Deux romans sortis récemment justifient ce titre paresseux et mal formulé. Je ne surprendrai personne en disant que les parents ont tendance à mettre la pression sur leurs enfants pour qu’ils affirment une attirance « saine et spontanée » pour les personnes de leur âge du sexe opposé. Il y a quelques décennies, avant la mal nommée « révolution sexuelle », ce genre de pressing concernait surtout les adolescents. Maintenant, cela commence dès l’enfance. Et j’ai tendance à croire que la visibilité croissante des homosexuels doit renforcer le phénomène, notamment quand les parents « se posent des questions » à propos de l’un de leurs enfants. Bien entendu, les modulations de ce phénomène sont grandes, et elles sont associées avec d’autres attentes, concernant cette fois l’identité de genre (qu’un garçon se conforme aux normes viriles, et les filles à la « féminité »). En revanche, c’est quelque chose d’extrêmement lourd à vivre dès lors que pour une raison ou une autre on ne se plie pas à l’exigence normative.
Amoureux grave d’Élisabeth Brami et Philippe Lopparelli (dans la belle collection « Photo roman » chez Thierry Magnier) et Journal d’un garçon de Colas Gutman (paru en « Médium » à L’École des loisirs) abordent ce thème avec des bonheurs divers. Les deux personnages de garçon n’ont pas le même âge (l’un est en terminale, l’autre en seconde), l’un se raconte alors que l’autre est collé aux basques par sa narratrice. En revanche, ils se prénomment tous les deux Paul et subissent la même crainte familiale parce que atypiques (même si l’on réalise que, ouf !, ils sont hétéros tous les deux).
Élisabeth Brami n’a pas hésité à donner un patronyme terrible à son jeune héros : Daveine…
Parfois, il se disait qu’ils l’avaient bien cherché, ses parents, qu’ils avaient joué avec le feu, qu’ils avaient défié le destin. N’avaient qu’à pas lui coller des initiales pareilles, des initiales infamantes en forme d’injure, deux lettres pour passer sa vie à se faire humilier: P. D. Quand on osait refiler un tel fardeau à un pauvre môme qui n’avait rien demandé à personne, même pas demandé à naître, il ne suffisait pas de se saigner aux quatre veines ensuite pour éponger le truc.
C’était un jour, en plein goûter d’anniversaire, devant la famille au grand complet, que ça l’avait pris. Il venait de souffler ses neuf bougies. S’armant de courage, ou inconscient, il avait décidé de réclamer des comptes sur son prénom. Sûrement que la question devait le travailler depuis un bout de temps et qu’il s’était pinté au jus de pomme.
Depuis le CP, il avait bien compris l’ampleur des dégâts, grâce aux initiales calligraphiées par la maîtresse au-dessus de son portemanteau. Et les autres ne l’avaient pas loupé au passage.
Ce n’était qu’un début.
« Pourquoi vous m’avez donné un prénom qui fait “pédé”?»
Il avait cru qu’ils allaient tous disjoncter. Sa mère blanche comme la nappe: «Comment tu parles, Paul?! » La tante Hilda qui se marrait à l’autre bout de la table. Son grand-père en train de s’étouffer avec sa part de rituel fraisier maison.
Après un moment de stupeur, son père lui avait balancé l’explication de son air de curé défroqué: on lui avait refilé le prénom du jeune oncle Paul mort le même mois. (p. 14-15)
Au fil des premiers chapitres d’Amoureux grave, la barque se charge peu à peu : littéraire dans une famille de scientifiques, pas sportif et malingre, « couvé » par une mère dermatologue, réfractaire aux codes de son âge, le héros d’Élisabeth Brami a le profil parfait. Il lui faut de surcroît endurer le contre-exemple on ne peut plus conforme de Nicolas, son copain d’enfance. Face aux pressions, à l’anxiété, à la peur de décevoir, Paul répond avec un humour acide qui passe magistralement dans le style indirect libre de l’auteure :
Un jour, il le savait, il lui faudrait assumer tout cela, endosser le rôle du fils indigne, réussir à s’imposer en leur lançant en latin: « Mea culpa, les vieux! Homo homini lupus est. » Mais avec la tribu Daveine, il aurait fort à faire : tous de tristes scientifiques et fiers de l’être. […] Tout était toujours une chaîne de cause à effet et de père en fils qu’on lui en voudrait à mort d’avoir brisée. Et comme ces gens-là n’avaient même jamais mis le nez dans les feuilles roses du Petit Larousse illustré, ils prendraient son Homo homini, comme un coming out. Ça le faisait rigoler. Il voyait d’ici leurs têtes ahuries: un pédé polyglotte étudiant en langues mortes ! La totale !
