Une autobiographie en rose (début)
Printemps 1981. J'avais treize ans. J'étais en quatrième dans un collège de la région parisienne. Tout part de là.
Depuis quelques années courait une impression bizarre. À l'école primaire, j'avais eu un copain, François, un peu le héros de la classe. Il était beau, calme, sereinement intelligent. Ce n'était pas le genre caïd, plutôt un très bon élève. Lors de nos dernières années ensemble, nous étions assez proches. En CM1, une semaine, où j'étais malade, il était venu me voir plusieurs fois. Nous avions joué à de drôles de jeux (mais bien anodins). L'année suivante, j'ai eu envie de partager avec lui des choses qui me troublaient : des caresses, des câlins, bref, des attentions qui jusque là m'auraient semblé des "trucs de filles" ou de petits... François a sans doute été mon premier amour, même si je n'aurais pas formulé les choses ainsi à l'époque, outre que nos relations étaient assez compliquées.
François est le deuxième en partant de la droite, je suis tout à gauche
Dans les années qui ont suivi, mes sentiments pour les garçons n'ont fait que croître en intensité et en complexité. Jusqu'au moment où, je ne sais pas trop quand, il a bien fallu m'avouer, de façon toujours plus vive, plus aiguë, qu'une catastrophe était en train d'advenir. Pour planter davantage le décor, j'ai eu dans ma classe de sixième un garçon très efféminé qui se faisait systématiquement tabasser dans les vestiaires et ailleurs. J'étais assez choqué, mais subissant moi aussi des brimades parce que "intello" et "fayot", et plutôt fluet, je n'osais trop rien dire. C'est en cinquième, je pense, que j'ai fait la découverte si douloureuse que "j'en étais". L'attirance pour les garçons était de plus en plus nette, inexorable, comme un nouveau logement tout de suite détesté et qu'il va néanmoins falloir habiter. Une maison où habite le cauchemar et qui impose le secret. Banalité éprouvée alors des "pourquoi moi ?" et autres "est-ce que ça va durer ?". Bien sûr, je ne connaissais personne et me croyais planté dans un désert.
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11 ans ? sur mon passeport de sixième... |
Pourtant, et je ne sais pas comment ni pourquoi, cette identité indésirable a lentement fait son chemin, de l'enfer au purgatoire, s'immisçant dans chaque repli de mon esprit avec mon consentement effaré, puis ma coopération. Il est vrai que mes parents professaient une grande tolérance de principe. Mais il arrivait à mon père d'insinuer des choses dégoutantes ou de brocarder ma "sensiblerie". Alors je me prenais à croire qu'il avait parfaitement compris ce que je devenais. Et cela lui était insupportable : un soir, en quatrième, je m'étais fait intimider par un ancien camarade de classe qui m'avait terrorisé deux ans plus tôt ; rentrant, je n'avais pas fini de rapporter la scène que le paternel me tombait dessus, excédé, me traitant de "lavette". Dans le vif de la confrontation, dans la fureur, l'exaspération, il m'est venu l'envie de me confier. "Papa, Maman, j'aurais quelque chose à vous dire"... Hystérique, il a essayé de m'extorquer une sorte de confession : "Quoi, tu veux nous dire que t'es pédé ?". Cette anticipation désarmantee m'a plutôt engagé à tout refouler, comme s'il m'avait déjà arraché cette dent de lait que je voulais leur confier. L'épisode m'a complètement ramené au silence, pour vingt ans, face à mes parents.
Avec Sandrine, en Russie, alors que nous étions en sixième
C'est durant cette année de quatrième, baignant dans un océan de sensations bouleversantes, déchiré dans les vestiaires du collège, au judo, en escrime, amoureux de plusieurs garçons à la fois, que j'ai commencé à dire des choses, sans faire de déclarations fracassantes. J'avais un copain de classe qui faisait de l'escrime avec moi. C'était le prototype du garçon que les autres qualifient de "tapette" : doué en français, sensible, nul en sport, pas bagarreur, etc. Un jeudi soir, en revenant du gymnase, la conversation portait sur les filles et je lui ai demandé si ça lui était déjà arrivé de trouver un garçon attirant. Il s'est mis à glousser et à me cuisiner, jusqu'à me faire avouer qu'un de nos copains, Éric, me séduisait depuis bien longtemps. Sur le champ, il a cessé de me prendre au sérieux et quelque chose s'est brisé entre nous. Dès le lendemain, il a raconté devant les garçons de notre classe, et devant Éric, ce que je lui avais confessé. L'un des petits durs s'est esclaffé : "j'en étais sûr !" Éric a été absolument sublime. Il a dit que cela ne le dérangeait pas. Et d'ailleurs, jusqu'à la fin de notre troisième, nous sommes restés plutôt proches. Je ne le remercierai jamais assez pour cette réaction humaine, lui qui pouvait être si vache par ailleurs. Le plus étonnant, c'est que personne ne m'a emmerdé après cela. Je pense que mes camarades de quatrième n'étaient pas des méchants. Je confesse que j'ai nié en bloc devant les autres. Mais personne n'a été dupe. Et puis j'avais le profil type : bon élève pas très bon en sport, toujours le nez dans les livres, décalé par rapport à la culture de mes contemporains. En revanche, je n'étais pas du tout efféminé, et je faisais sans doute très jeune.
