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livres et ecrivains

Mark Behr, brièvement

Au cours de ces dernières années, j'ai lu nombre de livres formidables, mais je ne venais plus faire de chroniques ici. La plupart, je les ai lus en anglais, pour diverses raisons. Je n'ai absolument pas le temps de parler d'eux en détail. Je ne veux plus m'avancer sur la perspective d'une future notice (tant de fois elles sont restées lettre morte) alors je déblaie un peu

 

L'une de mes révélations majeures a été l'écrivain sud-africain Mark Behr (1963-2015), qui n'a publié que trois romans avant sa précoce disparition. Je les ai lus tous les trois en 2016 : The Smell of Apples (1995, trad. L'Odeur des pommes), Embrace (2000, non traduit) et Kings of the Water (2009, trad. Les Rois du paradis). Formellement très inventifs, ses livres sont remplis de trouvailles, qui pour certaines ont pu rebuter des lecteurs du monde anglophone (raison pour laquelle son deuxième livre, sans doute le meilleur, a eu peu de succès). L'un de ses dadas était de fragmenter la narration, de mélanger les plans temporels, les langues, etc. Pour autant, ses livres sont loin d'être hermétiques et ils disent aussi beaucoup sur l'Afrique du Sud d'avant l'apartheid. Le sujet n'est certes pas original, mais il est inépuisable. La culpabilité, l'ambiguïté et le malaise traversent ses livres, sachant que le positionnement politique de M. Behr dans sa jeunesse a donné lieu à une controverse rétrospective. Plus spécifiquement, ses deux derniers romans labourent la question de l'adolescence blanche homosexuelle dans l'Afrique du Sud des années 1970 et 1980 - sujet également traité par Michiel Heyns dans The Children's Day (2002). L'Odeur des pommes (écrit d'abord en afrikaans) parle d'enfants trop jeunes pour que ce soit central, mais le livre est construit autour d'une révélation abominable qui renvoie à la culture du silence de la société afrikaner et à son masculinisme. Ici comme ailleurs, M. Behr juge peu, il donne à voir, et le spectacle n'est pas joli joli.

Embrace reste mon préféré. Bildungsroman semi-autobiographique éclaté et dévoyé, récit de l'apprentissage de l'hypocrisie et de la lâcheté, il relate les successifs dépaysements de Karl de Man, à travers des allers et retours incessants dans les quatorze premières années de sa vie. Roman familial, animalier (les bêtes et insectes y occupent une place décisive), paysager, il a pour toile de fond la déchéance progressive d'une famille d'anciens fermiers du Mozambique et les initiations contrariées d'un garçon plongé à l'âge de 11 ans dans un pensionnat musical dont la chorale de garçons fait des tournées dans le Monde. Là, il développe une relation amoureuse avec Dominic Webster, sorte d'antithèse de lui-même, aussi loyal, out et antiraciste que Karl peut être dissimulateur, déloyal et ambigu ; Karl a d'ailleurs aussi une relation torride avec l'un de ses professeurs, plus une petite-amie dans la ville de ses parents... Le livre est une peinture extrêmement subtile de la société sud-africaine, de ses divers motifs racistes et homophobes. Il fourmille de personnages secondaires intéressants et de moments poétiques. Pour y revenir, il faudrait que je relise ses 590 pages très denses... Pareil pour Les Rois du paradis, qui "élargit" la perspective historique mais demeure assez largement une "saga" familiale.

 

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Skippy dans les étoiles de Paul Murray

Murray-Skippy-dans-les-etoiles.jpgPaul Murray, Skippy dans les étoiles [tr. fr. Robert Davreu], Belfond, 2013.

[Paul Murray, Skippy Dies, Dublin: Hamish Hamilton, 2010]

 

Á bien des égards, le livre dont j'entends parler dans ce billet pourrait ne pas concorder avec la thématique d'un blog gay (quoique...). Et pourtant, depuis l'été dernier, moment où j'ai lu Skippy Dies, cela fait partie de mes envies rémanentes que d'en dire deux mots ici. Si je reste fidèle à ma règle, qui est de ne pas dévoiler les tenants et les aboutissants de l'intrigue des livres, je ne devrais pas en dire davantage sur la pertinence ou non de chroniquer Skippy ici néanmoins. Il importe en revanche de préciser que je n'ai pas lu la traduction de Robert Davreu et ne pourrai donc rien en dire. En revanche, elle me fournit un excellent prétexte, ne serait-ce que pour dire ma satisfaction de voir ce livre traduit (je me suis au demeurant dit maintes fois que ce serait bien qu'il le soit).

