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livres pour adolescents

Septembre en janvier

Homes_Jack.jpgLa période de fêtes qui vient de se terminer m’a permis de me reposer d’un trimestre éreintant mais aussi d’aller faire un tour du côté des librairies LGBT de Paris (Violette and Co, Les Mots à la Bouche). J’ai alors découvert que la  « rentrée littéraire » de cet automne avait été riche en événements concernant la littérature jeunesse à thématique gay. Avec un petit peu de retard, voici donc quelques indications sommaires, à charge pour moi de faire des comptes rendus plus élaborés par la suite. Premier constat : il y a eu une mini-vague de traductions. Deux sont particulièrement notables. Il s’agit d’une part de la sortie longtemps attendue en français d’un « classique » des young adult novels, Jack de A. M. Homes, grâce aux bons soins de Jade Argueyrolles chez Actes Sud Junior. Publié il y a déjà 20 ans aux États-Unis, ce roman raconte la découverte par un adolescent (narrateur de l’histoire) de l’homosexualité de son père, récemment divorcé. Contemporain du Cerf-volant brisé de Paula Fox, ce livre raconte une histoire moins tragique mais assez dure pourtant. Mes souvenirs du texte anglais sont assez brumeux et je n’ai pas encore eu le temps de le relire. A.M. Homes est une véritable institution outre-atlantique et elle est de mieux en mieux connue ici. J’y reviendrai


Green--Levithan--Will-et-Will.jpgL’autre traduction notable est Will et Will de John Green et David Levithan, qui a créé un gros buzz l’an dernier dans le monde des romans pour ados. Pour le coup, Gallimard et Nathalie Peronny n’ont pas tardé pour l’adapter en français. Je sors de la lecture croisée des deux éditions et je suis encore sous le choc de la version originale. Ce roman raconte l’histoire parallèle de deux homonymes (ils s’appellent tous les deux Will Grayson) habitant dans l’immense banlieue de Chicago. L’un est un jeune gay dépressif (voire suicidaire) et au placard, replié dans une relation difficile avec une amie à l’humeur sinistre (Maura). L’autre vit dans l’orbite d’un ami aussi queer qu’il est énorme physiquement (Tiny) et en pince secrètement pour une amie de celui-ci (Jane). Le pitch du livre est de les faire se rencontrer au premier tiers du roman et d’entremêler leurs histoires au travers de Tiny, la figure-clé du livre. John Green s’est fait la voix du Will Grayson hétéro gay-friendly et David Levithan porte celle du Will Grayson gay et dépressif. Par delà les différences d’écriture et les écarts de personnalité, ce qui fait le ciment du livre est un humour ravageur, entrecoupé par des moments extrêmement touchants. C’est ce qu’on appelle un page turner (un livre qu’on a dû mal à reposer une fois qu’on l’a commencé), mais c’est bien davantage que ça : on a rarement fait aussi réussi dans cette catégorie, par le mélange des genres et l’intelligence des situations, même s’il y a quelque chose d’abracadabrant dans les extrêmes où nous mène la fiction. J'ai pas mal de réserves sur la traduction, partagées par mes petits camarades de C'est comme ça.
 

blackman--boys-don-t-cry.jpgEnfin, je signale aussi, venant de Grande-Bretagne, Boy’s Don’t Cry de Malorie Blackman, chez Milan, dans la collection « macadam » (traduit par Amélie Sarn) que je n’ai pas encore eu le temps de lire. Manifestement, l’auteur est une tête d’affiche de la collection.

 

marguier--le-faire-ou-mourir.jpgDu côté français, j’ai découvert le premier roman de Claire-Lise Marguier, Le faire ou mourir, aux éditions du Rouergue. Après 50 minutes avec toi de Cathy Ytak, ce roman assez dense confirme un changement de ton dans la façon d’aborder l’homosexualité à l’adolescence, beaucoup plus sombre qu’auparavant, affrontant la question du rejet familial et du harcèlement. Le héros et narrateur, Damien (ou Dam), est un jeune lycéen effrayé par le monde des hommes et qui a du mal à y mettre la confiance nécessaire à sa simple survie. Par chance (?), il croise la route de Sam, un élève de terminale qui lui apporte d’emblée une protection et une affection comme il n’en avait jamais reçu. Mais les apparences sont contre Sam (qui a une allure vaguement gothique) et le père de Damien ne veut entendre parler ni de leur amitié ni du coming out (forcé et abstrait) que son fils s’est fait extorquer au lycée. Menacé par un père écrasant et des brutes homophobes, le héros/narrateur est constamment aux abois, avec Sam pour seul refuge. Jusqu’au bout du livre on se demande comment tout cela pourra finir…
Ce roman est plutôt réussi, même si on pourrait lui reprocher un certain tropisme pour le pathos. Le patronage de Gus van Sant ou Larry Clark est plus évident que celui de la littérature francophone. J’ai aussi apprécié les nombreuses indécisions que Claire-Lise Marguier a laissée dans son texte, qui évitent de figer le personnage de Damien.

 


Heterographe--n--6--comp-copie-1.jpgJe finirai ce post par l’évocation d’une heureuse surprise pour l’abonné que je suis (quasiment depuis ses débuts) de la revue Hétérographe, « revue des homolittératures ou pas ». Le numéro 6, livré en octobre est un « spécial enfance », où l’on retrouve à la fois des textes brefs d’écrivains (cf. infra), des entretiens (avec l’éditeur Thierry Magnier et une responsable d’association suisse), un cahier de dessins d’Albertine et des « réflexions » qui interrogent spécifiquement l'identité de genre, et quelques comptes rendus de livres.
Le propos d’ensemble déplace le curseur des réflexions sur la sexualité et l’identité de genre vers un moment que l’on a longtemps considéré comme « temps de latence », enjeu aujourd’hui de luttes parfois sordides, et pourtant « espace des possibles, de l’invention de soi », comme l’exprime Pierre Lepori dans l’éditorial. Homoparentalité, préjugés, sentiments naissants : les textes proposés explorent avec bonheur un certain nombre de terrains où l’enfance peut être finalement à l’aise, et moins normative que le monde des adultes.
Dans la section Écritures, on retrouvera un certain nombre d’auteurs bien aimés dans ce blog : Anne Percin, Cathy Ytak, Thomas Gornet, mais aussi Karim Ressouni-Demigneux et Jürg Schubiger. Plus surprenante est la présence de Claude Ponti, que l’on n’aurait pas imaginé là, même si l’exercice purement scriptural « Une cachemare » est éminemment pontiesque ! Dans un conte poignant, « L’histoire du petit garçon qui n’avait plus sa tête », Thomas Gornet revisite la différence comme cauchemar et comme stigmate, mais aussi comme ciment d’une fraternisation des exclus. Cathy Ytak s’amuse et nous piège avec un quiproquo savoureux intitulé « Ça change tout ». Et Anne Percin retrouve la voix bien aimée de son personnage Pierre Mouron dans « Conversation avec Samuel », après Point de côté et Bonheur fantôme, occupé à discuter les préjugés du fils de son amoureux de toujours. Où Pierre Mouron troque provisoirement son « droit à l’indifférence » pour une véritable leçon contre les préjugés homophobes !

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À pic de Frank Secka

 

Frank Secka, À pic, éditions Thierry Magnier, 2002.

 

secka_2.jpgPour les besoins du projet C'est comme ça, j’ai été amené à relire récemment de nombreux livres jeunesse à thématique LGBT. L’exercice m’a fait revivre mes premières découvertes, dans les années 2003-2004. Dans certains cas, j’ai été déçu par rapport à mon expérience initiale (ça a été le cas pour le Cahier rouge de Claire Mazard), dans d’autres j’ai reconsidéré un souvenir mitigé (J’ai pas sommeil de Cédric Érard — que j’avais lu trop vite et sur lequel j’aimerais faire un post élaboré). Et puis il y a cette valeur sûre qui a traversé les années : À pic de Franck Secka, découvert en juillet 2003, et qui m’avait propulsé derechef dans Le Garçon modèle, roman « adulte » du même.

Cette relecture m’a permis de confirmer une intuition : Franck Secka a vraiment une très belle plume, une authentique maestria d’écrivain, qui peut tout se permettre. En particulier, À pic est complètement bluffant. Sous la forme d’une remémoration, adressée en guise d’envoi à un-e destinataire surgi-e de nulle part, il y raconte les premiers émois d’un garçon à peine sorti de l’enfance (et dont l’âge n’est jamais fixé), à la fin des années 1970. La coïncidence avec la date de naissance de l’auteur (né en 1965) n’est peut-être qu’un attrape-nigaud (ou pas).