Russie, deuxième voyage, en quatrième
L'été qui a suivi, je suis parti en camp d'ado à côté de la Salvetat sur Agout, dans le nord de l'Hérault. J'avais treize ans et demi. Ce qui me surprend encore aujourd'hui est la liberté avec laquelle face à bon nombre de mes congénères, je n'ai pas fait mystère de mes penchants. On était en juillet 1981 ! J'avais un comportement général très discret il faut dire à ce moment-là : pas du genre à m'affirmer, à claironner. J'étais fou d'un garçon blond qui fumait des cigarettes avec un air salace et proférait des tombereaux de vulgarités. Quand on dansait, il ne connaissait qu'un pas : le rockabilly. Il était souverainement désirable quand il balançait ses jambes avec un air stoïque. Sur la fin du séjour, j'ai subi plusieurs commentaires pénibles. Ils sont venus non pas des gros durs, mais de garçons qui manifestement ont eu peur de ce que ma franchise portait. Mais d'autres se sont montrés incroyablement fraternels. Drôles de vacances. J'aurais pu continuer longtemps comme ça, et sur ce mode là. Sauf que, à cette époque, personne d'autre que moi, dans mon entourage, ne s'est affirmé de la sorte. Et puis, quand j'étais en troisième, ont été publiés les premiers articles sur un "mystérieux cancer gai" qui allait devenir la monstruosité SIDA. Je me souviens de la lecture dans Le Matin de Paris et Libération des premiers articles sur le sujet et de ma peur. Ma génération a commencé à s'accepter avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Seul avec mes sentiments, terrifié par l'épidémie en marche, je n'avais pas l'imagination pour vivre mon amour pour les garçons et lui offrir un épanouissement.
La pilule est amère (surtout à 12 ans)...
Entre la fin du collège et le bac, j'ai continué à le dire, parfois beaucoup, parfois moins. Mais j'étais toujours le seul. Un matin du printemps 1982, alors que j'attendais dans la cour le début de la journée de classe, j'ai vu s'approcher Cyril. Il était plus jeune que moi. Il faisait partie d'une petite bande qui adorait me taquiner sur mon nom. Les pourchasser faisait partie du jeu. Le leader était Xavier, un camarade d'escrime et de judo, doté d'un ravissant visage parsemé de tâches de rousseur. Mais ce jour de 1982, le Cyril que j'ai croisé avait grandi. Ce n'était plus un petit garçon mais un adolescent en devenir. Il faisait extrêmement beau. Le soleil dansait sur ses mèches châtain clair et rehaussait ses yeux noisette. Il avait sur le visage un sourire mutique, cette empreinte dansante qui le quittait rarement. Ce qui était obscur est devenu parfaitement clair. Il était terriblement beau. Il était la beauté, telle qu'elle me fait vibrer le plus profondément. Faute de bien le connaître, je ne suis pas allé vers lui, incapable de lui dire mon émerveillement. L'aurais-je pu seulement ? Pour des années et des années, il allait devenir l'objet de toute mon affection, un sanctuaire de ce que je prenais pour la quintessence de l'amour.
Mais en était-ce ? La fascination qu'il exerçait sur moi était réelle, mais je ne le connaissais guère. Je suis parti au lycée peu après, et ne l'ai pas revu pendant plus de deux ans. En revanche, je ne ratais jamais une occasion de parler de lui à nos amis communs. L'a-t-il su ? Je crois que oui. En septembre 1984, le jour de mon entrée en terminale, j'étais sur le quai du RER avec une amie pour rejoindre notre lycée dans la ville voisine. Il est arrivé, Lui, le même, encore plus beau qu'avant (forcément, il avait grandi !). Comme par hasard, il s'est assis juste à côté de nous. Le voyage durait 9 minutes. J'ai dû le regarder cent fois à la dérobée, buvant la grâce infinie de son visage. Je pense qu'il a eu la confirmation de ce qu'il voulait savoir... Le reste de l'année scolaire a été un jeu de course-poursuite entre nous, dans lequel il a développé un art de la fuite et de l'esquive toujours plus consommé. Depuis cette époque, je ne l'ai plus jamais revu (ou presque). J'ai eu épisodiquement de ses nouvelles. Je sais qu'il est devenu prof de maths et qu'il vit dans le Sud-Ouest. Il a deux enfants, une fille et un garçon. Il doit être marié.