 

Le titre anglais est beaucoup plus frontal : Skippy meurt. En effet, le roman s'ouvre sur une scène à la fois terrible et drôle. Daniel "Skippy" Juster et Ruprecht Van Doren ont rejoint le Ed Doughnut House où Ruprecht a l'habitude d'engloutir des quantités industrielles de beignets. Mais Skippy a un comportement inhabituel : il tombe de sa chaise et demeure allongé par terre, secoué par des spasmes. Avant Ruprecht et le lecteur, c'est le serveur qui va réaliser qu'il se passe quelque chose. Mais au bout du compte et de quelques gestes vains de secourisme, Skippy a cessé de respirer, après avoir murmuré à Ruprecht : "dis à Lori que je l'aime". La scène se clôt peu après, assez mystérieuse et indécise en l'état.

La narration revient ensuite quelques semaines en arrière, dans les murs du Seabrook College de Dublin, une institution d'enseignement catholique pour garçons de la bonne société irlandaise. Elle suit en parallèle plusieurs groupes de personnages, alternant les scènes chorales, très dialoguées, et des focalisations plus intimistes. Le personnage que Paul Murray suit le plus assidûment est Howard "the coward" Fallon, un professeur d'histoire trentenaire au passé douloureux, fréquemment malmené par ses élèves. En face de lui, la classe de Skippy fournit un beau florilège d'adolescents de quatorze ans : Ruprecht, obèse graine de savant illuminé, passionné de physique; Dennis Hoey, "cynique" patenté à la jugeote redoutable ; Mario Bianchi, obsédé sexuel au verbe truculent ; Geoff Barrow, rêveur aimable... Quant à Skippy, héros en sursis et comme en pointillés, il ressort assez peu au milieu de ses amis hauts en couleurs. Tout petit, effacé, il tire son surnom du bruit que font ses dents proéminentes dans certaines occasions, semblable à celui du célèbre kangourou de la série australienne.

Il y a bien d'autres personnages marquants : des filles du pensionnat voisin de Saint-Brigid, à commencer par Lori, l'amour obsessionnel de Daniel "Skippy" ; Carl, l'effrayant "double" de Daniel, brute et dealer qui terrorise tout le monde, par ailleurs fêlé et lui aussi obsessionnellement amoureux de Lori ; des enseignants de Seabrook, telle l'énigmatique professeure de géographie Aurélie MacIntyre (dont la présence est un mirage), le glacial Father Green (que les potaches appellent le Père Vert), tourmenté par un passé africain sous le signe du diable ; le principal Greg "the automator" Costigan, effrayant parangon de gestionnaire d'école privée, obnubilé par des problèmes de réputation et de tactique ; et tant d'autres qu'il serait fastidieux de lister plus avant.

 

Le livre a un fonctionnement choral, circulant d'un personnage à l'autre, suivant une technique inventée par Dos Passos et qui s'est un peu banalisée depuis. Son usage dans Skippy est en revanche complètement approprié, car c'est de l'écart des points de vue que naît toute la saveur, et en même temps l'épaisseur sociale, de la satire très sombre que nous propose Paul Murray. Á l'exception notable d'Howard, les personnages sont assez peu dans la dénonciation de cette école, il n'y a donc guère de discours critique. C'est le tableau qui est accablant : sous sa façade d'établissement modèle, se dissimulent (mal) des fonctionnements particulièrement pervers. Le lecteur est emporté dans une lente dégringolade, qui frappe à la fois les personnages et le cadre. Et pourtant, jusque dans les situations les plus sinistres, l'auteur multiplie les trouvailles humoristiques, des traits d'esprit de Dennis Hoey aux scènes de bravoure (la boum d'Halloween, le concert pour les 140 ans de l'école, les expériences de physique de Ruprecht).

Il y a une dimension moraliste dans la façon dont l'auteur dissèque les failles de ce microcosme social sans en avoir l'air, jouant savamment du contrepied aux attentes du lecteur, pour mieux asseoir le caractère accablant (bien qu'implicite) de sa critique. Skippy est un livre qui dit une révolte profonde contre la négligence et l'oubli, à l'image du sort d'un bataillon d'engagés irlandais qui périrent comme de la chair à canon à Gallipoli en 1915 et dont la mémoire est honnie en Irlande car ils étaient au service de la couronne anglaise - un événement qui est comme en miroir de bien des détails du livre.

