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homophobie

Sur l'homophobie en Russie

J'ai rédigé ce texte (et le suivant) en 2014 pour le site C'est comme ça, où il a été publié à l'époque. Il y a deux ans, quand le site a été entièrement refait, et alors même que je ne faisais déjà plus partie de la commission "Adolescence et homophobie", les actuels gestionnaires du site ont estimé que cette paire de textes n'avait pas grand intérêt pour des lecteurs français. Cela m'a mis très fortement en colère 1°) parce que les autorités russes sont de grande pourvoyeuse d'homophobie mondialisée, 2°) parce que nombre de jeunes bi-nationaux étaient ou seraient en mesure de les lire, et 3°) parce que c'est toujours intéressant d'avoir des éclairages sur d'autres situations nationales. Alors, bien entendu, ça a un tantinet vieilli et il faudrait que je le mette à jour.

 

Tilda Swinton brandissant un drapeau arc-en-ciel sur la Place Rouge

Les Jeux olympiques de Sotchi ont mis sur le devant de la scène la condition des homosexuel-le-s en Russie. Pour les personnes informées, la situation était préoccupante depuis que les parlementaires de ce pays ont voté, en janvier puis en juin 2013, un projet de loi qui interdit toute "propagande" pour des "relations sexuelles non-traditionnelles". Le président Vladimir Poutine s'est empressé de la contre-signer, dans un pays où le parti majoritaire Russie unie est complètement au service du chef de l'État et des réseaux d'influence (espions, militaires, policiers, entrepreneurs amis) qui ont fait sa force et qu'il a rendus tout puissants.

Il ne faut pas imaginer que les homosexuel-le-s et personnes transgenres sont la seule catégorie de personnes persécutées en Russie : avant eux, les personnes de couleur venues des anciens "pays-frères" du temps de l'Union soviétique (Vietnamiens, Angolais, Cubains, etc.), mais aussi les populations originaires du Caucase et d'Asie centrale (souvent traités de "tchornyïé jopy", ou "culs noirs") et les Juifs, ont eu à subir un racisme très prononcé. La Russie et les pays voisins n'ont jamais connu de politique de lutte contre les discriminations, et les voix critiquant l'intolérance ambiante sont très peu nombreuses. Il faut dire qu'à l'époque de l'URSS, l'amitié entre les peuples et l'égalité entre les hommes et les femmes faisaient partie du discours officiel des autorités, et l'on jetait un voile sur les passions mauvaises (racisme, antisémitisme, sexisme, etc.) qui existaient néanmoins. De fait, il n'y a jamais eu de mouvement d'éducation des jeunes pour leur apprendre à respecter les différences ou de lois punissant les actes de haine comme cela peut exister en Europe occidentale.

Scène après répression contre des militants LGBT

On peut imaginer que le rejet qui frappe les personnes LGBT en Russie a une relation directe avec la mauvaise situation sociale et économique du pays. Cela n'explique pas tout : en Russie comme dans de nombreux pays africains ou asiatiques, l'homosexualité est comprise comme une sorte de mode, que les pays occidentaux essaieraient d'exporter à tout prix dans le reste du monde, au mépris des cultures locales (supposées ne pas la connaître avant). Elle est en même temps dénoncée comme la preuve de la décadence de l'Europe (et de l'Amérique du Nord, dans une moindre mesure). Lutter contre l'homosexualité, dans l'idée des gens de ces pays, c'est donc lutter contre un impérialisme culturel, et en même temps contre une sorte de maladie. C'est évidemment le signe d'une méconnaissance profonde de ce que ça veut dire que d'être homo-, bisexuel-le ou transgenre. Quand des mouvements pour les droits des personnes LGBT se développent dans des pays gouvernés par des pouvoirs autoritaires, ils sont perçus comme la "main de l'Occident" par les dirigeants et une partie de la population. C'est ce qui rend très difficile l'action en faveur des droits de l'homme des pays et des associations étrangers, qui semblent toujours confirmer l'idée d'un complot occidental.