 

Dès les premières lignes, Jean, le narrateur d’À pic, plante le décor :

C’était il y a longtemps... En 1977. À cette époque, une professeur d’anglais du lycée de mon frère réunissait chaque année une cinquantaine d’adolescents pendant les vacances de Pâques ; avec l’accord de leurs parents (ainsi qu’une somme d’argent proportionnelle au dérangement), elle les emmenait skier à Thal dans les Alpes suisses. Mon frère faisait partie de ce groupe pour la troisième année consécutive et, quoique je sois de cinq ans son cadet, je m’étais chaque fois plaint de ne pas partir avec lui. (p. 11)

 

Âgé d’une douzaine d’années à l’époque (à ce que l’on devine), Jean est pour la première fois du voyage cette année-là. Il part, encore un peu petit garçon, manifestement peu dégourdi, pour ce qui va être une expérience initiatique. Chaque moment saillant est raconté avec un mélange de jeu sur le genre éculé du récit de vacances et de truculence. Très conscient de lui-même et des codes de popularité, il glisse sur les événements pour se composer un personnage de mascotte cool. C’est néanmoins par une succession de bévues qu’il retient l’attention du groupe : il chute à ski, s’égare dans la ville d’à côté, frôle l’accident lors d’une soirée de griserie... Il sympathise plutôt avec les filles, s’il n’y avait Samuel, un garçon légèrement plus âgé que lui, objet d’une fascination que le narrateur, dans un premier temps, effleure et distille. Avec la montée d’un intérêt réciproque chez Samuel, Jean se découvre peu à peu, la narration suggérant avec un bonheur rare la mue progressive de ce qui était au départ une attirance vague en quelque chose de nettement plus fort.

 

Écrit dans une langue alerte et délurée, À pic est une très grande réussite, en particulier dans sa façon de montrer comme incidemment la découverte des sens et le désir d’un garçon… pour un autre garçon. Le narrateur arrive à suggérer le mélange de pudeur et de franchise d’un préadolescent pour lequel des sensations confuses peu à peu s’ordonnent, trouvent des mots, faisant brusquement rupture avec l’enfance. Ultra rythmée et très orale au début, la langue devient plus lente et poétique à mesure que le roman s’approche de son terme, épousant l’humeur changeante du personnage. Là est sans doute l’un des indices les plus probants de la maestria que j’évoquais : dans cette façon de faire coulisser des registres, depuis la légèreté aérienne du début, farceuse et connnivente, jusqu’au goût de cendres des derniers chapitres. Et malgré la jeunesse de Jean, il n’y a pas d’âge pour s’identifier à l’expérience qu’il traverse.

 

J'aimerais détailler davantage l'analyse. J'avais envisagé de créer une page annexe à cet effet, afin de ne pas dévoiler en première intention le chemin accompli par Jean. Une autre fois ?

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Tous les garçons et les filles de Jérôme Lambert

Jérôme Lambert, Tous les garçons et les filles, L’école des loisirs, « Médium », 2003.

Une relecture

 

C’est un titre qui rappelle une ritournelle de Françoise Hardy, « Tous les garçons et les filles de mon âge / Se promènent dans la rue deux par deux / Tous les garçons et les filles de mon âge / Savent bien ce que c’est qu’être heureux… ». Mais, après tout, comme la chanson a pris de l’âge et ne parle pas à tout le monde, ce pourrait être ramené à une simple image incarnant une règle universelle, un modèle commun, d’une évidence telle qu’il ne pourrait en aller autrement, « tous les garçons et les filles... se doivent d’aller deux par deux ». En l’occurrence, au regard de l’histoire qui suit, l’ironie du titre est amère, plus amère que la chanson.

 

Julien Lemeur, seize ans, entre en seconde et le livre nous accueille par quelques phrases suspendues en une épigraphe :

J’ai tout de suite vu que quelque chose clochait dans ce lycée.

Je ne sais pas pourquoi.

Sans doute l’intuition masculine.

 

Le piège était tendu et j’allais tomber dedans.

Un jour ou l’autre.

 

La suite prouvera que j’avais partiellement raison.

Ces phrases sont curieusement découpées. Elles résonnent avec un mélange de fatalisme un peu lourd et de malice discrète (si on n’y prend pas garde). Tout à fait le ton de Julien, narrateur qui oscille entre ironie et déprime, et qui en dit le plus par ce qu’il tait aux autres.

Une existence où bien des choses se répètent et dont on saura peu : déjeûners du mercredi au restaurant avec le père, fragments de dîners avec la mère (les parents sont divorcés), insomnies, migraines, phobie des cours de sport... La parole de Julien est laconique et acide. Tous les garçons et les filles va au gré de son année de seconde, de bout en bout, une année de révélations, en quelques moments intenses, entrecoupés par de longues accélérations dans le temps. La rentrée a une place de choix, on saute ensuite à pieds joints dans le trimestre et c’est déjà Noël, puis survient un long et pesant week-end de Printemps, au milieu du roman, puis un jour de pluie, le dernier des vacances de Pâques, et enfin (ou presque) un intense séjour à Barcelone, sous le soleil de mai.

De gré à gré, Julien s’arrête, résume, sélectionne, mais c’est très peu rétrospectif. On est avec lui dans les tâtons de ce tournant de vie. Au total, il en demeure 111 pages ténues, d’une retenue, d’une sobriété bouleversantes.

Comme en passant, dès la cinquième page, Julien parle déjà de Clément :

[…] À part ça, tout le monde se tient à carreau.

Surtout lui, devant, avec sa grande nuque et son col de chemise impeccable. Lui, en revanche, n’a adressé la parole à personne, ce qui me le rend d’emblée sympathique. Personne ne le connaît et il ne connaît personne. Un garçon aussi silencieux et calme, aussi perdu que moi, ne peut être qu’un ami. En tout cas un allié. [p. 12]

Ce soir de rentrée, devant sa mère, il hésite et rumine des mots qui ne sortent pas de sa bouche, désir de dire et, peu après, un renoncement :

Ah si, il y a un type très beau devant moi, il a l’air sympa, sans doute un nouveau.

— Et toi, tu es près du radiateur ?

— Mais non ! Je suis sur le côté, près d’une fenêtre.

Non, décidément mon voisin de devant n’est pas un événement digne de figurer au rapport ce soir. [p. 17]

Ainsi va Julien, qui voudrait « devenir le meilleur ami de Clément Renaud », mais qui s’y entend de façon tragi-comique pour tout faire capoter : « Je suis un garçon qui fait l’inverse de ce qu’il veut vraiment » reconnaît-il un peu plus loin (p. 27). Au fur et à mesure que les heures et les jours passent, son récit enregistre des choses, des gestes de Clément (dès la page 24), mais lui ne semble remarquer que ses propres erreurs, ses reculades, quand il fait le « bégueule ».

Augurant du procédé du livre suivant de Jérôme Lambert, Meilleur ami, quelque chose s’insinue entre ce que le héros-narrateur pourrait comprendre et ce qu’il saisit réellement. Cet écart est à la fois drôle et terriblement pathétique, surtout dans le cas de Julien, au point qu’on pourrait le croire aveugle si on ne voyait pas tout avec ses yeux à lui !

Clément s’économise, parle peu. On ne peut pas dire que je suis devenu son meilleur ami, mais nous échangeons, essentiellement des cigarettes et des sourires.

Au lieu de parler, on se regarde pour commenter en silence la conversation en cours. Nous avons mis au point une sorte de lexique muet… [p. 37]

L’humour est surtout porté par la voix de Julien, son mélange de détachement feint et de politesse désespérée, tandis que le pathétique vient comme à son insu. La lézarde dans sa carapace se fissure lentement, avivée par les nuits trop courtes et une détresse d’autant plus aiguë qu’elle se dit sur le mode de l’autodérision.

Comme me l’a dit une fois Romain en quatrième, les garçons, en général, c’est con. En général et dans l’absolu, avait-il dit. Son conseil avait été de fermer sa gueule, de ne faire, face à la connerie, que de la résistance passive. [p. 40]

… Suit une conversation avec un « très bon copain », dialogue de sourds où se dit pour le lecteur tout ce que Julien comprend et condamne au silence, la logique de son orbite, sortie d’un système hétérocentrique où « tous les garçons et les filles /savent bien ce que c’est qu’être heureux » (comme dit la chanson) ou devraient le savoir, en tout cas. Toute la force de ce roman est de donner à sentir, par des non-dits, ce qu’éprouve un garçon qui se sent obligé de cacher qu’il en aime un autre, et qui perçoit la cruauté de la norme. Pas de long discours, mais des situations, et Julien qui subit, encaisse, renonce. Jusqu’à quel point ?

 

[En dire plus, ce serait gâcher le plaisir de celles et ceux qui n’auraient pas lu le roman et en formeraient le projet. J’insère ici une photographie de l’auteur. Les quelques analyses situées en dessous sont destinées à un lecteur qui connaît déjà l’histoire ou qui n’a pas l’intention de la lire.]

 

 

Dans une interview en ligne, datant de 2007, Jérôme Lambert exprime très clairement une intention capitale du roman :

J'ai également, pour ce livre, voulu remplir un vide éditorial. En littérature [jeunesse], les livres abordant l'homosexualité sont tous écrits d'un point de vue externe. Ce sont toujours les proches qui racontent l'homosexualité d'un(e) autre (un père, un frère, un oncle, un cousin, un ami...). Avec ce roman, je voulais parler de l'homosexualité à la première personne, ce que ressentent les jeunes quand ils se découvrent homosexuels.