Cyril représente pour moi davantage qu'un amour d'adolescence. Bien sûr, il est une chimère, une fascination sans avenir. En revanche, à travers lui, j'ai appris énormément de choses sur moi et sur les moyens de dérouter mes sentiments quand je ne pouvais les partager. La sublimation est une misère, sauf quand elle permet de créer quelque chose. En l'occurrence, des dizaines de poèmes, des nouvelles, des récits, etc., qui lui étaient consacrés. L'essentiel ne vaut pas grand chose. En revanche, cela m'a appris à écrire, pas à pas. Cyril a été un prisme dans lequel des manières de mettre les mots ensemble et de produire des images ont engendré ce faisceau régulier qui est ma manière de dire.
Durant le même printemps 1982, il m'est arrivé une vraie histoire. Je suis parti aux vacances de Pâques pour un camp de ski. Nous sommes partis en train pour Tarbes. Dans mon compartiment, il y avait un garçon brun extrêmement mignon. Je me suis juré d'en faire un ami. Arrivés à Payolle dans le centre qui devait nous héberger, j'avais déjà à moitié réussi. En l'espace de quelques jours, Hervé est devenu mon compagnon inséparable. J'ai appris rapidement qu'il était témoin de Jéhovah, ce qui ne voulait pas dire grand chose pour moi. Ses parents étaient séparés et sa soeur et lui vivaient avec leur mère à C*, en banlieue parisienne. Manifestement, elle n'était pas très rigoriste, car ils allaient très régulièrement au cinéma. Hervé était un cinéphile assez stupéfiant. C'était un printemps très chaud et les stations pyrénéennes étaient souvent fermées. Nous allions au cinéma à Tarbes à la place. Nous marchions beaucoup. Hervé et moi avons énormément discuté, en relation avec ses convictions religieuses et mes positions politiques. Je tenais entre autres des discours virulemment anti-homophobie (même si ce mot n'existait pas alors). Dans notre dortoir, j'étais un peu le caïd, et j'enquiquinais certains (pierre lourde dans le jardin de mes hontes). Hervé avait souvent une attitude puérile, et il était assez mal vu dans l'ensemble du camp. Moi, je savais qu'il n'était pas ce "naze" que décrivaient certains.
Au bout d'une semaine, nous avons commencé à nous frôler. Je faisais semblant de lui caresser sensuellement le bras. Il le retirait en gloussant et en faisant mine de protester. Puis nous échangions les rôles. Peu à peu, le "jeu" est devenu la couverture de nos consciences, alors que nos bras demeuraient longtemps serrés l'un contre l'autre. Le dernier soir, notre dortoir avait été menacé de représailles par des demeurés. Durant la nuit, alors que Hervé dormait déjà, les gars d'à côté ont commencé à s'agiter. Je savais qu'ils avaient l'habitude de renverser les lits "en cathédrale". Comme je n'avais pas envie que cela m'arrive, je me suis éclipsé sous le mien. Ils ont débarqué et mis en pratique leurs mauvaises habitudes. Ma tactique a fonctionné, non sans risques. En revanche, pour Hervé, le réveil a été très brutal. Écrasé la tête la première dans son lit renversé, il s'est mis à sangloter. Je me suis extrait de ma cachette. Lentement, je l'ai sorti de son lit et l'ai couché sur le mien, alors qu'il sanglotait encore. Je l'ai serré contre moi et j'ai essayé de le consoler en lui manifestant ma tendresse. Puis j'ai refait son lit tandis qu'il restait recroquevillé sur le mien. Après l'avoir câliné une fois de plus, je l'ai laissé se recoucher. Il n'a pas tardé à se rendormir.