Le patriarche Kirill

En Russie, l'Église orthodoxe joue un rôle très important dans ces combats, de la même façon qu'elle a lutté férocement pour défendre son "monopole" contre d'autres églises qui voulaient s'implanter dans le pays (par exemple les évangélistes). Depuis 1991, elle a progressivement renforcé son influence, avec la bénédiction des autorités successives, qui voyaient d'un bon œil cette alliée peu regardante sur la démocratie et prodiguant sa consolation à des populations secouées par la crise. Comme d'autres églises, elle s'imagine (à tort) que l'on peut se "convertir" à l'homosexualité, et considère les enfants et la jeunesse comme l'enjeu principal d'une lutte sans merci contre la culture occidentale, dans laquelle l'orientation sexuelle est un sujet commode parce que consensuel. C'est plus facile de dénoncer les "gays" que Harry Potter, Disney ou Pokémon. Dans leur écrasante majorité, les Russes adhèrent aux stéréotypes et à l'idée naïve que l'homosexualité et la transidentité sont "un problème de riches" qui n'existait pas avant dans leur pays. Comme celui-ci connaît l'un des taux de natalité les plus bas du monde, certains vont même jusqu'à suspecter les "ennemis de la Russie" de vouloir faire disparaître sa population avec cette redoutable arme secrète qu'est l'homosexualité...

Le résultat de cette campagne homophobe est que les violences se multiplient sous le regard complice des autorités. Une loi privant les couples homosexuels de leurs enfants a été votée par la Douma (le parlement russe). L'émigration parmi les personnes LGBT qui le peuvent est en train de prendre de l'ampleur. Celles et ceux qui resteront sont condamné-e-s à la dissimulation et à la peur permanente. Quant aux garçons et aux filles qui se découvrent attirée-e-s par les personnes de même sexe, c'est peu de dire qu'ils sont dans des conditions difficiles pour bien vivre leurs sentiments naissants, faute de repères, sinon une réprobation générale. Et pourtant, il existait déjà en 2014 des signes de changement dans la jeunesse, comme en attestait la version russe de la série Physique et chimie, la première à aborder timidement la question à travers le personnage de Fiodor.  Depuis lors, grâce à des médias internationaux comme Netflix, les jeunes russes ont eu accès à de nombreuses séries, anglophones en particulier, montrant une représentation positive des personnes LGBT. C'est particulièrement le cas avec Sex education, très populaire en Russie, notamment parmi les jeunes qui sont concernés mais ne peuvent pas en parler ouvertement, du fait de la censure.

Avec ce lien, vous pourrez lire mon texte historique sur l'homosexualité en Russie.

 

 

 

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Heartstone, un été islandais (Hjartasteinn) de Guðmundur Arnar Guðmundsson

Heartstone, un été islandais (Hjartasteinn) de Guðmundur Arnar Guðmundsson (2016), avec Baldur Einarsson (Thor), Blær Hinriksson (Kristján), Diljá Valsdóttir (Beta), Katla Njálsdóttir (Hanna), Jónína Þórdís Karlsdóttir (Rakel), Rán Ragnarsdóttir (Hafdis)

 

C’est l’été dans un petit village islandais éloigné de tout. Les jeunes du village s’ennuient et tuent le temps de manières diverses. Ils forment une contre-société à l’écart du monde des adultes dans une liberté toute relative. Þór (Thor) et Kristján n’ont visiblement pas le même âge, ou en tout cas le même niveau de maturité, mais ils sont inséparables. Le premier est encore impubère, ce qui le contrarie visiblement. Les autres ne cessent de les asticoter sur leur proximité, assimilée à une relation homosexuelle. Le sujet est par ailleurs assez tabou et mal accepté dans un monde où la réputation est très importante. D’ailleurs, le père de Kristján (alcoolique et violent) a tabassé un autre père de famille dont il avait découvert l’homosexualité, précipitant le départ de ce dernier pour Reykjavik, la lointaine capitale. La pression sociale s’exerce sur les garçons, incités à fréquenter les filles et à flirter avec elles. Kristján semble lui-même encourager Þór à se rapprocher de Beta, une fille de son âge, éternellement flanquée de son amie Hanna.

