Á bien des égards, le livre dont j'entends parler dans ce billet pourrait ne pas concorder avec la thématique d'un blog gay (quoique...). Et pourtant, depuis l'été dernier, moment où j'ai lu Skippy Dies, cela fait partie de mes envies rémanentes que d'en dire deux mots ici. Si je reste fidèle à ma règle, qui est de ne pas dévoiler les tenants et les aboutissants de l'intrigue des livres, je ne devrais pas en dire davantage sur la pertinence ou non de chroniquer Skippy ici néanmoins. Il importe en revanche de préciser que je n'ai pas lu la traduction de Robert Davreu et ne pourrai donc rien en dire. En revanche, elle me fournit un excellent prétexte, ne serait-ce que pour dire ma satisfaction de voir ce livre traduit (je me suis au demeurant dit maintes fois que ce serait bien qu'il le soit).
Le titre anglais est beaucoup plus frontal : Skippy meurt. En effet, le roman s'ouvre sur une scène à la fois terrible et drôle. Daniel "Skippy" Juster et Ruprecht Van Doren ont rejoint le Ed Doughnut House où Ruprecht a l'habitude d'engloutir des quantités industrielles de beignets. Mais Skippy a un comportement inhabituel : il tombe de sa chaise et demeure allongé par terre, secoué par des spasmes. Avant Ruprecht et le lecteur, c'est le serveur qui va réaliser qu'il se passe quelque chose. Mais au bout du compte et de quelques gestes vains de secourisme, Skippy a cessé de respirer, après avoir murmuré à Ruprecht : "dis à Lori que je l'aime". La scène se clôt peu après, assez mystérieuse et indécise en l'état.
La narration revient ensuite quelques semaines en arrière, dans les murs du Seabrook College de Dublin, une institution d'enseignement catholique pour garçons de la bonne société irlandaise. Elle suit en parallèle plusieurs groupes de personnages, alternant les scènes chorales, très dialoguées, et des focalisations plus intimistes. Le personnage que Paul Murray suit le plus assidûment est Howard "the coward" Fallon, un professeur d'histoire trentenaire au passé douloureux, fréquemment malmené par ses élèves. En face de lui, la classe de Skippy fournit un beau florilège d'adolescents de quatorze ans : Ruprecht, obèse graine de savant illuminé, passionné de physique; Dennis Hoey, "cynique" patenté à la jugeote redoutable ; Mario Bianchi, obsédé sexuel au verbe truculent ; Geoff Barrow, rêveur aimable... Quant à Skippy, héros en sursis et comme en pointillés, il ressort assez peu au milieu de ses amis hauts en couleurs. Tout petit, effacé, il tire son surnom du bruit que font ses dents proéminentes dans certaines occasions, semblable à celui du célèbre kangourou de la série australienne.
Il y a bien d'autres personnages marquants : des filles du pensionnat voisin de Saint-Brigid, à commencer par Lori, l'amour obsessionnel de Daniel "Skippy" ; Carl, l'effrayant "double" de Daniel, brute et dealer qui terrorise tout le monde, par ailleurs fêlé et lui aussi obsessionnellement amoureux de Lori ; des enseignants de Seabrook, telle l'énigmatique professeure de géographie Aurélie MacIntyre (dont la présence est un mirage), le glacial Father Green (que les potaches appellent le Père Vert), tourmenté par un passé africain sous le signe du diable ; le principal Greg "the automator" Costigan, effrayant parangon de gestionnaire d'école privée, obnubilé par des problèmes de réputation et de tactique ; et tant d'autres qu'il serait fastidieux de lister plus avant.
Le livre a un fonctionnement choral, circulant d'un personnage à l'autre, suivant une technique inventée par Dos Passos et qui s'est un peu banalisée depuis. Son usage dans Skippy est en revanche complètement approprié, car c'est de l'écart des points de vue que naît toute la saveur, et en même temps l'épaisseur sociale, de la satire très sombre que nous propose Paul Murray. Á l'exception notable d'Howard, les personnages sont assez peu dans la dénonciation de cette école, il n'y a donc guère de discours critique. C'est le tableau qui est accablant : sous sa façade d'établissement modèle, se dissimulent (mal) des fonctionnements particulièrement pervers. Le lecteur est emporté dans une lente dégringolade, qui frappe à la fois les personnages et le cadre. Et pourtant, jusque dans les situations les plus sinistres, l'auteur multiplie les trouvailles humoristiques, des traits d'esprit de Dennis Hoey aux scènes de bravoure (la boum d'Halloween, le concert pour les 140 ans de l'école, les expériences de physique de Ruprecht).
Il y a une dimension moraliste dans la façon dont l'auteur dissèque les failles de ce microcosme social sans en avoir l'air, jouant savamment du contrepied aux attentes du lecteur, pour mieux asseoir le caractère accablant (bien qu'implicite) de sa critique. Skippy est un livre qui dit une révolte profonde contre la négligence et l'oubli, à l'image du sort d'un bataillon d'engagés irlandais qui périrent comme de la chair à canon à Gallipoli en 1915 et dont la mémoire est honnie en Irlande car ils étaient au service de la couronne anglaise - un événement qui est comme en miroir de bien des détails du livre.
Mais la qualité la plus saillante de ce fort volume est sans doute son extrême densité. Le cadre est fort restreint (une troupe d'enfants et quelques "pédagogues" vivant partiellement en vase clos - téléphones portables mis à part - dans un vieux pensionnat au cœur de Dublin), la période de temps limitée (quelques mois). Avec ce cadre et des matériaux a priori ténus, l'auteur réussit à faire vivre des existences, des caractères et des voix particulièrement frappants et vivants. Chaque page condense un matériau très riche, dissémine des indices qui seront repris plus tard ou s'avéreront des fausses routes. Il y a un jeu avec les codes de nombreux genres (thriller, policier, science fiction, fantastique, trip lysergique, etc.), même si le tout est implacablement réaliste.
Demeure une peinture particulièrement aiguë, sensible et diverse d'adolescences d'aujourd'hui. Il suffit de quelques mots ou phrases au portraitiste Murray pour faire exister certaines figures secondaires. Même les personnages les plus répugnants, comme Carl ou Lionel, sont saisis dans leur ambiguïté fondamentale, avec leur lot de fragilité et de trouble. Les personnages positifs ne manquent pas d'être écornés, à la notable exception de Daniel, fantôme diaphane laissé pour compte. Quant à Dennis, toujours sparring partner, jamais premier rôle, il est la voix, désagréable et ingénieuse à la fois, qui démasque l'ensemble des supercheries à l'œuvre, tout en demeurant lui-même assez opaque au final.
Le jeu des comparaisons est souvent assez ridicule, mais tant pis. Skippy dans les étoiles est une sorte d'Île atlantique réactualisée, sans le motif homosexuel du livre de Duvert. Le fonctionnement choral de la narration, le motif de l'enfance perdue et défigurée dans la brutale lucidité de l'adolescence, la visée satirique et d'un pessimisme implacable à la fois, la jubilation de la langue et le jeu sur les étourdissements de la parole, le réalisme noir : les points de rencontre sont nombreux, même si sans doute fortuits. Un maître livre.