Le lendemain soir, nous sommes rentrés à Paris, blottis dans notre moitié de compartiment. On ne nous aurait pas séparés pour tout l'or du monde. Au petit matin, je suis rentré chez moi avec mes parents. Dans ce dimanche blafard, il a téléphoné un peu plus tard. Je devais être fatigué. Curieusement, il ne savait que dire. Il a fini par lâcher qu'il vérifiait si ce n'était pas un faux numéro. Je me suis énervé. L'échange a vite pris fin. Il n'y en a plus jamais eu d'autre. Cette mise à distance fut une bêtise idiote, mais non préméditée. J'adorais Hervé. Je ne sais pas exactement ce que j'étais pour lui, mais au moins un grand frère (pour deux mois "biologiques", mais quelques années en termes de maturité), voire peut-être plus. Qui sait si notre proximité n'aurait pas pu devenir plus grande encore. Il était terriblement seul. Mes gestes sans suite ont dû lui faire espérer une amitié qui s'est violemment refermée. Pourquoi ne l'ai-je jamais rappelé ? invité ? J'en ai maintes fois caressé l'envie, mais je ne l'ai jamais fait. J'ignore pourquoi. C'est sans doute une de ces futilités de l'adolescence, cette négligence qui fait perdre si vite les sentiments que l'on avait éprouvés.
Photo de classe de troisième
En seconde et en première, je n'ai jamais retrouvé un attachement équivalent. Des dizaines de garçons m'affolaient à des niveaux d'intensité variable. Mon regard accrochait, parfois au point d'en dire suffisamment pour me révéler. Dans cette dispersion des visages et des corps, j'étais insatiable et déboussolé. Pourtant, nul autre ne semblait partager mes penchants. Je brulais de rencontrer un congénère qui serait devenu un amant. C'est d'ailleurs pour l'inventer que je me suis mis à écrire ce que j'appelais des "poèmes" puis un journal. J'écrivais tout le temps, notamment pendant les cours barbants. Il m'a fallu des mois pour que mes mots s'attachent à ce qui m'étreignait, ce "douloureux problème" qui demeurait désespérément silencieux et invisible dans mon lycée de banlieue. Il y avait bien un de mes condisciples de seconde dont je devinais qu'il était gay. Mais il faisait tout pour le cacher, à moins qu'il fût inconscient de lui-même.
J'ai eu la chance d'avoir en première une enseignante de français qui a achevé de faire de moi un littéraire. Elle m'a apporté non les fondations, mais le je-ne-sais-quoi qui fait un lecteur avisé. Elle évoquait régulièrement des écrivains contemporains, à l'occasion de parallèles avec des auteurs classiques. Rétrospectivement, je peux dire qu'elle affectionnait les gays. Elle m'a fait découvrir des auteurs comme Dominique Fernandez — que je n'estime pas des masses mais dont la lecture à l'époque m'a fait beaucoup de bien. Jusque là, ma seule lecture homo avait été Les amitiés particulières, recommandée (!) par mon père quand j'avais 15 ans. Cela faisait un maigre bagage. J'avais essayé Genet, mais il me barbait, et sa morale renversée me laissait de marbre. J'ai commencé à courir les films qui pouvaient figurer l'homosexualité : Ludwig de Visconti, Another Country de Marek Kanievska. On ne peut pas dire que ce furent des expériences inoubliables. Ce n'est qu'après mes 17 ans que j'ai commencé à trouver véritablement des œuvres qui me parlaient. En mai 1985, je me suis fait acheter Les Mauvais Anges d'Éric Jourdan par ma grand-mère. Le livre venait à peine d'être autorisé après 25 ans de censure. Cette lecture a été un choc. Autant je ne me reconnaissais pas dans les côtés nietzschéens de l'auteur, autant j'ai vibré devant la grâce de sa plume et la sensualité de certaines scènes. Quelques mois plus tard, j'ai lu Charité, qui demeure à mes yeux son meilleur livre.