Une fois les présentations faites avec Paul, le lecteur entre dans le vif du sujet : un long week-end solitaire. Un mystérieux expéditeur lui envoie une photographie. L’imagination du héros s’emballe. Il répond par des poèmes. Un dialogue s’ébauche, texte pour image. Il rêve de la fille mystérieuse qu’il voit souvent dans son bus. L’échange fictif reproduit le dialogue entre les photographies de Philippe Lopparelli (insérées dans le corps du texte) et l’imagination d’Élisabeth Brami. Et le lecteur est mené en bateau par le livre comme Paul l’est par la personne qui lui envoie ces images. Certains passages sont assez crus, d’autres plutôt poétiques, le mélange des genres étant la règle.
La fin du roman donnant lieu à un dénouement en cascade, je ne peux pas trop en dire plus. Qu’il me suffise de préciser que j’ai beaucoup aimé ce livre, même si je n’ai pas été particulièrement surpris. Ce qu’É. Brami a particulièrement réussi est la figuration des affres et humeurs de son personnage, sur fond d’humour ravageur.
On retrouve des ingrédients similaires dans le Journal d’un garçon de Colas Gutman, même si je suis moins convaincu. Ce Paul-ci tient un journal, donc, assez drôle, qui lui donne maintes fois l’occasion de brocarder son père très beauf, son demi-frère à moitié demeuré, sa belle-mère « gratin dauphinois » et la faune de son lycée. La mère est loin, qui papillonne, téléphone, et s’intéresse exclusivement à la vie sentimentale de son fils. Seule sa sœur « Flo » suscite en lui une grande tendresse. Il fait du théâtre, lieu où il croise Lisa Tapir, une fille de terminale dont il est amoureux. Une de ses camarades de classe lui court après, dans un genre assez nymphomane. Lui se laisse un peu faire, et ce d’autant plus que son père et sa mère sont aux aguets de sa vie sentimentale.
La prose que Colas Gutman a prêtée à son personnage est extrêmement fluide, saccadée, avec un zeste de désinvolture très étudiée.
3 octobre
Je me fais une tartine. Je prends une douche (jet sur position 3). J’essaie un vieux 501 de Flo (« Petit-chat » pour les intimes), elle refuse de me le prêter : « T’as qu’à t’en acheter un. » Je remets mon jogging (le vert). Je me demande ce que ressentait Al Pacino avant de prendre un cours de théâtre.
Cédric se fait une tartine de confiture d’oranges amères (beurk). Ma belle-mère sautille devant sa hotte (serait-elle déjà enceinte ?). Flo, notre Petit-chat à tous, ronronne devant son bol de céréales. Finalement, la famille, c’est sympa.
[...]
Cours de français : je gratte ma table pour savoir si la couche de plastique supérieure se décolle.
Cours d’anglais : ma chaise n’est pas stable, je me balance en arrière et manque de me casser le coccyx.
Je me fais engueuler en plus parce que je fais du bruit.
Cours de français (encore) : j’ai l’emploi du temps le plus tarte de la terre. Chateaubriand, le mec à la sauce béarnaise, cède sa place à Victor Hugo. Je finis de décoller mon morceau de plastique.
SVT : Julien Lepers me parle, je ne l’écoute pas lorsque j’entends :
— C’est atroce, à part toi, je n’ai pas de copains.
Je lui réponds:
— Ce qui est atroce, c’est de me le dire. (p. 21-22)
Je suis sorti de cette lecture avec une humeur mitigée : c’est un roman malin, et qui portraiture avec astuce notre époque. Pour autant, au-delà du plaisir romanesque (qui est réel), je trouve ce texte presque trop confortable, et pour tout dire un peu téléphoné (sic !).