Mais la qualité la plus saillante de ce fort volume est sans doute son extrême densité. Le cadre est fort restreint (une troupe d'enfants et quelques "pédagogues" vivant partiellement en vase clos - téléphones portables mis à part - dans un vieux pensionnat au cœur de Dublin), la période de temps limitée (quelques mois). Avec ce cadre et des matériaux a priori ténus, l'auteur réussit à faire vivre des existences, des caractères et des voix particulièrement frappants et vivants. Chaque page condense un matériau très riche, dissémine des indices qui seront repris plus tard ou s'avéreront des fausses routes. Il y a un jeu avec les codes de nombreux genres (thriller, policier, science fiction, fantastique, trip lysergique, etc.), même si le tout est implacablement réaliste.

Demeure une peinture particulièrement aiguë, sensible et diverse d'adolescences d'aujourd'hui. Il suffit de quelques mots ou phrases au portraitiste Murray pour faire exister certaines figures secondaires. Même les personnages les plus répugnants, comme Carl ou Lionel, sont saisis dans leur ambiguïté fondamentale, avec leur lot de fragilité et de trouble. Les personnages positifs ne manquent pas d'être écornés, à la notable exception de Daniel, fantôme diaphane laissé pour compte. Quant à Dennis, toujours sparring partner, jamais premier rôle, il est la voix, désagréable et ingénieuse à la fois, qui démasque l'ensemble des supercheries à l'œuvre, tout en demeurant lui-même assez opaque au final.

Le jeu des comparaisons est souvent assez ridicule, mais tant pis. Skippy dans les étoiles est une sorte d'Île atlantique réactualisée, sans le motif homosexuel du livre de Duvert. Le fonctionnement choral de la narration, le motif de l'enfance perdue et défigurée dans la brutale lucidité de l'adolescence, la visée satirique et d'un pessimisme implacable à la fois, la jubilation de la langue et le jeu sur les étourdissements de la parole, le réalisme noir : les points de rencontre sont nombreux, même si sans doute fortuits. Un maître livre.

 

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Un nouveau roman d'Erwin Mortier traduit en français

Mortier-sommeil-des-dieux.jpgJe viens de découvrir par un amusant hasard la parution d'une nouvelle traduction d'Erwin Mortier aux éditions Fayard, Sommeil des dieux, toujours grâce aux bons soins de Marie Hooghe. C'est la traduction de Godenslaap, initialement paru en 2008 chez De Bezige Bij (éditeur néerlandais installé à Amsterdam). Je ne saurais dire assez haut la reconnaissance que j'ai pour le travail d'une traductrice et la ténacité d'un éditeur qui, depuis 2003, ont offert au public francophone cinq ouvrages d'un écrivain absolument incroyable, et cela alors que bien rares sont les organes de presse qui défendent bec et ongles Erwin Mortier (à part Libération et Le Matricule des Anges, quels sont-ils ?).

N'étant pas néerlandophone, je ne saurais rien dire de la qualité des traductions de Marie Hooghe, sinon leur élégance et leur fluidité. En revanche, on peut signaler qu'elle a eu le prix de traduction Amédée Pichot pour Marcel en 2003. Et Erwin Mortier, qui lit et comprend le français, a lui-même exprimé toute l'estime qu'il avait pour le travail de sa traductrice. Dès lors, la déperdition inévitable que représente le changement de langue est largement atténuée par la rigueur, l'ingéniosité et les qualités artistiques de cette grande professionnelle.

Rappeler qu'Erwin Mortier est aussi poète et que ses récits relèvent de la prose poétique ne serait pas faux, si l'on ne prenait le risque de l'enfermer ainsi dans un registre qui peut échauder certains ou suggérer quelques limites à ses talents de romancier. Or, justement, la poésie n'est qu'une corde à son arc. Erwin Mortier est aussi un écrivain satirique, doté d'un humour ravageur (souvent prêté à ses personnages de matrones flamandes, bigotes mais humaines), peignant avec un sens de l'observation sans égal un monde rural et populaire flamand peu à peu plongé dans la « société moderne ». C'est aussi un virtuose des dialogues et un écrivain très sensible à la temporalité d'un récit - qu'il tord, déforme, accélère, ou au contraire allonge, apaise, avec une justesse fascinante. Autrement dit, c'est un romancier complet, et qui peut séduire des sensibilités de lecture très diverses.

 

Depuis plusieurs années, j'ai le projet de consacrer ici un post à chacun des livres d'Erwin Mortier publiés en français, quand bien même seul Ma deuxième peau relève de la thématique de ce blog. On trouve déjà un texte consacré aux Dix Doigts des jours, un court « récit » paru après sa « trilogie de la mémoire » (Marcel, Ma Deuxième peau, Temps de pose). Durant l'été 2009, j'avais relu très attentivement Marcel, mais malheureusement le cours de mes activités professionnelles ne m'a pas permis d'aller au bout de ce projet (entre autres efforts de cette époque qui ont avorté).