De fait, à la parution de Tous les garçons et les filles, en 2003, il n’y avait guère de précédents : sans compter La danse du coucou (passée inaperçue), je ne vois que Macaron citron (histoire de filles assez didactique) de Claire Mazard (2001) et À pic de Franck Secka, paru en 2002. Différence notable, le narrateur-héros d’À pic est bien plus jeune (il a une douzaine d’années). En outre, ce dernier roman se présente sous la forme d’une remémoration (l’histoire se passe en 1977).

Cette limite posée, mon réflexe spontané est effectivement d’acquitter, en tout cas pour ce qui est des garçons, ce caractère inaugural de Tous les garçons et les filles (mais c’était il y a seulement six ans !). D’ailleurs, j’ai relu le livre avec cette idée en tête : le premier roman-jeunesse français raconté par un garçon adolescent et homo. Ce serait réducteur de le réduire à cela, mais ça n’en demeure pas moins important. L’un des rares aussi à se coltiner la figuration de l’homophobie, à travers le personnage tête-à-claques de « Roussier », même si Julien (et Jérôme Lambert) ne nous en disent pas non plus énormément.

L’une des choses que le livre exprime le mieux, donc, est le porte-à-faux permanent du personnage face aux situations amoureuses où l’on attend de lui, comme une évidence, des inclinations qui ne sont pas les siennes, et son aspiration implacablement bridée à dire ce qui le bouleverse :

Non, Papa, je ne peux pas te parler de Clément, je ne pourrai jamais. Tu ne pourrais pas entendre ça. Tu ne comprendrais pas que je veuille devenir son meilleur ami, l’ami qui sait tout, à qui il confie tout. Et puis, tu n’as jamais regardé cet endroit de la peau d’un garçon, entre sa nuque et son col de chemise. [p. 31]

Dans mon enthousiasme, à l’époque, j’avais lu dans la foulée le très réussi premier roman pour adultes de Jérôme Lambert, La Mémoire neuve. Mais je ne me souvenais pas que les deux livres partageaient le même héros. Pourtant, l’auteur le précise lui-même dans l’entretien déjà cité :

En 2002, pendant que j'écrivais La Mémoire neuve (paru « pour adultes » aux Éditions de L'Olivier), j'ai eu le sentiment de devoir raconter le passé de Julien, le narrateur, d'expliquer mon personnage. C'est ainsi que j'ai commencé à écrire Tous les garçons et les filles, l'histoire de Julien et de son éveil à son homosexualité.

Les deux livres forment une sorte de diptyque, complété par Meilleur ami, deuxième roman pour la jeunesse paru en 2005 dont le narrateur, pour le coup, n’a même pas encore saisi qu’il aimait un garçon (à la différence des lecteurs perspicaces). Il faut dire qu’il a un an de moins (il est en troisième). On ne sait même pas son prénom (façon de laisser à chacun le droit de faire le lien ou non avec Julien ?). Meilleur ami présente un aspect plus serein et plus joueur que Tous les garçons et les filles. Plusieurs lecteurs/lectrices de ma connaissance n’avaient d’ailleurs pas relevé le jeu de symétrie par lequel Jérôme Lambert nous fait comprendre malicieusement ce qu’il en est. Et même s’il a laissé ouverts tous les possibles : « Avec Meilleur ami, j'ai tout simplement voulu évoquer la naissance du sentiment amoureux à l'adolescence : l'éveil à l'amour mais également la perception de ce sentiment. »

 

Pour en revenir à Tous les garçons et les filles, je pense avoir à peu près exprimé le travail tout en délicatesse et en effleurements de Jérôme Lambert. Le propos de Julien est complètement explicite et en même temps pudique. Sa façon de parler de Clément, de la façon dont celui-ci finit par forcer ses réserves, masque autant qu’elle montre. D’aucuns pourraient regretter tout ce qu’il y a de ténu dans le dit, mais je trouve qu’il en va plutôt d’un respect profond pour le personnage, ce qu’il rend possible et ce qu’il s’interdit. Cette fidélité (contrebalancée par tous les côtés obtus ou immatures de Julien) est un aspect très émouvant du livre, en même temps qu’un regard juste sur l’adolescence et ses désajustements permanents.

Un très beau livre que je suis heureux d’avoir enfin relu.

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L’Âge d’Ange d'Anne Percin

Anne Percin, L’Âge d’Ange, L’école des loisirs, « Médium », 2008.

 

L’Âge d’ange est le troisième roman d’Anne Percin que je lis et il me confirme dans la très grande affection que j’ai pour ses livres et sa maestria de romancière (« pour la jeunesse » jusqu'ici en attendant son premier opus hors de ce registre, Bonheur fantôme, annoncé pour août 2009 aux éditions du Rouergue). En novembre 2006, j’ai découvert Point de côté grâce à Thomas Gornet et ce fut un régal. La littérature estampillée « jeunesse » m’en procure rarement à ce degré. Et pour ce qui est de raconter « l’amour au masculin pluriel » (Romain Didier) à un lectorat adolescent, seuls La danse du coucou d’Aidan Chambers et Frère de Ted van Lieshout m’ont remué à un niveau équivalent.

Anne Percin aime bien faire des cachotteries à ses lecteurs en dévoilant sur le tard quelques clés tenues dans une manche : aussi bien dans Point de côté que dans Servais des collines, elle utilise secrets et ellipses comme autant de tours d’illusionniste. Mais ce qui était un jeu parmi d’autres dans ces romans joue un rôle central dans L’Âge d’ange. Comme l’a déjà dit Blandine Longre, la très grosse difficulté que ce roman pose à qui veut en rendre compte réside dans son système de révélations graduelles : si on dévoile ses énigmes sans précautions, on ruine l’un des charmes majeurs du livre…

 

Quand je rêvais parmi les rayons, on m’aurait posé une colle si on m’avait demandé, à mon tour de dire qui j’étais.

Enfant ou vieillard ? Garçon ou fille ? Je ne savais pas.

Longtemps, je n’ai pas su. J’étais un ange, peut-être. Un ange qui attend la chute (p. 20)

C’est donc l’histoire d’un ange — entendez par là quelqu’un dont le sexe est indéterminé. Il (ou elle) nous raconte l’année de ses dix-sept ans et son éclosion tardive « à la vie ». Être exclusivement cérébral, fasciné par la mythologie et l’histoire de la Grèce antique, notre personnage-narrateur se délecte dans l’apprentissage des langues. Les parents sont de la haute, très occupés, pour ne pas dire indifférents, suscitant un ressentiment tenace de leur enfant. L’histoire bifurque quand le chemin de l’ange croise celui de Tadeusz, un garçon des « bas quartiers » :

On appelait notre lycée le gymnasium.

Dans la ville haute, c’était un grand établissement de bonne réputation, fondé il y a des siècles. Les élèves comme Tadeusz, on pouvait les compter sur les doigts d’une main. Des deux mains à la rigueur. On savait d’où ils venaient : de quartiers dont les seuls noms faisaient peur à nos parents. On savait que les profs les préféraient parce qu’ils en avaient bavé pour parvenir là où nous avions atterri sans effort. […] (p. 12)

De cette rencontre improbable, faite d’affinités secrètes et de malentendus, le lecteur va lentement découvrir les étapes, certaines prévisibles, d’autres beaucoup moins. Pour notre plus grand plaisir, d’innombrables petits signes avant-coureurs sont dissimulés dans le récit, qui anticipent la suite ou trompent le monde (on ne peut jamais savoir à l’avance). Et ce qui avait au départ des dimensions allégoriques se revêt de chair (ou de réel), au fur et à mesure que l’ange s’extrait de sa chrysalide (un motif récurrent depuis Point de côté). Le conte devient roman, la topologie sociale tourne à la lutte des classes. Mais pas complètement, car l’indistinct est assurément le motif du livre, et ce qui en fait l’originalité. Il en va ainsi du cadre géographique la ville de Luxembourg qui pourrait enraciner le récit mais garde finalement une dimension assez abstraite. Garçon ou fille, imaginaire ou réel, allégorie ou fiction ancrée dans un lieu et une époque, etc. : L’Âge d’ange s’emploie à brouiller les pistes, même si le chemin que l’on emprunte va plutôt vers l’élucidation des énigmes. En cela, le livre est du côté des Lumières, foncièrement, de même qu’il porte une voix assez politique.

