En ce mercredi 15 août, il est venu jouer à Paris. Il nous est apparu aux alentours de 21 heures dans une improbable tunique orange, sur la scène du Café de la Danse. Avant, c'était Robin des Bois, maintenant il tend vers Peter Pan. Longiligne, plutôt grand, un visage qui serait magnifique, s'il n'y avait ce menton avachi qui pendouille. Des mêches châtain clair et des yeux noisette tendant vers le vert, même s'il paraît parfois strictement blond. Car sa physionomie change selon les lumières et les angles de vue. Même son physique échappe aux qualificatifs. Même là, il est toujours ailleurs, et c'est ce qui fait sa grandeur.
Owen Pallett. Nouveau genre d'homme orchestre, avec guère plus qu'un violon. Caché derrière son "groupe", encore plus fantômatique que la Divine Comedy de Neil Hannon : Final Fantasy. Rien à voir avec l'univers des mangas japonais. Ce serait plutôt un Moyen Âge vaudou jonché d'objets et de symboles de notre époque, son petit monde. Mais si le décor est débris, la musique, elle, est parfaitement homogène.
Après une interminable première partie, il était là, debout, seul, avec son violon, sur la gauche de la scène, flanqué d'un synthétiseur en retrait. Trônant au centre de la scène : un rétroprojecteur assez pitoyable comme on en croisait dans les salles de collège il y a dix ans. Il projetait le nom du groupe. Final Fantasy. Pour ceux qui ont eu la chance d'entendre son deuxième album, He poos clouds (2006), jouer les morceaux de ce disque sur scène paraît de l'ordre de l'improbable pour un soliste.
Il se sert d'un système de sample pous se démultiplier : il joue une première séquence, au bout de laquelle il en joue une nouvelle, accompagné par le premier motif que la machine répète. Au bout de quelques itérations, il est devenu plusieurs musiciens avec son seul violon... Mais quel violon : pas seulement archet ou notes pincées, mais aussi instrument de percussion sophistiquée, alors le tout mélangé ! On sent une technique impériale, toute classique à la base, mais qui s'aventure sur des territoires inédits. Rien qu'avec ses deux bras et un pied - pour faire redoubler ou dévisser le sampler.
Et là-dessus, au troisième ou au quatrième passage, la voix. Une voix chaude, juste, en général ténor, mais capable de s'aventurer dans les aigus pour contrefaire les choeurs de He poos clouds ou beugler les étranges interjections du disque. Un deuxième instrument, aussi labile que le premier, mais qui en concert jamais ne se dédouble. Un sommet a été atteint durant la performance la plus improbable : une version solo de This Lamb Sells Condos, le morceau le plus orchestral d'Owen Pallett. Je n'aurais jamais cru qu'il aurait l'aplomb de la jouer ici. Et pourtant ! De temps en temps, il s'accompagnait du synthétiseur, mais sans jamais trop le mobiliser. Il s'en est servi pour reprendre Paris 1919 de John Cale, le genre de chanson où il est difficile de se mesurer à l'interprète original. Et pourtant, dans une version très littérale, qui dit aussi tout ce qu'il doit au grand violoniste du Velvet Underground, je trouve qu'il fait plus que l'égaler. Partialité ?
A l'usage, il s'est avéré qu'il n'était pas seul : une dame d'origine indonésienne a utilisé l'improbable rétroprojecteur pour un théâtre d'ombres et de couleurs, à mi-chemin entre Bali et la blague de potache. Elle affichait des intertitres et manipulait diverses sortes d'images, couleurs, messages, dessins... C'était souvent macabre, et très mélangé : images médiévales, de science fiction, gimmicks de publicité, mandalas, graffitis de high school... Parfois, c'était complètement cheap, parfois fascinant, ainsi un parallèle entre des figures de la Renaissance italienne et des extra-terrestres à la Topor. Ces images mi-figées, mi-animées, figuraient un territoire tout aussi incertain, tout aussi mélangé, que la musique ou les paroles d'Owen Pallett.
Car si une chose est certaine, c'est l'invraisemblable catalyse qui s'opère dans ces chansons mini-symphoniques aux paroles improbables. En notre époque de ressassement, de reprise, voilà un artiste qui invente des formes nouvelles, incroyablement belles, mystérieuses et chimériques. La beauté lumineuse de la musique fait contraste avec l'étrange univers macabre des images et des paroles. Les textes de He poos clouds sont énigmatiques comme le reste, mais assurément, il fait un pied de nez à l'époque. Cela semble très sérieux, même s'il s'y loge quelque moquerie ravageuse. Pour une oreille non parfaitement anglophone, sans les texte sous les yeux, les paroles restent inaudibles. Mais ce n'est pas très important.
Il n'est pas très à l'aise non plus. Après le second morceau, il nous a dit que le lieu était "weird", avant de nous enjoindre de rentrer chez nous. Plaisanterie ? Sans doute, quoique à moitié. Ses "thank you" ressemblaient légèrement à des "fuck you". C'est la prestation la plus schizophrène à laquelle il m'ait été donné d'assister dans ma vie. Jamais je n'ai senti un malaise aussi palpable, un être aussi intérieur, et en même temps, tout de même, en mouvement vers nous. Il parlait entre les morceaux dans un anglais ultra-rapide, sollicitant les techniciens ou parlant à la cantonade sans toujours s'adresser à des interlocuteurs déterminés. Etait-ce à la salle ? Sur la fin du concert et pendant les rappels, il est devenu beaucoup plus cordial, nous remerciant pour la chaleur de l'accueil. Il parlait dans sa barbe, un peu, notamment quand il lui arrivait un (léger) pépin. Beaucoup d'humour pince-sans-rire, surtout, car l'homme entier, l'artiste, est fantasy.
J'ai déjà évoqué ailleurs son interview dans le magazine néerlandais Butt (n° 18) par son compère Ed Droste, le chanteur non moins talentueux du groupe Grizzly Bear. Ils y discutent de sexualité d'une façon assez crue, ce qui pourrait surprendre chez une personne aussi réservée qu'Owen. Il semble avoir négocié une inflexion assez largement queer depuis cette époque. Sa tenue de Peter Pan orange et quelques maniérismes légers avaient valeur de signature durant le concert, sans parler de la reprise d'une chanson de Beyruth dont il a écrit les paroles, beaucoup plus réalistes que ses textes pour Final Fantasy. Ce n'était pas non plus ostentatoire, quoi qu'en dise la notice (en anglais) de Wikipedia. Toujours est-il qu'Owen Pallett, du haut de ses 28 ans, est un intense motif de fierté et d'émotion : l'un des musiciens les plus doués et les plus fascinants d'aujourd'hui, et un garçon sensible.
Alpentine (Owen Pallett Fansite)
Portrait sur C'est comme ça