N'ayant bien évidemment pas encore lu Sommeil des dieux, je reproduis ci-dessous le texte de la quatrième de couverture.


« Une très vieille femme, Helena, se remémore sa très longue vie, qu’elle consigne dans des cahiers que personne ne lira jamais. Les dialogues avec Rachida, l’infirmière marocaine qui s’occupe d’elle, constituent son seul contact avec le monde actuel, après le décès de sa fille, de son époux et de son frère. Le monde d’Helena – petite-fille d’un grand propriétaire terrien de Flandre française et fille d’un négociant flamand de Gand – est celui de la Belle Époque, à la lisière de deux pays et de deux langues. À la veille de la Première Guerre mondiale, elle part avec sa mère et son frère passer les vacances d’été dans la famille de sa mère – ce séjour en France durera toute la guerre. Le théâtre de la destruction devient, pour Helena, le théâtre d’une initiation sexuelle et d’une libération personnelle.
Écrit dans la langue sensuelle, lyrique, et poétique qui constitue la petite musique d’Erwin Mortier, Sommeil des dieux est la description de l’étrange contradiction, presque surréaliste, qu’offre la guerre : orgie de violence gratuite, absurde, mais aussi, de manière perfide, spectacle sublime d’un gigantesque feu d’artifice. Il émane de ce récit empli de non-dits un charme et une fascination jamais morbides. »

# Date de Parution : 01/09/2010

# Collection : « Littérature étrangère »

# Prix public : 22,00 €

# Code ISBN / EAN : 9782213643960

# Nombre de pages : 378

 

On pourra également consulter : 

Le blog d'Erwin Mortier (en flamand, sauf quelques bribes en anglais, mais c'est une langue qu'on peut en partie "intuiter" avec des bases en anglais et/ou en allemand).

Le dossier paru dans Libération (critique et interview) à l'occasion de la sortie de Ma Deuxième peau, entre autres analyses glanées sur internet.

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Jours de juin de Julia Glass

Julia Glass, Jours de juin [tr. fr. : Anne Damour], Éditions des 2 terres, 2006 ; rééd. Le Seuil, « Points roman », 2008.

 

Ce roman dodu (655 pages) raconte au principal le destin de deux générations de Mac Leod, une famille écossaise assez peu clanique et hétérogène, de l’après-guerre à 1999. Trois épisodes se succèdent, toujours en juin (d’où le titre, Three Junes) : « Collies » (1989), « Droit » (1995) et « Les garçons » (1999). Si chacun est centré sur un personnage et a un ancrage géographique particulier, de nombreuses réminiscences font déborder la narration vers des moments et des lieux autres. L’histoire ne suit pas un fil strictement linéaire, mais le roman est neanmoins solidement réaliste, avec une belle galerie de personnages, un arrière-plan historique bien établi, un amour discret pour les paysages, etc. Mis à part quelques détails formels, la facture du livre est très classique, avec une prédilection pour les interactions humaines et les émotions, que Julia Glass donne à voir avec un tact et une subtilité qui sont l’un des intérêts principaux de la fresque. L’ensemble est d’une très grande cohérence, même si l’auteure s’est ingéniée à le transformer en un puzzle dont les pièces ont été éparpillées et réassemblées. Elle partage avec le lecteur attentif une vision globale qui échappe complètement à ses personnages, prisonniers d’un « ici et maintenant » opaque comme peut l’être chaque moment d’une existence.

 

Paul MacLeod est l’héritier d’une famille de journalistes, tenant les rênes du quotidien Yeoman de Dumfries-Galloway (au Sud-Ouest de l’Écosse). À son retour de la guerre, il a repris l’entreprise familiale et s’est marié avec Maureen, une jeune femme indépendante d’origine plus modeste. Ils ont eu trois enfants, Fenno, David et Brian (au début des années 1950). Maureen s’est lancée dans l’élevage des collies (des chiens de berger), suivant là une passion singulière et traçant son propre sillon. Les enfants ont été élevés à la Britannique (avec nanny, pension…). L’aîné est parti à New York au début des années 1980 pour faire une thèse et n’est pas revenu. Les cadets sont devenus vétérinaire pour l’un (fidèle à l’Écosse méridionale) et cuisinier pour l’autre (marié à une française et expatrié). Le premier épisode a lieu après le décès de Maureen (d’un cancer des poumons) et suit Paul au fil d’un périple dans les Îles Grecques, sa rencontre avec un ailleurs incarné dans une poignée de personnages, dont Fern, une jeune peintre Américaine. Le second se déroule sept ans plus tard, dans la maison familiale de Tealing, dans des circonstances exceptionnelles et tendues. Le dernier retrouve Fern invitée par un ancien amant, Tony (qui fut aussi celui de Fenno), dans la maison d’un inconnu à Amagansett (sur la presqu’île de Long Island, banlieue chic de New York).