Pour tenir les difficultés de l’indistinct dans une langue aussi genrée que le français, où presque chaque mot doit prendre parti entre masculin et féminin, Anne Percin s’est donnée un cahier des charges de funambule (exercice que ne désavoueraient pas les amateurs de contraintes, façon Oulipo). Pour éviter de trahir le sexe de son ange, en particulier, elle louvoie avec une adresse malicieuse. Et quand finalement elle « lâche » le morceau, c’est avec un à-propos dramatique qui donne tout son sens à ce qui précède et à ce qui suit la révélation. Et malgré tout, c’est une avancée toute relative pour le lecteur, car il n’est pas sorti pour autant des leurres (et des heurts). En outre, il ne s’agit pas simplement d’un jeu littéraire. C’est aussi une façon de refuser toutes les assignations, qu’elles soient de sexe, de genre, de famille, de condition sociale, etc.

Davantage encore que dans ses romans précédents, elle s’autorise une discrète licence poétique, servie par une langue caméléon : familière parfois, mais à dessein, prosaïque souvent, souveraine la plupart du temps, heurtée ou déroulée. La part des dialogues s’est accrue, signe de confiance chez une prosatrice qui semblait plus à l’aise dans l’exercice d’une voix singulière. Les alinéas sont brefs, comme autant d’élans ou de palpitations. Il en surgit souvent des astuces ou de l’ironie. C’est aussi un geste léger pour se saisir des catastrophes…

[En dessous de la photo d'Anne Percin, vous risquez d’apprendre davantage que nécessaire, si vous n’avez pas lu le livre mais avez l’intention de vous y plonger ultérieurement...]

 

Car L’Âge d’ange se donne, et ce assez précocement, comme un livre tragique. L’annonce en est esquissée dès le premier chapitre. Elle reviendra souvent. On pourrait la prendre à la légère. Et pourtant, en l’occurrence, ce n’est pas une feinte. D’une certaine manière, tout est fait pour que le lecteur redoute cette issue funeste. Elle n’en est que plus pénible, au fur et à mesure qu’elle se précise. Pourtant, elle ne résonne pas à la façon des tragédies classiques, plutôt comme un appel à la révolte (ou à la Révolution ?).

Au regard d’autres romans chroniqués ici, notamment au rayon « jeunesse », la vision de la condition des jeunes homos pourra sembler sombre ou pessimiste. Une fois le thème « SIDA » (avec son cortège de morts) désamorcé, la littérature jeunesse en français était devenue assez optimiste concernant les personnages LGBT. On pourrait se réjouir du stock de positivité qu’elle véhicule désormais. Pourtant, il lui manque un peu de la noirceur que se coltinent certains romans en anglais, en prise directe sur l’expérience du harcèlement. Alors, L’Âge d’ange est loin d’être un roman « sur » la tragédie de l’homophobie (d’ailleurs, les romans sur font de la mauvaise littérature à coup sûr), et le cassage de pédé s’accomplit ici dans une ellipse. Mais c’est une piqûre de rappel contre tout angélisme !

Très vivement recommandé.

 

 

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L'injonction hétérosexuelle (à propos d'Amoureux grave d'É. Brami et du Journal d'un garçon de C. Gutman)

Deux romans sortis récemment justifient ce titre paresseux et mal formulé. Je ne surprendrai personne en disant que les parents ont tendance à mettre la pression sur leurs enfants pour qu’ils affirment une attirance « saine et spontanée » pour les personnes de leur âge du sexe opposé. Il y a quelques décennies, avant la mal nommée « révolution sexuelle », ce genre de pressing concernait surtout les adolescents. Maintenant, cela commence dès l’enfance. Et j’ai tendance à croire que la visibilité croissante des homosexuels doit renforcer le phénomène, notamment quand les parents « se posent des questions » à propos de l’un de leurs enfants. Bien entendu, les modulations de ce phénomène sont grandes, et elles sont associées avec d’autres attentes, concernant cette fois l’identité de genre (qu’un garçon se conforme aux normes viriles, et les filles à la « féminité »). En revanche, c’est quelque chose d’extrêmement lourd à vivre dès lors que pour une raison ou une autre on ne se plie pas à l’exigence normative.

Amoureux grave d’Élisabeth Brami et Philippe Lopparelli (dans la belle collection « Photo roman » chez Thierry Magnier) et Journal d’un garçon de Colas Gutman (paru en « Médium » à L’École des loisirs) abordent ce thème avec des bonheurs divers. Les deux personnages de garçon n’ont pas le même âge (l’un est en terminale, l’autre en seconde), l’un se raconte alors que l’autre est collé aux basques par sa narratrice. En revanche, ils se prénomment tous les deux Paul et subissent la même crainte familiale parce que atypiques (même si l’on réalise que, ouf !, ils sont hétéros tous les deux).

    Élisabeth Brami n’a pas hésité à donner un patronyme terrible à son jeune héros : Daveine…

Parfois, il se disait qu’ils l’avaient bien cherché, ses parents, qu’ils avaient joué avec le feu, qu’ils avaient défié le destin. N’avaient qu’à pas lui coller des initiales pareilles, des initiales infamantes en forme d’injure, deux lettres pour passer sa vie à se faire humilier: P. D. Quand on osait refiler un tel fardeau à un pauvre môme qui n’avait rien demandé à personne, même pas demandé à naître, il ne suffisait pas de se saigner aux quatre veines ensuite pour éponger le truc.

C’était un jour, en plein goûter d’anniversaire, devant la famille au grand complet, que ça l’avait pris. Il venait de souffler ses neuf bougies. S’armant de courage, ou inconscient, il avait décidé de réclamer des comptes sur son prénom. Sûrement que la question devait le travailler depuis un bout de temps et qu’il s’était pinté au jus de pomme.

Depuis le CP, il avait bien compris l’ampleur des dégâts, grâce aux initiales calligraphiées par la maîtresse au-dessus de son portemanteau. Et les autres ne l’avaient pas loupé au passage.

Ce n’était qu’un début.

« Pourquoi vous m’avez donné un prénom qui fait “pédé”?»

Il avait cru qu’ils allaient tous disjoncter. Sa mère blanche comme la nappe: «Comment tu parles, Paul?! » La tante Hilda qui se marrait à l’autre bout de la table. Son grand-père en train de s’étouffer avec sa part de rituel fraisier maison.

Après un moment de stupeur, son père lui avait balancé l’explication de son air de curé défroqué: on lui avait refilé le prénom du jeune oncle Paul mort le même mois. (p. 14-15)

Au fil des premiers chapitres d’Amoureux grave, la barque se charge peu à peu : littéraire dans une famille de scientifiques, pas sportif et malingre, « couvé » par une mère dermatologue, réfractaire aux codes de son âge, le héros d’Élisabeth Brami a le profil parfait. Il lui faut de surcroît endurer le contre-exemple on ne peut plus conforme de Nicolas, son copain d’enfance. Face aux pressions, à l’anxiété, à la peur de décevoir, Paul répond avec un humour acide qui passe magistralement dans le style indirect libre de l’auteure :

Un jour, il le savait, il lui faudrait assumer tout cela, endosser le rôle du fils indigne, réussir à s’imposer en leur lançant en latin: « Mea culpa, les vieux! Homo homini lupus est» Mais avec la tribu Daveine, il aurait fort à faire : tous de tristes scientifiques et fiers de l’être. […] Tout était toujours une chaîne de cause à effet et de père en fils qu’on lui en voudrait à mort d’avoir brisée. Et comme ces gens-là n’avaient même jamais mis le nez dans les feuilles roses du Petit Larousse illustré, ils prendraient son Homo homini, comme un coming out. Ça le faisait rigoler. Il voyait d’ici leurs têtes ahuries: un pédé polyglotte étudiant en langues mortes ! La totale !

Une fois les présentations faites avec Paul, le lecteur entre dans le vif du sujet : un long week-end solitaire. Un mystérieux expéditeur lui envoie une photographie. L’imagination du héros s’emballe. Il répond par des poèmes. Un dialogue s’ébauche, texte pour image. Il rêve de la fille mystérieuse qu’il voit souvent dans son bus. L’échange fictif reproduit le dialogue entre les photographies de Philippe Lopparelli (insérées dans le corps du texte) et l’imagination d’Élisabeth Brami. Et le lecteur est mené en bateau par le livre comme Paul l’est par la personne qui lui envoie ces images. Certains passages sont assez crus, d’autres plutôt poétiques, le mélange des genres étant la règle.

La fin du roman donnant lieu à un dénouement en cascade, je ne peux pas trop en dire plus. Qu’il me suffise de préciser que j’ai beaucoup aimé ce livre, même si je n’ai pas été particulièrement surpris. Ce qu’É. Brami a particulièrement réussi est la figuration des affres et humeurs de son personnage, sur fond d’humour ravageur.

 

On retrouve des ingrédients similaires dans le Journal d’un garçon de Colas Gutman, même si je suis moins convaincu. Ce Paul-ci tient un journal, donc, assez drôle, qui lui donne maintes fois l’occasion de brocarder son père très beauf, son demi-frère à moitié demeuré, sa belle-mère « gratin dauphinois » et la faune de son lycée. La mère est loin, qui papillonne, téléphone, et s’intéresse exclusivement à la vie sentimentale de son fils. Seule sa sœur « Flo » suscite en lui une grande tendresse. Il fait du théâtre, lieu où il croise Lisa Tapir, une fille de terminale dont il est amoureux. Une de ses camarades de classe lui court après, dans un genre assez nymphomane. Lui se laisse un peu faire, et ce d’autant plus que son père et sa mère sont aux aguets de sa vie sentimentale.

