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Mark Behr, brièvement

Au cours de ces dernières années, j'ai lu nombre de livres formidables, mais je ne venais plus faire de chroniques ici. La plupart, je les ai lus en anglais, pour diverses raisons. Je n'ai absolument pas le temps de parler d'eux en détail. Je ne veux plus m'avancer sur la perspective d'une future notice (tant de fois elles sont restées lettre morte) alors je déblaie un peu

 

L'une de mes révélations majeures a été l'écrivain sud-africain Mark Behr (1963-2015), qui n'a publié que trois romans avant sa précoce disparition. Je les ai lus tous les trois en 2016 : The Smell of Apples (1995, trad. L'Odeur des pommes), Embrace (2000, non traduit) et Kings of the Water (2009, trad. Les Rois du paradis). Formellement très inventifs, ses livres sont remplis de trouvailles, qui pour certaines ont pu rebuter des lecteurs du monde anglophone (raison pour laquelle son deuxième livre, sans doute le meilleur, a eu peu de succès). L'un de ses dadas était de fragmenter la narration, de mélanger les plans temporels, les langues, etc. Pour autant, ses livres sont loin d'être hermétiques et ils disent aussi beaucoup sur l'Afrique du Sud d'avant l'apartheid. Le sujet n'est certes pas original, mais il est inépuisable. La culpabilité, l'ambiguïté et le malaise traversent ses livres, sachant que le positionnement politique de M. Behr dans sa jeunesse a donné lieu à une controverse rétrospective. Plus spécifiquement, ses deux derniers romans labourent la question de l'adolescence blanche homosexuelle dans l'Afrique du Sud des années 1970 et 1980 - sujet également traité par Michiel Heyns dans The Children's Day (2002). L'Odeur des pommes (écrit d'abord en afrikaans) parle d'enfants trop jeunes pour que ce soit central, mais le livre est construit autour d'une révélation abominable qui renvoie à la culture du silence de la société afrikaner et à son masculinisme. Ici comme ailleurs, M. Behr juge peu, il donne à voir, et le spectacle n'est pas joli joli.

Embrace reste mon préféré. Bildungsroman semi-autobiographique éclaté et dévoyé, récit de l'apprentissage de l'hypocrisie et de la lâcheté, il relate les successifs dépaysements de Karl de Man, à travers des allers et retours incessants dans les quatorze premières années de sa vie. Roman familial, animalier (les bêtes et insectes y occupent une place décisive), paysager, il a pour toile de fond la déchéance progressive d'une famille d'anciens fermiers du Mozambique et les initiations contrariées d'un garçon plongé à l'âge de 11 ans dans un pensionnat musical dont la chorale de garçons fait des tournées dans le Monde. Là, il développe une relation amoureuse avec Dominic Webster, sorte d'antithèse de lui-même, aussi loyal, out et antiraciste que Karl peut être dissimulateur, déloyal et ambigu ; Karl a d'ailleurs aussi une relation torride avec l'un de ses professeurs, plus une petite-amie dans la ville de ses parents... Le livre est une peinture extrêmement subtile de la société sud-africaine, de ses divers motifs racistes et homophobes. Il fourmille de personnages secondaires intéressants et de moments poétiques. Pour y revenir, il faudrait que je relise ses 590 pages très denses... Pareil pour Les Rois du paradis, qui "élargit" la perspective historique mais demeure assez largement une "saga" familiale.

 

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Heartstone, un été islandais (Hjartasteinn) de Guðmundur Arnar Guðmundsson

Heartstone, un été islandais (Hjartasteinn) de Guðmundur Arnar Guðmundsson (2016), avec Baldur Einarsson (Thor), Blær Hinriksson (Kristján), Diljá Valsdóttir (Beta), Katla Njálsdóttir (Hanna), Jónína Þórdís Karlsdóttir (Rakel), Rán Ragnarsdóttir (Hafdis)

 

C’est l’été dans un petit village islandais éloigné de tout. Les jeunes du village s’ennuient et tuent le temps de manières diverses. Ils forment une contre-société à l’écart du monde des adultes dans une liberté toute relative. Þór (Thor) et Kristján n’ont visiblement pas le même âge, ou en tout cas le même niveau de maturité, mais ils sont inséparables. Le premier est encore impubère, ce qui le contrarie visiblement. Les autres ne cessent de les asticoter sur leur proximité, assimilée à une relation homosexuelle. Le sujet est par ailleurs assez tabou et mal accepté dans un monde où la réputation est très importante. D’ailleurs, le père de Kristján (alcoolique et violent) a tabassé un autre père de famille dont il avait découvert l’homosexualité, précipitant le départ de ce dernier pour Reykjavik, la lointaine capitale. La pression sociale s’exerce sur les garçons, incités à fréquenter les filles et à flirter avec elles. Kristján semble lui-même encourager Þór à se rapprocher de Beta, une fille de son âge, éternellement flanquée de son amie Hanna.