 

La vie n’est pas facile dans ce bout du monde. Les couples se séparent, l’alcool est souvent un refuge, la violence omniprésente. Le père de Þór est parti, laissant leur mère en charge de ses trois enfants, et pourtant désireuse de continuer à avoir une vie de femme, au grand dam de ses filles. Les relations entre les quatre membres restants font des montagnes russes. Rakel, la grande sœur, est particulièrement féroce avec les autres, tandis que Hafdis a trouvé une échappatoire dans le dessin et les poèmes (macabres et un peu ridicules). Elle aime particulièrement faire des tableaux homoérotiques prenant modèle sur son frère et Kristján, avec leur concours résigné. Bien sûr, ils n’aimeraient pas qu’ils soient divulgués à quiconque, en particulier Þór, très soucieux de normalité.

Hjartasteinn est un film magnifique, à la fois picturalement et émotionnellement. Avec ses teintes d’abord très vives et lumineuses puis qui s’estompent peu à peu, son espace qui se rétrécit, son ciel de plus en plus bas, le film réussit à donner substance à la métaphore visuelle d’une société enfermée dans ses conservatismes. Il mélange le hiératisme de la nature islandaise et des traits de fresque sociale qui jamais n’appuie ou ne tombe dans le didactisme, préférant suggérer plutôt que souligner à gros traits. Le réalisateur a réussi à faire varier de manière organique les humeurs changeantes de son microcosme, qui passe insensiblement d’une émotion à une autre, entre farce, colère, tristesse, amour, drame, etc. L’absence de voix off ou de procédés subjectivants conserve aux personnages une large part d’opacité. Très largement centré sur Þór durant les deux premiers tiers du film, celui-ci ouvre ensuite des fenêtres sur la condition de Kristján, qui conduisent au climax presque tragique de l’œuvre, avant de revenir à Þór. La fin est très ouverte, sans happy end ni sinistrose : on y voit un poisson rejeté à la mer par un enfant, on pourrait le croire mort, et pourtant il reprend vie et s’éloigne… Après la bande-annonce (je suis un peu dubitatif sur ses effets), vous trouverez quelques éléments qui sont susceptibles de divulguer un peu trop pour celles et ceux qui souhaiteraient voir le film.

 

 


 

Bien que très naturaliste (à plusieurs titres) dans sa texture et ses choix filmiques, Hjartasteinn est loin de s’y réduire, de même qu’il évite tout fatalisme. La société qu’il dépeint avec retenue a beau être passablement rigide, elle vit un tournant dans lequel les femmes, très fortes, jouent un rôle essentiel. C’est d’elles que vient l’affranchissement, à l’image de Hafdis, la sœur très gay-friendly de Þór. Cela ne va pas sans tâtonnements : d’une maladresse de cette dernière, encourageant Kristján à vivre sans honte une homosexualité supposée, procède le geste désespéré de ce dernier, qui découvre en même temps que Þór est parti voir Beta alors qu’il avait refusé de lui parler après la découverte par des voyous d’une œuvre de sa sœur les représentant tous les deux en amants enlacés et maquillés.

Film gay ? Ce serait aller vite à la besogne, d’autant que le cinéaste a récusé dans ses interviews que l’on puisse ainsi qualifier la relation entre les deux (pré-)adolescents. Il y a certes de l’amour entre eux, mais il passe essentiellement par des gestes fugitifs et comme volés. Si la nature des sentiments de Kristján est relativement claire, comme le manifestent maints indices, le cas de Þór est beaucoup plus ambigu, tant aussi son conformisme enfantin est plus marqué. En revanche, l’homophobie joue un rôle très prégnant dans le film. Elle s’incarne très fortement dans la figure du père de Kristján, filmé lors d’une brève séquence en train de surveiller subrepticement les gestes des deux garçons. Face à cela, les figures de femmes, de sœurs et de mères sont nettement plus compréhensives, voire incitatives. Mais au-delà de ce « sujet brûlant », c’est toute l’économie morale de cette micro-société qui tourne autour de la question plus large de la réputation, qui donne lieu à une scène particulièrement dure lors de laquelle Rakel frappe sa mère après lui avoir hurlé sa réprobation pour ses aventures avec des hommes du village. Pour autant, Hjartasteinn se départit d’un point de vue moral sur cette moralité de façade, et c’est l’une de ses nombreuses forces que d’être d’une empathie à toute épreuve.

 

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