La prose que Colas Gutman a prêtée à son personnage est extrêmement fluide, saccadée, avec un zeste de désinvolture très étudiée.

 

3 octobre

Je me fais une tartine. Je prends une douche (jet sur position 3). J’essaie un vieux 501 de Flo (« Petit-chat » pour les intimes), elle refuse de me le prêter : « T’as qu’à t’en acheter un. » Je remets mon jogging (le vert). Je me demande ce que ressentait Al Pacino avant de prendre un cours de théâtre.

Cédric se fait une tartine de confiture d’oranges amères (beurk). Ma belle-mère sautille devant sa hotte (serait-elle déjà enceinte ?). Flo, notre Petit-chat à tous, ronronne devant son bol de céréales. Finalement, la famille, c’est sympa.

[...]

Cours de français : je gratte ma table pour savoir si la couche de plastique supérieure se décolle.

Cours d’anglais : ma chaise n’est pas stable, je me balance en arrière et manque de me casser le coccyx.

Je me fais engueuler en plus parce que je fais du bruit.

Cours de français (encore) : j’ai l’emploi du temps le plus tarte de la terre. Chateaubriand, le mec à la sauce béarnaise, cède sa place à Victor Hugo. Je finis de décoller mon morceau de plastique.

SVT : Julien Lepers me parle, je ne l’écoute pas lorsque j’entends :

— C’est atroce, à part toi, je n’ai pas de copains.

Je lui réponds:

— Ce qui est atroce, c’est de me le dire. (p. 21-22)

Je suis sorti de cette lecture avec une humeur mitigée : c’est un roman malin, et qui portraiture avec astuce notre époque. Pour autant, au-delà du plaisir romanesque (qui est réel), je trouve ce texte presque trop confortable, et pour tout dire un peu téléphoné (sic !).

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Le Monde de Charlie (Pas raccord) de Stephen Chbosky

Stephen Chbosky, Le Monde de Charlie [trad: Bl. Longre], Sarbacane, « Exprim’ », 2012. (publié pour la première fois sous le titre Pas raccord en 2010). Édition originale : The Perks of Being a Wallflower, New York, MTV Books, 1999.

 

Charlie ou le jugement suspendu

Quand un roman raconte comment un adolescent traverse des expériences et mûrit, la critique est prompte à parler de « roman d’éducation ». Mais à ce compte-là, il y a peu de livres pour la jeunesse ou parlant d’elle qui échapperaient à cette dénomination, au risque de la vider de sens. Car il se joue souvent quelque chose de cet ordre, mais sans que ce soit forcément le composant central d’une histoire racontée. Les livres qui figurent les apprentissages tous azimuts d’un personnage et dont c’est le propos central ne sont pas si nombreux, surtout s’ils dramatisent ce tournant essentiel qu’est la sortie définitive de l’enfance.

Pas raccord est de cette sorte de livres : le récit d’une conscience qui se forge, une version contemporaine de ce qu’on appelle parfois Bildungsroman. Son auteur, Stephen Chbosky, a une expérience de psychothérapeute et de pédagogue, que l’on peut lire en filigrane dans la trame du livre, même si c’est un aspect qui peut demeurer complètement invisible pour la plupart des lecteurs. Aux États-Unis, où ce roman a été un gros succès de librairie, tout en déclenchant force scandales, les censeurs de la moral majority se sont surtout attardés sur la figuration de pratiques qui paraissaient scandaleuses dans un ouvrage à destination de la jeunesse : tabagisme, consommation d’alcool et de drogues, personnages homosexuels, contre-culture. Pourtant, c’était commettre un gigantesque contresens sur ce livre que de le lire comme une apologie des déviances (si tant est qu'on les perçoive comme telles). Car il vise aussi une forme de regard moral, mais d'un autre ordre.

Au centre de l'histoire, Charlie, narrateur du livre, qui adresse une cinquantaine de lettres à un destinataire anonyme. On ne peut pas parler de journal intime ni de roman par lettres : on est entre les deux. Au fil de ces missives, il raconte sa première année de high school (l’équivalent du lycée), durant laquelle a lieu son seizième anniversaire (le 24 décembre 1991). Autre entre-deux : l’histoire est extrêmement réaliste, chaque lettre est datée, et en même temps, nombre de détails sont laissés dans l’obscurité (on ignore où se passe l’histoire, et dans quel type d’environnement urbain). Pas raccord est très ancré dans une époque (le début des années 1990 aux États-Unis), mais son lieu incertain lui donne une dimension globale : cela pourrait se passer n’importe où dans une middle America, qui ne serait ni une métropole ni la province profonde. Là encore, on est dans un entre-deux...

 

Charlie est le benjamin d’une fratrie de trois, avec des parents plutôt sympathiques, une parentèle d’origine populaire et une existence lower middle class. Mais cet environnement familial est loin d’avoir un caractère dominant dans les préoccupations du héros-narrateur. Le livre s’ouvre sur la réminiscence de la mort d’un copain de collège, dont Charlie suspecte le suicide. Dans sa nouvelle vie, Charlie va se faire de nouveaux amis : un groupe de lycéens plus âgés que lui, parmi lesquels il va se trouver une place éminemment particulière.

Car Charlie est loin d’être un adolescent standard : très émotif (il pleure facilement), parfois violent, il affectionne surtout les positions effacées (ou en retrait). Le titre original rend d’ailleurs cela si on le traduit par « les joies de faire partie du décor » ou  « les avantages de faire tapisserie ». Spontanément, il se met en situation d’observateur, même si plusieurs personnages lui enjoignent de « s’impliquer » davantage. Mais cette position est aussi celle à partir de laquelle il puise la matière de ses lettres, où il déploie ses talents de chroniqueur faussement naïf. Superficiellement, il pourrait apparaître légèrement autiste, alors qu’il est au contraire on ne peut plus ouvert sur les autres, mais avec une façon tout à fait particulière de regarder le monde. Sa candeur procède pour partie d'un refus des idées toutes faites et des stéréotypes, attitude assez opiniâtre. Elle procède de sa réticence constante à préjuger des êtres et des situations.

Roman d’expériences, sinon d’expérimentations, Pas raccord l’est pleinement : durant cette année scolaire, Charlie se cherche des amis, tombe amoureux, expérimente des drogues, se met à fumer, flirte avec une fille, etc. — autant de jalons qui seraient parfaitement banals ou au contraire « choquants » ailleurs, mais qui prennent un relief particulier dans le rendu qu’il en donne. Car ce personnage a une façon faussement anodine d’évoquer les menus détails de sa vie : Charlie est un enregistreur, une caméra subjective qui semble donner à voir sans jamais porter de jugement sur ce qui est montré, ou si peu. Face à l’homosexualité de son ami Patrick ou à l’avortement de sa sœur, il ne se pose pas en juge. Il accompagne, il soutient, il enregistre. En cela, il est souvent une « éponge », comme le remarque son professeur d’anglais, bien davantage qu’un « filtre », même si l’apprentissage d’une certaine forme de jugement (mais si peu conformiste) fait partie du côté bildung du roman.

Patrick m’a raconté son histoire avec Brad, et maintenant je comprends pourquoi Patrick s’est pas mis en colère quand il a vu Brad danser avec une fille. Quand ils étaient en première, Patrick et Brad se sont retrouvés dans une fête avec les autres élèves branchés. (En fait, à cette époque, Patrick était une des stars du lycée; c’était avant que Sam lui fasse découvrir la vraie bonne musique.) Pendant cette fête, Patrick et Brad étaient tous les deux complètement soûls. En fait, Patrick dit que Brad faisait semblant d’être beaucoup plus soûl qu’il l’était vraiment. Ils étaient assis dans le sous-sol avec une fille qui s’appelle Heather, et quand elle est sortie pour aller aux toilettes, Brad et Patrick sont restés seuls. Patrick a dit que pour tous les deux, la situation était « gênante et en même temps excitante ». [...]

Au bout d’un moment, ils avaient plus de banalités à se dire, et ils se sont simplement regardés. Et ils ont fini par se toucher et faire des trucs au beau milieu du sous-sol. Patrick a dit que c’était comme si leurs épaules avaient été soulagées d’un énorme poids.