 

La vie n’est pas facile dans ce bout du monde. Les couples se séparent, l’alcool est souvent un refuge, la violence omniprésente. Le père de Þór est parti, laissant leur mère en charge de ses trois enfants, et pourtant désireuse de continuer à avoir une vie de femme, au grand dam de ses filles. Les relations entre les quatre membres restants font des montagnes russes. Rakel, la grande sœur, est particulièrement féroce avec les autres, tandis que Hafdis a trouvé une échappatoire dans le dessin et les poèmes (macabres et un peu ridicules). Elle aime particulièrement faire des tableaux homoérotiques prenant modèle sur son frère et Kristján, avec leur concours résigné. Bien sûr, ils n’aimeraient pas qu’ils soient divulgués à quiconque, en particulier Þór, très soucieux de normalité.

Hjartasteinn est un film magnifique, à la fois picturalement et émotionnellement. Avec ses teintes d’abord très vives et lumineuses puis qui s’estompent peu à peu, son espace qui se rétrécit, son ciel de plus en plus bas, le film réussit à donner substance à la métaphore visuelle d’une société enfermée dans ses conservatismes. Il mélange le hiératisme de la nature islandaise et des traits de fresque sociale qui jamais n’appuie ou ne tombe dans le didactisme, préférant suggérer plutôt que souligner à gros traits. Le réalisateur a réussi à faire varier de manière organique les humeurs changeantes de son microcosme, qui passe insensiblement d’une émotion à une autre, entre farce, colère, tristesse, amour, drame, etc. L’absence de voix off ou de procédés subjectivants conserve aux personnages une large part d’opacité. Très largement centré sur Þór durant les deux premiers tiers du film, celui-ci ouvre ensuite des fenêtres sur la condition de Kristján, qui conduisent au climax presque tragique de l’œuvre, avant de revenir à Þór. La fin est très ouverte, sans happy end ni sinistrose : on y voit un poisson rejeté à la mer par un enfant, on pourrait le croire mort, et pourtant il reprend vie et s’éloigne… Après la bande-annonce (je suis un peu dubitatif sur ses effets), vous trouverez quelques éléments qui sont susceptibles de divulguer un peu trop pour celles et ceux qui souhaiteraient voir le film.

 

 


 

Bien que très naturaliste (à plusieurs titres) dans sa texture et ses choix filmiques, Hjartasteinn est loin de s’y réduire, de même qu’il évite tout fatalisme. La société qu’il dépeint avec retenue a beau être passablement rigide, elle vit un tournant dans lequel les femmes, très fortes, jouent un rôle essentiel. C’est d’elles que vient l’affranchissement, à l’image de Hafdis, la sœur très gay-friendly de Þór. Cela ne va pas sans tâtonnements : d’une maladresse de cette dernière, encourageant Kristján à vivre sans honte une homosexualité supposée, procède le geste désespéré de ce dernier, qui découvre en même temps que Þór est parti voir Beta alors qu’il avait refusé de lui parler après la découverte par des voyous d’une œuvre de sa sœur les représentant tous les deux en amants enlacés et maquillés.

Film gay ? Ce serait aller vite à la besogne, d’autant que le cinéaste a récusé dans ses interviews que l’on puisse ainsi qualifier la relation entre les deux (pré-)adolescents. Il y a certes de l’amour entre eux, mais il passe essentiellement par des gestes fugitifs et comme volés. Si la nature des sentiments de Kristján est relativement claire, comme le manifestent maints indices, le cas de Þór est beaucoup plus ambigu, tant aussi son conformisme enfantin est plus marqué. En revanche, l’homophobie joue un rôle très prégnant dans le film. Elle s’incarne très fortement dans la figure du père de Kristján, filmé lors d’une brève séquence en train de surveiller subrepticement les gestes des deux garçons. Face à cela, les figures de femmes, de sœurs et de mères sont nettement plus compréhensives, voire incitatives. Mais au-delà de ce « sujet brûlant », c’est toute l’économie morale de cette micro-société qui tourne autour de la question plus large de la réputation, qui donne lieu à une scène particulièrement dure lors de laquelle Rakel frappe sa mère après lui avoir hurlé sa réprobation pour ses aventures avec des hommes du village. Pour autant, Hjartasteinn se départit d’un point de vue moral sur cette moralité de façade, et c’est l’une de ses nombreuses forces que d’être d’une empathie à toute épreuve.

 

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