Jitters (Órói) de Baldvin Zophoníasson (Islande, 2010), avec Atli Oskar Fjalarsson, Hreindís Ylva Garðarsdóttir et Haraldur Ari Stefánsson
Jitters commence hors sol, dans une école anglaise où Gabriel (Atli Oskar Fjalarsson) et Markus (Haraldur Ari Stefánsson), deux adolescents islandais, viennent passer quelques semaines en séjour linguistique. Tout semble les opposer — l’un brun, sérieux, timide et l’autre blond, désinvolte et jouisseur — et pourtant le film s’attache à leur rapprochement, fait de regards, de petites transgressions alcoolisées, de corps qui s’inclinent, jusqu’à un baiser qui clôt la relation filmique de cette expérience anglaise pas franchement dépaysante. Entretemps, le spectateur aura pris la mesure de la sagacité de Markus et de la retenue extrême de Gabriel (dont le prénom et davantage sonnent exotiques à son compagnon de circonstances).
Le dernier plan anglais s’achève sur un baiser, le suivant nous montre un retour au bercail islandais, gris comme une gueule de bois. Le film s’attache franchement au pas de Gabriel, dont le statut de héros du film ne se démentira plus. Peu à peu, sa silhouette dégingandée nous ouvre à son monde : sa mère autoritaire et envahissante (Ingibjörg Reynisdóttir, un peu dans le surjeu), son père et son beau-père, aussi falots l’un que l’autre, et ses amis, des filles surtout, dont il est le confident. Émergent nettement Stella (Hreindís Ylva Garðarsdóttir), son amie de cœur, attachée à lui en une supplique pas vraiment muette, et Greta (Birna Rún Eiríksdóttir), qui cherche à fuir sa mère, alcoolique et volage. Le film se fait pour partie choral : la caméra suit alternativement les quêtes de Gabriel, Stella et Greta, dans une recherche manifeste de parallélisme. Autour gravitent les autres membres de leur petite bande. De fête arrosée en fête arrosée, de conflits bénins en crises plus graves, le film glisse vers un horizon incertain, ni tragique ni guimauve, mais certainement assez sombre, comme la vie sans horizon de ces jeunes à la fois très libres et comme écrasés par le fardeau familial.
Stella a des idées noires. Elle étouffe dans le cocon protecteur que sa grand-mère a tissé autour d’elle depuis la mort de sa mère. Gabriel est sa porte de sortie, mais insuffisante et précaire. Greta, quant à elle, voudrait non seulement fuir sa mère, mais aussi retrouver son géniteur, qu’elle n’a jamais connu. Gabriel est le plus opaque de ces adolescents, et en même temps le plus évidemment stable : durant la quasi-totalité du film, le spectateur le verra donner son épaule aux autres et résister aux assauts de tous ceux qui veulent lui extorquer des paroles intérieures. Lui préfère se taire, écouter et soutenir ses proches. Le réalisateur a mis un point d’honneur à lui garder cette belle et étrange réserve.
Les mots que l’on retrouve dans la presse à propos de Jitters sont assez paresseux : film « sans prétention », « tourné comme un clip », quand on n’insiste pas sur les habituels clichés concernant l’adolescence (« initiations », moment où l’on « se cherche », ce genre…). Il y a sans doute un effet de glissé, de fluidité, dans le montage, qui rappelle vaguement l'univers du clip, et en même temps une dimension quasiment documentaire dans cette histoire douce-amère. Pourtant, Jitters sort très peu des plans rapprochés et d’un filmage quasi claustrophobe de ses personnages, à commencer par Gabriel, que personne ne semble vouloir deviner et qui se révèle aux autres littéralement à son corps défendant. Partant, et contrairement à ce qu’il pourrait sembler, il ne s’agit pas vraiment d’une peinture générique de la jeunesse islandaise et encore moins de la plongée dans la psyché d’un adolescent qui « se cherche » (quand bien même il est peut-être en quête de quelque chose). Avec son titre original, Órói, qui signifie « agitation », « effervescence », « désordre », « tumulte » et sa transposition anglaise, qui tend l’agitation vers la « frousse », la « nervosité », on se situe dans un registre qui est partiellement décalé par rapport au contenu du film : effet de commentaire ou ironie du réalisateur ? Ce ne serait pas le seul plan où se manifesterait un humour très à froid, presque insensible.
Décidément, Órói mérite davantage que cette réception chipoteuse et stéréotypée, même s'il ne s'agit pas non plus sans doute d'une grande œuvre. Pour autant, le portrait singulier qu'il dessine est attachant et les ellipses sont sa syntaxe intime et délicate. Le vrai sujet du film, à mon sentiment, est de dire que les apparences sont trompeuses : d’un bout à l’autre de son retour islandais, Gabriel déjoue l’ensemble des angoisses et des tumultes qui l’entourent. Il porte témoignage silencieusement d’une voie alternative à tout ce pathos social auquel il se dérobe, même s’il semble parfois atteint, voire touché jusqu’aux larmes. Faux film choral, davantage moral, même si c’est discrètement, Órói est un film d’éclosion, porté par des acteurs remarquables, à commencer par Atli Oskar Fjalarsson, tout en mélancolie et en douceur vaporeuse, freluquet qui se laisse deviner habité par une force incroyable.
Le film n'est pas un succès (nous étions quatre au Saint-André des Arts où je l'ai vu, après trois jours d'exploitation) : ne tardez pas si vous voulez le voir sur grand écran ! Livraison en DVD dans quelques mois sinon (par son distributeur français, Outplay)..
(Sous l'image suivante, le propos pourrait vous gâcher l'histoire)
Le casting adolescent du film presque au complet
Peut-on enfin parler de film « gay » ? Sans doute pas dans le sens où la thématique de l’homosexualité viendrait habiter ce que montre le film. Pourtant, après la coupure de la séquence anglaise, la question des sentiments de Gabriel est bien celle qui demeure en suspens, et tout concourt à la faire peu à peu remonter au premier plan. Dans un rapport que l’on suppose mimétique avec l’état d’esprit du héros, elle est d’abord invisible, comme mise sous le boisseau, avant de se frayer doucement un chemin. La scène finale est moins un happy end encombrant qu’une façon de montrer une bonne fois pour toutes la fermeté du personnage, sa vérité simplement tardive.
Nul tourment visible dans le regard de Gabriel, tout à la réalisation silencieuse de sentiments qui font leur chemin, sans que l’on puisse dire comment il les vit. C’est l’une des forces du film que d’en faire longtemps mystère, rendant la figure du héros extrêmement touchante dans ses esquives et ses tâtons — qui n’en sont pas vraiment tant il subit les autres, Markus indécis et toutes ces filles qu’il touche au plus profond et comme à son insu. Mais de la même façon qu'il se sait incroyablement sérieux et fiable, Gabriel ne tergiverse pas quand il s'agit d'aller au bout de ce qu'un baiser lui a révélé.