Mais le lundi, au lycée, Brad arrêtait pas de répéter : « Putain, j’étais trop bourré. Je me souviens plus de rien. »

Il l’a dit à tous ceux qui étaient à la fête. Il l’a dit des tas de fois aux mêmes personnes. Il l’a même dit à Patrick. Personne avait vu Patrick et Brad faire des trucs ensemble, mais Brad arrêtait pas de le redire quand même. Le vendredi d’après, il y a eu une autre fête. Et cette fois, Brad et Patrick étaient pas « bourrés », mais « défoncés », même si Patrick a dit que Brad faisait semblant d’être plus « défoncé » qu’il l’était vraiment. Et ils ont fini par se toucher et refaire des trucs. Et le lundi, au lycée, Brad a fait pareil :

« Putain, j’étais trop défoncé. Je me souviens plus de rien. »

Ç’a duré comme ça pendant sept mois. Au point que Brad se défonçait ou se soûlait avant d’aller à l’école. C’est pas comme s’ils faisaient des trucs au lycée. Ça, c’était seulement pendant les fêtes, le vendredi soir. Mais d’après Patrick, Brad arrivait même pas à le regarder dans les couloirs, encore moins à lui parler. Et c’était difficile pour Patrick, parce qu’il aimait beaucoup Brad.

Quand l’été est arrivé, comme Brad avait plus à se soucier du lycée ou du reste, il s’est mis à boire et à se droguer encore plus. Il y a eu une énorme fête chez Sam et Patrick, avec des gens moins branchés. Quand Brad s’est pointé, tout le monde a été très excité de le voir parce qu’il était branché, mais Patrick a pas expliqué pourquoi Brad était venu à sa fête. Quand la plupart des gens sont partis, Brad et Patrick sont allés dans la chambre de Patrick. C’est cette nuit-là qu’ils ont couché ensemble pour la première fois.

[...] Brad arrêtait pas de pleurer. Il voulait même pas que Patrick le prenne dans ses bras, ce que je trouve plutôt triste, parce que si je couchais avec quelqu’un, j’aurais envie de prendre cette personne dans mes bras. Finalement, Patrick a remonté le pantalon de Brad et lui a dit :

— Fais comme si t’étais tombé dans les vapes. [...]

Finalement, Patrick a appelé les parents de Brad, parce qu’il était trop inquiet. Il leur a pas expliqué pourquoi, il leur a juste dit que Brad était vraiment mal en point et qu’il fallait le ramener chez lui. Alors les parents de Brad sont venus et, avec quelques garçons, dont Patrick, son père l’a porté jusqu’à sa voiture. Patrick ne sait pas si à ce moment-là, Brad dormait vraiment (mais s’il faisait semblant, il était plutôt bon comédien). Les parents de Brad l’ont envoyé en cure de désintoxication — son père voulait pas qu’il rate l’occasion de décrocher une bourse grâce au foot. Patrick l’a plus revu de tout l’été. Les parents de Brad ont jamais capté pourquoi leur fils se droguait ou buvait tout le temps.  (p. 65-69 ; les coupes sont de moi, par scrupule à l'égard de l'éditeur.)

Pas raccord n’est en aucun cas une succession de tableaux statiques : divers plans narratifs coulissent tout au long du récit (l’histoire d’un groupe d’amis, les tribulations de la fratrie, les études de Charlie, ses difficultés psychologiques), avec nombre de rebondissements et, aussi, de ressauts prévisibles. Pour autant, on est aux antipodes d’une histoire scénarisée sur le mode du feuilleton. On n’est pas chez Armistead Maupin ou Mark Haddon. La matière du narrateur est faite d’événements ordinaires, qu’il raconte de manière étrangement dense. Toutes proportions gardées, la texture du livre me rappelle les analyses de Nabokov sur Anna Karénine : « Les lecteurs appellent Tolstoï un géant de la littérature […] parce qu’il est toujours exactement de notre taille, qu’il marche exactement à notre pas, au lieu de passer loin de nous comme le font d’autres auteurs » (Littératures 2, p. 221). Il me semble que ce qui fait le charme de Pas raccord est un peu de cet ordre.

Stephen Chbosky a par ailleurs réussi à trouver une langue parfaitement réaliste pour son personnage : dénuée d’effets, presque blanche, elle ordonne le monde avec le vocabulaire et les possibilités de compréhension d’un adolescent qui n’a rien d’un singe savant. D’ailleurs, peu à peu, des mots nouveaux et des idées viennent élargir la compréhension de Charlie et affiner son regard sur le monde. En revanche, S. Chbosky ne cède jamais à la tentation de prêter à son héros-narrateur des traits d’esprit ou des analyses qui trahiraient un regard d’adulte (comme c’est souvent le cas ailleurs, y compris dans des romans très réussis). Ce parti-pris renforce la crédibilité de Charlie comme personnage, y compris dans ses naïvetés.

Blandine Longre a su remarquablement rendre en français la tonalité de l’original, sans jamais céder à la tentation de « faire joli ». Sa traduction est très scrupuleuse, de sorte qu’on ne perd (quasiment) rien de l’original à lire Pas raccord (sauf le titre !). Elle n’a pas non plus cherché à « franciser » le cadre, comme c’est trop souvent le cas dans la littérature jeunesse. Dans le mélange d’altérité et de proximité que suscite la voix singulière de Charlie, la culture américaine représente un écart supplémentaire pour le lecteur français, mais je ne pense pas que ce soit gênant, au contraire, compte tenu de la relation complexe à laquelle nous sommes invités (étant les destinataires de fait).

Si Pas raccord a connu une telle audience aux États-Unis, c’est sans doute en raison de ce personnage, qui tout à la fois nous tend un miroir — où il est possible d’inscrire tant d’interprétations différentes —, tout en existant fortement comme conscience (hésitante, souvent blessée, éminemment attachante). Sans oublier un humour comme voilé, si discret qu’il passe facilement inaperçu.

Aujourd’hui, le temps était tellement chouette que ça m’a pas dérangé d’aller au lycée. Y a des jours comme ça. Le ciel était couvert de nuages et l’air était si doux qu’on se serait cru dans un bain d’eau chaude. Je crois que je m’étais jamais senti aussi propre. Quand je suis rentré à la maison, j’ai dû tondre la pelouse pour me faire de l’argent de poche, et ça m’a pas embêté du tout. J’ai juste écouté la musique, respiré l’air, et je me suis souvenu de trucs. Des trucs comme se promener dans le quartier et regarder les maisons, les pelouses et les arbres tout pleins de couleurs et se dire qu’avoir ça, c’est suffisant parfois.

Je connais vraiment rien au zen ou aux trucs que les Chinois ou les Indiens font dans leur religion, mais une des filles qui étaient à la fête, celle qui a un tatouage et un piercing au nombril, elle est bouddhiste depuis le mois de juillet et elle parle quasiment que de ça (sauf peut-être quand elle se plaint du prix des cigarettes). Je la vois des fois à l’heure du déjeuner, quand elle fume avec Patrick et Sam. Elle s’appelle Mary Elizabeth.

Bref, Mary Elizabeth m’a expliqué qu’avec le zen, ce qui compte, c’est que tu es relié à tout ce qui vit sur Terre. Tu fais partie des arbres, de l’herbe et des chiens. Des trucs de ce genre. Elle m’a même expliqué que son tatouage symbolisait ça (mais j’ai oublié pourquoi). Du coup, je me dis que le zen, c’est un jour comme aujourd’hui, quand on fait partie de l’air et qu’on se rappelle des trucs. (p. 64-65)

Au-delà de son réalisme et de son empathie extraordinaire, Pas raccord est aussi un livre joueur, subtilement humoristique, et qui dissimule un peu partout de petits détails anodins qui trouvent par la suite un réemploi — éventuellement sur un mode majeur. On peut le lire avec une naïveté proche de celle de Charlie ou au contraire y décrypter une réflexion adulte maquillée derrière une narration adolescente. Cette pluralité de possibles s’ajoute à toutes les autres richesses de ce roman-miroir.

Vivement conseillé.

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Lectures d’hiver

Voici quelques évocations brèves de livres lus ces derniers temps. Soit qu’ils ne rentrent pas dans la thématique de ce site, soit qu’ils me laissent sur la réserve, je ne leur ai pas consacré un article entier, mais je tenais quand même à les évoquer.

 

J’ai lu enfin Escalier C d’Elvire Murrail, livre paru originellement en littérature adulte (chez Sylvie Messinger en 1983), mais souvent cité dans les listes de livres pour ado à contenu LGBT. Il en existe une version (que je n’ai pas consultée) dans la collection Médium de L’école des loisirs. Personnellement, j’ai déniché une version « France loisirs », ce qui n’est pas très exaltant mais atteste que le livre a eu du succès. 

Cette histoire écrite en français supposée se passer à New York m’a laissé un peu dubitatif du point de vue de l’illusion référentielle. Les dialogues sont très scénarisés et on retrouve un style d’écriture assez « américain », même si l’esprit ne l’est pas vraiment. En tout cas, je ne vois pas l’intérêt spécifique du livre pour un public non adulte. Je voudrais trouver une autre version pour vérifier s’il y a eu une réécriture. En l’état, c’est un roman de divertissement psychologique rondement mené, alerte et drôle, qui nécessite une certaine maturité.