Notre maison "de famille" avant travaux
En terminale, j'ai donc "retrouvé" Cyril sur les quais du RER, avec l'indéniable succès que j'ai déjà évoqué. Mes dernières années de lycée, tout particulièrement celle-là, ont été néanmoins plutôt heureuses. J'avais cessé d'apparaître comme un "fayot" ou un infréquentable. Le solitaire que j'étais s'est fait de plus en plus d'amis. Après six ans de cohabitation, mes camarades de russe depuis la sixième sont devenus de véritables amis (ce qu'ils sont encore). Je me suis fait un noyau de copains de lycée — notamment Christophe, auquel j'ai fait mon coming out dès la première. Ma vie sociale est devenue tout à fait épanouie l'année du bac. En revanche, c'était toujours le désert du côté de mes semblables. Quoique ? De la même façon que mes regards pouvaient être éloquents, j'ai découvert que celui des autres pouvait l'être également. Pierre L. était entré au lycée en même temps que moi. Il faisait partie des garçons qui me séduisaient énormément. Pourtant, j'avais longtemps cru qu'il était une cause perdue et qu'il était trop beau pour aimer les garçons. Je me souviens tout particulièrement d'une heure de permanence en première, durant laquelle j'étais resté à le contempler jouant au volley-ball. Lors de mon année de terminale, j'ai progressivement réalisé que son regard vacillait quand il croisait le mien. Et ce vacillement n'avait rien à voir avec la surprise du garçon qui se sent regardé par un autre et se demande pourquoi. En revanche, cela le faisait rougir. Il avait un ami qui ne le lâchait pas d'une semelle, comme un chaperon. Rencontrer Pierre dans les couloirs était une jubilation, car pour la première fois de ma vie j'avais l'impression d'attirer un garçon, et c'était réciproque. Hélas, ce n'est jamais allé plus loin. J'ai bien essayé plusieurs fois de le fixer intensément, mais il détournait le regard, comme s'il avait honte. Je me suis toujours demandé s'il était trop timide, ou s'il avait honte, ou si l'omniprésence de son escorte l'empêchait de faire quoi que ce soit. La dernière année, il s'était mis à fumer. Ce n'était pas mon cas, même si cela m'arrivait épisodiquement. Que n'ai-je osé lui demander du feu ? Le coup de feu dans ses yeux de biche, la roseur sur sa peau pâle, le passage à l'acte, rien finalement.
Depuis le CE1, je faisais de l'escrime. En troisième, j'avais rejoint le club municipal, que j'ai fréquenté assidument pendant quatre ans. J'aimais aussi les costumes immaculés d'escrimeurs, livre ouvert sur des dessous qui ton sur ton, blanc sur blanc, créaient en moi la panique. En compétition, il y avait toujours des dizaines de mignons, qui me mettaient dans des états euphoriques. L'escrime a beau avoir des origines aristocratiques et conservatrices, c'est un sport virtuellement gay. Je crois d'ailleurs qu'il y a de nombreux homos dans ce milieu, planqués bien souvent. Alain, mon maître d'armes, par exemple : en terminale, quand je me rhabillais, il avait les yeux baladeurs. Bien sûr, officiellement, il avait une "copine" et il tenait des discours conformes, voire machos. Mais je sais bien comment il me regardait ! Alors que l'épée attire le mâle hétérosexuel (ils montrent qu'ils sont très forts et entendent vaincre par l'affrontement physique), le fleuret en revanche, où la dextérité, la vitesse et la finesse sont les qualités essentielles, abonde en garçons délicats. Guillaume N. était l'un d'eux. Il avait deux ans de moins que moi, mais dès que nous nous sommes rencontrés, nous avons sympathisé. Nous faisions de la clarinette tous les deux et sa mère vantait ses qualités artistiques. Chaque semaine, j'arrivais en avance sur le cours des adultes afin de pouvoir "tirer" (comme disent les escrimeurs) avec lui. Il était techniquement plus aiguisé que moi, mais j'étais plus grand et plus fort. Alain, le maître d'armes, lui vouait une véritable adoration. Il faut dire qu'il était extrêmement gentil, serviable, non violent. Avec les années, Guillaume est devenu un adolescent d'une grande beauté. Quand j'étais en terminale, notre camaraderie s'est commuée en cérémonie. Quand j'arrivais, il m'accompagnait dans les vestiaires pendant que je me mettais en tenue et nous parlios sans arrêt Nous ne nous quittions pas d'une semelle, jusqu'à ce que sa mère vienne le chercher. Elle avait d'ailleurs une drôle de façon de se comporter avec moi, comme si elle réprouvait mon influence sur son fils. À la fin de cette année-là, un jour où les handballeurs n'étaient pas là, nous avons occupé leur salle, car il faisait chaud et Alain en avait manifestement assez de faire cours. Nous avons joué au hand pendant une heure. C'était mon autre sport de prédilection. Au contact des gars de mon lycée (il y avait dans leur ville deux des meilleurs clubs de France), j'étais devenu un joueur confirmé. Ce soir-là, Guillaume et moi avons fait équipe. Je volais littéralement. Petit à petit, les gamins ont été remplacés par des adultes, mais ça n'a rien changé. Notre équipe jouait bien et à l'attaque je planais dans la surface de réparation. Je m'élevais pour Guillaume, pour capter son admiration. Je me suis toujours demandé ce qui se serait passé si j'étais resté dans ma petite ville de banlieue l'année suivante.