coeur de son âge, appelons-le Mathieu, en troisième dans un collège de l'agglomération toulousaine, grand coureur de jupons, et que j'ai toujours suspecté d'être homophobe dans ses comportements. Or, quelle ne fut pas ma surprise d'apprendre que le meilleur ami de ce garçon avait fait auprès de lui son coming out. Et Mathieu de raconter à Agathe qu'il avait regardé des épisodes de Queer as Folk sur internet, par l'entremise de cet ami, et qu'il trouvait que les gays avaient des "plans cul" (sic) géniaux, etc. Je passe sur le détail pour ne retenir que l'enseignement de fond : un adolescent de quatorze-quinze ans disposant d'un accès à internet, même immergé dans une culture hétérocrate et sourdement homophobe, peut avoir accès aux représentations les plus emblématiques de la vie gay et y trouver de l'intérêt. Les parents de Mathieu - que je connais - ne sont ni des ploucs ni des intellectuels. Ils sont un peu de droite, dans l'air du temps. Quant à l'ami homo, il s'assume déjà en troisième. Derrière cet exemple, c'est un mouvement plus large dont j'ai eu des échos : de plus en plus de lycéens, et même de collégiens, deviennent conscients de plus en plus tôt, d'où la multiplication des coming out précoces. Sans pouvoir fournir de preuves autres qu'intuitives, j'ai le sentiment que la troisième est à peu près la classe "frontière" entre l'homophobie primitive généralisée des préados et des comportements et jugements plus mûrs, se rapprochant des comportements "déclarés" de la population adulte, tels qu'exprimés dans les enquêtes d'opinion.
Mes hypothèses concernent des tendances, pas des cas particuliers. Il y a des situations rétrogrades et d'autres davantage avancées.
Cet accès nouveau, grâce aux médias et à internet, pose un problème essentiel : que met-on devant les yeux des adolescents ? ou que laisse-t-on circuler ?
Je ne suis pas en train de poser un problème de censure, mais d'offre. En l'état actuel, faute d'une action des institutions pour faciliter l'accès des ados à la culture non hétérosexuelle, faute de sites notoires, tout est soumis à l'offre disponible et aux "régulations" (le mot en serait presque risible) du marché de la culture LGBT (pour lesbienne, gai, bisexuelle et transexuelle). Celui-ci a connu une explosion depuis les années 1980 et mérite qu'on y réfléchisse.
Aujourd'hui, de très nombreux sites en ligne proposent des produits estampillés "LGBT". On en trouve aussi dans les réseaux généralistes (amazon, FNAC), dans certains supermarchés "culturels" (Virgin, FNAC - mais pas sous forme explicite chez Cultura, à ma connaissance). En revanche, à la différence de ce qui se passe aux Etats-Unis, il n'existe aucun filtre permettant aux ados de trouver des produits spécifiques. Tout se passe comme si seule la clientèle adulte était concernée. Alors que le segment "adolescents" est largement promu de manière généraliste, il n'est jamais ouvertement question d'homosexualité. Frilosité ? Peur d'être accusés de "corrompre" la jeunesse, quand bien même il s'agit de produits (livres, DVD) ayant reçu l'agrément du ministère de la Jeunesse ? L'ennui est que cette autorégulation conduit les adolescents vers les rayons adultes sans aucun tri, sans le moindre conseil.
Parmi les produits LGBT il y a de tout. Maintenant, il faut bien constater que la fringale du public est telle que l'on trouve aujourd'hui dans les rayonnages des ouvrages ou des films qu'aucun éditeur n'accepterait dans un contexte "généraliste". N'importe quel film américain (ou autre) de seconde zone, n'importe quel livre, si possible d'une miêvrerie ou d'un cynisme consommés, trouve preneur, tant le marché est demandeur et pour ainsi dire "captif" d'une offre à mon avis sous-développée. De fait, un film aussi mauvais que Grande Ecole de Robert Salis, mal joué, mal filmé, grotesque, a eu un gros succès en DVD. Pareil pour ces innombrables mauvais téléfilms américains, comme The Trip, Big Eden, Hard Pill, Friends and Family, etc. Au reste, la médiocité est devenue internationale : je pense au navrant Mambo Italiano d'Emile Gaudreault, à Saudade de Jürgen Brüning, etc. Il sort tous les ans des dizaines de navets de cet acabit. Pour ce qui est des livres, c'est presque pire : il existe des éditeurs spécialisés pour lesquels la production de romans à l'eau de rose ou "coquins" constitue une activité exclusive. A côte de l'extimable collection "H&O poche", combien de choses accablantes offertes au lectorat homo ? J'ai l'intuition (très sexiste) que les lesbiennes sont nettement plus exigeantes que les gays, et qu'elles consomment beaucoup moins de stupidités. Elles ne représentent pourtant pas le même marché.
J'ai fait une expérience hallucinante il y a quelques années. J'avais acheté par inadvertance un livre intitulé Je veux te voir nu de Christophe Austruy, publié par le même éditeur H&O. Je n'ai pas pu dépasser la centième page tant ce livre est mal écrit, mal fichu, sans parler d'un climat moral que je trouve absolument révoltant. Or quelle ne fut pas ma surprise quelques mois plus tard en découvrant que ce ragoût était promu partout, bénéficiait de critiques favorables d'internautes, affichait des ventes confortables ! Même effarement (en pire encore) devant Une histoire simple (en fait) de Roger Vhere aux éditions Textes gais, un texte que j'ai lu en entier pour le coup, d'une ineptie et d'une maladresse telles que je n'en revenais pas que l'on puisse publier un ouvrage pareil. Même les plus mauvais romans d'Eric Jourdan, écrivain très inégal et qui a décliné lentement, sont réédités avec succès actuellement.
J'en suis arrivé à me dire qu'il y avait un cynisme tel chez les éditeurs LGBT qu'ils sont prêts à publier n'importe quel livre ou DVD, dans la mesure où ils sont presque sûrs d'un bénéfice. Il règne d'ailleurs une vulgarité étudiée sur cette "tranche" de marché. Les grands médias gays ou gay friendly ignorent la plupart du temps ces produits de rebut, voire parfois les assassinent, mais cela ne suffit pas. Internet a ouvert la voie à une égalisation critique qui a des aspects positifs en termes de démocratisation, mais qui a pour contrepartie que le seul critère objectif est l'audience. Plus on parle de quelque chose et plus il y a de chances pour en renforcer l'audience. A cause de cela, des thèses foireuses, des navets, etc., peuvent connaître une surexposition sans antidote. Sur la plupart des forums, les gens qui formulent des réserves sont vite dénoncés par les admirateurs, une critique négative sur amazon est systématiquement mal notée par d'autres internautes, etc. Comment, dans de telles conditions, donner à de jeunes lecteurs accès à un regard critique sur des objets culturels semblant faire l'objet d'un consensus par les ventes ? Comment leur donner les outils pour voir ce qui pose problème dans tel ou tel film "populaire" chez les gays ?
Jusqu'à présent, sur ce site, je me suis exclusivement donné pour mission de promouvoir des oeuvres que je trouve de valeur. Je n'aime pas me fatiguer à éreinter ce que je trouve mauvais. Je crois d'ailleurs que je continuerai plutôt sur cette voie. Ce n'est pas pour autant que j'ignore l'existence de productions nâvrantes.