 

Le Journal de grosse patate de Dominique Richard est une « pièce de théâtre » pour la jeunesse qui parle de tolérance et de phénomènes de groupe. Une gamine de CM2 passablement enrobée y consigne son journal, en alternance avec des dialogues vaguement ésotériques face à un mystérieux « homme en noir ». Le personnage clé de l’histoire est Rémi, apprenti homosexuel et double de l’auteur, qui a instillé pas mal de détails autobiographiques dans son texte. Le tout est assez sympathique, quoique un peu court, à plusieurs titres.

 

L’Ombre d’Adrien de Cathy Ytak (Syros, « Les uns et les autres ») a suscité une mini-polémique dans Le monde des livres, parce qu’une journaliste s’est scandalisée que l’on y parle d’un sujet aussi sombre que le suicide d’un adolescent. Se fiant à la théorie de l’imitation/propagation, de bonnes âmes, proches de la sainte église romaine, se sont émues des effets mauvais de cette sorte de lecture sur des âmes sensibles. Au nom de la protection de la jeunesse, on ne devrait pas parler de certains sujets à de jeunes êtres en construction, notamment les adolescents. Je ne dirai jamais assez mon agacement devant cette conception bien-pensante de la littérature qui fait injure à l’intelligence de la jeunesse et à la capacité des petits et des grands enfants de faire le tri. 

Et le roman dans tout ça ? Il raconte la quête de Jérémie, « jeune homme » de dix-neuf ans, après le suicide de son copain de vacances, Adrien, et son errance intérieure à la recherche d’une explication. J’ai trouvé le livre à la fois passionnant dans sa dissection d’un deuil et pas toujours convaincant dans son mélange d’inspirations (je n’ai pas vu ce que le slam apportait par rapport à l’économie narrative, mais je suis sans doute réfractaire au genre). Outre sa grande fluidité, ce roman a pour mérite de laisser les portes de l’imaginaire grandes ouvertes.

 

J’ai beaucoup aimé le deuxième livre publié d’Anne Percin, Servais des Collines (dont j’ai chroniqué ici Point de côté). Il s’agit d’un roman historique se passant durant la Renaissance. Bien que n’étant pas un fan du genre, je l’ai dévoré en deux soirées. Mon engouement est sans doute lié à la minutie des évocations historiques et à l'absence de ce qui m'horripile dans les évocations romanesques de l'histoire : des "costumes" plaqués sur une trame narrative ultra-conventionnelle. Ici, rien de tout cela. L'histoire figure une sorte d'errance, à la fois temporelle et géographique (le héros est d'ailleurs fasciné par les cartographes de son temps). Blandine Longre en a très finement parlé sur Sitartmag, dans un article que je vous recommande : 

 www.sitartmag.com/annepercin2.htm

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Le Complexe de l'ornithorynque de Jo Hoestlandt

Jo Hoestlandt, Le Complexe de l'ornithorynque, Milan, "Macadam", 2007.
 
Ce roman est paru à l'automne 2007 et, ma foi, j'aurais ignoré son existence s'il ne s'en était pas trouvé un exemplaire au rayon "ado" de la librairie Les Mots à la bouche. C'est souvent là que j'ai trouvé pour la première fois les romans jeunesse que je chronique ici.
Autant j'ai parfois été échaudé par certaines découvertes, autant cette fois je suis plutôt content de cette rencontre. Le livre a été publié dans une collection qui compte aussi à son actif La Face cachée de Luna de Julie Ann Peters (roman qui parle "de" transsexualité"). Comme quoi, même absorbées par l'ogre Bayard, les éditions Milan ont conservé une certaine latitude.
Je viens aussi de découvrir que l'auteur n'était pas née de la dernière pluie, comptant déjà des dizaines de livres à son actif. Hélas, c'est une preuve supplémentaire de mon inculture.
Il s'agit d'un livre à quatre voix : Carla, une jeune fille ordinaire en classe de seconde ; Rose, condisciple paraplégique et rêveuse ; Aurélien, un garçon timide et inhibé, que Rose affectionne ; et enfin un jeune homme plus âgé, qui habite en face de chez Carla et qu'elle a prénommé Philémon (mais qui en réalité s'appelle Pierre). Le cadre est délibérément flou : urbain mais indéterminé, francophone assurément (voire même français). L'essentiel est affaire de relations humaines. Ce sont elles qui créent un espace d'affinités électives où chacun se place (ou non) par rapport aux autres, dans la brève durée d'un hiver et d'un printemps.
Les personnages secondaires ne sont pas légion. L'entourage familial du quatuor est à peine esquissé (à l'exception de la stupéfiante petite soeur de Carla) et la classe des trois adolescents est assez largement maltraitée, notamment par Carla. Toutes les voix n'ont pas la même présence : Carla mène largement la danse, mais Rose est assez présente. Aurélien et Pierre s'affirment peu à peu. L'écriture subit des variations d'un personnage à l'autre : rageuse et brillante chez Carla, poétisante et très intérieure pour Rose, introspective et plus terne pour Aurélien et Pierre. Je ne pense pas que l'auteur ait voulu singulariser leur propos comme on singulariserait des écritures. Par conséquent, les variations ne sont pas considérables. L'ensemble est nimbé d'une certaine poésie et mené d'une plume alerte.

À chaque fois que je suis tentée par le divin, je bute sur les ornithorynques. Qui ont vraiment une tronche de puzzle raté. Parfois je me sens indulgente et j’explique le cas de l’ornithorynque par un coup de fatigue du Créateur, une panne, ou l’art d’accommoder les restes comme sait le faire toute bonne cuisinière. D’autres fois, il me crève les yeux que tout est affaire de hasard, et que l’ornithorynque en paie, plus que tout autre sur cette terre, le lourd tribut.
Mais souvent, je suis tentée de penser: l’ornithorynque
et moi! Parce que je ne suis pas loin de me sentir aussi bizarre que le mammifère australien amphibie et ovipare, même si ça ne se voit pas de façon aussi totalement évidente. (Incipit, p. 7)

Le complexe de l'ornithorynque est un livre qui parle de désirs et de réticences. Désir de Carla pour Philémon, de Rose pour Aurélien, pulsion amicale de Carla pour Rose, hésitations d'Aurélien qui se découvre gay, fermeture de Rose à Carla, découverte de Carla par Pierre... L'ensemble forme un canevas de paroles où chaque sentiment émerge lentement, va son chemin, s'évapore. Tout est exprimé avec des nuances gracieuses.
Les langues étrangères, anglais et espagnol, jouent un rôle assez curieux dans le livre : elles sont données telles quelles, récitation de verbes forts ou poèmes de Lorca, comme une échappée sur un ailleurs qui est en même temps un miroir. Carla, tout particulièrement, s'enrubanne en elles de la même façon qu'elle noue sa curiosité pour les autres. Elle y incrit son extraversion. Aurélien, à l'inverse, s'y montre pataud, perdu, de la même façon que son rapport aux autres est un peu une terra incognita.
Le livre réussit à susciter de véritables dissonances dans le réalisme de la littérature pour adolescents. Le personnage de Rose, ses visions, ses affects, est à ce titre essentiel. Mais il n'est pas seul : la parole de Lola, la petite soeur de Carla, est une autre dérogation dans un monde trop lisse. Et la relation qui s'installe entre cette dernière et Pierre sort également des sentiers battus, moins par la parole que par la configuration décrite.
Une belle découverte. Je pense qu'il faut déjà une certaine maturité émotionnelle pour le lire (l'âge des trois adolescents ?)

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"Les Habitués de l'aube" de Sylvie Massicotte

Sylvie Massicotte, Les Habitués de l’aube, Les éditions de la courte échelle, « roman+ », 1997.


sylvie-massicotte-copie-1.jpg    Je n’avais jamais entendu parler de Sylvie Massicotte, avant que mon collègue du blog « Cultures et débats » ne signale ce roman. C’est une auteure canadienne qui a déjà publié de nombreux romans et nouvelles. J’ai beaucoup aimé Les Habitués de l’aube même si la mise en page du livre est un peu rebutante : pages blanches comme des intercalaires, pavé de texte avec des marges ridiculement réduites, composition mal fichue. 

L’héroïne du livre en est la narratrice. Le point de vue est tellement subjectif, tellement enraciné dans son regard qu’on ne saura ni comment elle s’appelle, ni où elle vit, ni exactement quel âge elle a. Pour autant, ça ne crée jamais de difficultés. Le lecteur n’est pas désorienté. Je ferais l’hypothèse que l’auteur a fait ce choix pour au moins deux raisons. D’une part, cela plonge le lecteur dans le monde de son héroïne sans mise à distance, lui fait épouser au plus près les tâtons du personnage. D’autre part, cela confère au roman une portée universelle, débarrassée d’éléments contextuels qui viendrait situer l’histoire dans le temps et l’espace. Il y a néanmoins un léger accent québécois dans certaines tournures, mais on est loin de tout pittoresque. J’imagine qu’à l’instar d’un Robert Lalonde, Sylvie Massicotte a dû travailler à neutraliser autant que possible les particularismes de sa langue. 


    Il s’agit donc d’une histoire très épurée, racontée par chapitres brefs, voire extrêmement courts (certains font deux pages). Il y a une âpreté, une sécheresse, qui sont à l’image de l’héroïne, une fille au caractère tranchant, aux sentiments intenses, mais taiseuse et incisive en même temps. Par l’accumulation de réflexions, de formules lapidaires, sa personnalité émerge vigoureusement au fur et à mesure que l’on avance dans le livre. Cette façon de procéder me semble très bien fonctionner. Rares sont les caractères dans la littérature pour ados qui prennent autant d’épaisseur et de nuances, sans le moindre blabla psychologique. 

Ainsi donc, quand l’histoire commence, c’est l’été et son oncle est venu lui proposer de passer dix jours dans sa maison auprès du lac. Elle reste sur une rupture douloureuse avec son petit ami, Laurier. Ses parents ont fait un nouvel enfant sur le tard, un Léo qui doit avoir entre un et deux ans. Elle s’occupe de lui avec une tendresse bourrue. Néanmoins, elle accepte l’offre qui lui est faite, car elle est très complice avec son cousin Antoine, et c’est l’occasion de passer quelque temps à la campagne.

Sa tante est dans un asile psychiatrique. L’oncle, assez perturbé, est souvent absent. Elle fait connaissance des amis de son cousin : Guillaume, un garçon ordinaire, immédiatement séduit, Olivia, la rivale, Camille, beaucoup plus sympathique. Et Marc-André… 

Antoine, déjà installé à la table de pique-nique. Antoine, oui, mais le gars assis en face de lui… Beau, un vrai dieu ! Je cherche quoi dire… « Il fait beau », c’est tout ce qui me vient, j’appuie sur le mot beau. Je n’arrive pas à porter mon attention ailleurs que sur lui. Sa petite fossette au menton qui apparaît et disparaît pendant qu’il mange. Son regard sur moi, difficile à définir. Je suis sûre qu’il connaît la peine, lui aussi, qu’il comprend tout.

Il a de longs cils, comme Laurier… L’épaisseur de ses sourcils lui donne l’air un peu triste. Une touche sombre autour des grands yeux clairs, l’obscurité et la clarté en un seul visage. (p. 20-21)

Marc-André, c’est « le voisin », un musicien, très proche d’Antoine. L’héroïne, elle, est saxophoniste. Lors d’une soirée sur la plage avec les amis de son frère, ils jouent tous les deux et un lien s’établit.

Le cri de mon instrument monte dans la nuit. Il s’élève avec la fumée, jusqu’aux étoiles. Camille est une étoile. J’accueille avec elle le son qui paraît lentement se dédoubler. Je détourne la tête en ne cessant pas de jouer. C’est Marc-André qui me rejoint avec son saxophone dans lequel il raconte l’histoire, notre histoire à nous, à mesure qu’il bouge dans son chandail à gros cables de laine. J’aimerais m’y blottir…

Ma musique se vautre dans la sienne. Les étoiles semblent s’être décrochées du ciel. Elles scintillent là, tout autour, dans les yeux de Camille et d’Antoine, elles se mêlent aux flammèches que me lance Olivia.

Un silence, un soupir, comme on dit en solfège. Les autres applaudissent, mais, tous les deux, nous savons que la pièce n’est pas terminée. On reprend là où on s’est arrêtés. Marc-André se rapproche de moi en jouant. Son visage à demi éclairé par les flammes, son visage qui m’apparaît si maigre soudain. (p. 46-47)

La passion de l’héroïne pour Marc-André ne cesse de croître à mesure que l’histoire avance. Le lecteur, soumis à son point de vue, peut s’y abandonner ou trouver certains détails surprenants. Ainsi, l’oncle énonce-t-il platement à propos de Marc-André vis-à-vis de son propre fils : « C’est son ami ». Elle-même trouve que c’est « un garçon bizarre », qui peut faire la sieste dans un champ de fleurs. Antoine a fait de nombreux dessins de lui. Comme toujours, elle taquine son cousin en l’appelant « P’tite nature ». Au milieu de l’histoire, Marc-André s’efface, disparaît dans sa maison. L’héroïne se console en fréquentant vaguement avec Guillaume, sans élan. Marc-André est malade, on ne saura jamais de quoi. Il faudra une échappée sur le ponton pour qu’elle comprenne enfin ce qu’elle refusait de voir…

Les Habitués de l’aube est l’histoire d’un aveuglement qui peu à peu se défait. Ce faisant, le roman se tient au plus près des émotions d’une jeune fille, et c’est sans doute l’une de ses principales qualités. Le double jeu entre ce que l’héroïne voit et ce que l’on peut (ou non) deviner, est plutôt subtil. À aucun moment l’auteur ne ridiculise son personnage, ni ne suscite une connivence avec le lecteur averti, et c’est tant mieux. Elle n’hésite pas non plus à exprimer la colère de son héroïne, et la férocité que sa découverte suscite en elle dans un premier temps. Elle évoque aussi, et avec beaucoup de tact, le déni de l’oncle — qui sait parfaitement qui son fils aime, mais refuse de l’accepter pleinement.

En somme, et sans la moindre lourdeur, Sylvie Massicotte réussit à dire beaucoup de choses sur « l’amour au masculin pluriel » (Romain Didier) du point de vue d’une jeune fille hétérosexuelle. Certains passages distillent une poésie discrète, parfois un rien convenue, mais plutôt agréable. En revanche, la langue d’ensemble est résolument celle d’une jeune fille, pas vraiment policée, parfois choquante (pour un temps), à la nervosité travaillée. Je trouve que l’ensemble est une vraie réussite.

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"L'Amour en chaussettes" de Gudule

Gudule, L'Amour en chaussettes, éditions Thierry Magnier, 1999.

Une histoire de fille amoureuse de son professeur. Delphine est en troisième. Elle tient un journal, qui dure le temps d'un printemps. Cela commence de manière très instantanée, dans un style frontal assez typique de la dame Gudule : 

Cette nuit, j'ai rêvé de monsieur Letellier. Pfou ! J'en suis encore chamboulée... C'est sa faute, aussi. Est-ce qu'il avait besoin de venir nous parler de préservatifs ! (page 7)

La scène inaugurale, donc, c’est un cours de dessin qui se transforme en séance d’éducation sexuelle. Message impeccable, dialogue avec la classe, geste de théâtre : le beau professeur enfile une capote sur le pied d’une chaise. C’est le début d’une passion adolescente, lancinante. Delphine tombe en amour. Il faut dire : 

Letellier, y a pas plus sympa comme prof, au bahut. Toutes les filles en sont folles, parce qu’en plus il est super beau. Style Mulder dans X-Files. Et quand il sourit, il a les yeux tristes… (page 7)

La grande copine de Delphine, Gaëlle, ne rate pas une occasion de la conforter dans son béguin. Et puis il y a Arthur, « le grand nunuche » de la classe, qui a la douloureuse particularité d’être bègue. Il est plutôt aimé par ses camarades, mais ils se moquent pas mal de lui. Arthur en pince pour Delphine. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes, s’il n’y avait pas « la mère Éloy », une « vieille vache » prof de français, qui pourrit la vie à coups d’heures de colle.
    L’histoire se déroule peu à peu. Delphine sort le grand jeu pour déclarer ses sentiments à « Joël » ou « Jo » Letellier. Et là, elle tombe sur un os. Les bonnes raisons se suivent : M. Letellier ne veut pas, ce serait un détournement de mineur, etc. En plus, il a le bon goût de faire ça à la façon d’un adulte, sous forme de sermon. Aiguillonnée par Gaëlle, Delphine y revient quand même, jusqu’à la révélation ultime qui ruinera définitivement ses espoirs. Alors, elle ira se réconforter dans les bras d’un garçon de son âge…
    Je n’ai pas lu un grand nombre de livres de la prolifique Gudule. Il n’y a pas beaucoup de sujets qu’elle n’a pas « traités ». Ici donc : l’amour pour un adulte, la « première fois », l’aveuglement. En revanche, l’homosexualité n’est qu’un accessoire mineur. C’est plein de sentiments politiquement corrects : il faut être gentil avec les bègues, ne pas écouter les conseils foireux des bonnes copines, et mettre un préservatif quand on fait l’amour pour la première fois
    Paradoxalement, je trouve que l’histoire du béguin de Delphine pour Jo comporte nombre d’invraisemblances, ce qui est gênant pour un roman réaliste. La langue « djeune » n’a strictement aucun relief. Le seul moment que je trouve vraiment convaincant est la description de la première expérience sexuelle de Delphine. L’auteur a su décrire à la fois crûment et sans ostentation des sensations, sans autocensure mais sans trash non plus. C’est à peu près le seul passage que je n’ai pas trouvé convenu. Le reste n’est pas désagréable, certes, mais sans cette petite musique qui rend un livre singulier. Dans le genre chronique collégienne, je préfère nettement Qui Suis-je ? de Thomas Gornet.

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