 

Fenno, fils aîné de Paul et Maureen, polarise l’ensemble. À défaut d’être le héros du roman dans un sens conventionnel, il est à tout le moins le personnage de prédilection de Julia Glass : narrateur de la partie la plus volumineuse du livre (la deuxième, son plat de résistance, qui occupe les 3/5e du volume). Dans une interview en ligne, elle compare d’ailleurs son livre à un triptyque religieux, l’image centrale jouant un rôle essentiel (facial) tandis que les pièces de côté donnent une vue de profil. Fenno est le seul personnage à dire « je » : les première et troisième parties, centrées sur Paul Mac Leod (son père) et Fern (son double féminin ?), sont racontées à la troisième personne. Le titre anglais Upright a été traduit un peu cursivement par « Droit », qu’il faut comprendre dans un sens postural (se tenir droit, ou avoir la droiture comme caractéristique morale). De fait, il s’agit de l’un des trais récurrents que Julia Glass prête à son personnage. Par de patientes touches et notations éparses, elle a dessiné la complexe psychè d’un homme dont l’existence repose sur des principes sévères, érigés pour pallier le peu de compréhension qu’il a de lui-même. Avec une virtuosité discrète, elle suggère un décalage constant entre les aspirations de Fenno (à l’autonomie, au contrôle, à la décision) et la façon dont il est concrètement agi, manipulé, mobilisé par ses entourages successifs. Il y a quelque chose de touchant, mais aussi de profondément attachant dans cette figure de « gay new-yorkais » à la fois conforme (par sa situation sociale) et hors norme (par le fil de son existence).

On pourrait également dire que Jours de juin est une saga familiale, au sens où elle montre un individu (Fenno, donc) qui assiste à la construction progressive, autour de lui, d'une famille symbolique, laquelle mélange largement matrice biologique, rencontres faussement hasardeuses et affinités gémellaires (ainsi Julia Glass fait subtilement converger ses deux personnages aux prénoms voisins, sans jamais forcer le trait ou les analogies). Leur rencontre dans le troisième volet est un désir de lecteur (une sorte de partie surprise) avec lequel l’auteure s’amuse, suivant des chemins qui échappent aux protagonistes eux-mêmes.

 

Cette lecture a déjà deux mois (ça date de juin !), et le souvenir en est singulièrement épuré. J'en garde un souvenir fort agréable, même si les romans psychologiques (même behavioristes* comme celui-ci), ne sont pas ordinairement ce dont je raffole le plus. Pour fouiller davantage l'analyse, il aurait fallu que je le relise et, pour le coup, ce n'est pas non plus une priorité.

 

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* La psychologie dite behavioriste s'emploie à cerner des comportements de l'extérieur, sans recours à des manifestations d'une quelconque intériorité (psychique). Comme courant scientifique, elle est un peu passée de mode. En revanche, l'idée est utile et j'aurais du mal à l'exprimer par un synonyme efficace.

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Plus tard ou jamais [Call Me By Your Name] d'André Aciman

André Aciman, Plus tard ou jamais, traduit de l’anglais (USA) par Jean-Pierre Aoustin, éditions de l’Olivier, 2008.

 

 

En un lieu comme un autre de la Riviera italienne, dans un passé vieux de vingt ans, Elio revient sur l’été de ses dix-sept ans et la liaison qu’il vécut alors avec Oliver, un jeune universitaire américain reçu en résidence chez ses parents. Même si aucune étiquette ne vient frapper cette histoire, il s’agit sans doute d’un des plus beaux romans d’amour entre deux hommes qu’il m’ait été donné de lire ces dernières années. L’homosexualité est une dimension ambiguë du livre (au reste, les deux protagonistes pourraient être considérés comme rigoureusement bisexuels…), à la fois fondamentale et comme tenue à distance par le narrateur (Elio a au moins trente-sept ans lorsqu’il la raconte).

Le lendemain on joua au tennis en double et, pendant une pause, alors que nous sirotions les citronnades de Mafalda, il posa sa main libre sur mon épaule et la pétrit doucement, en un simulacre de massage amical. Le tout très copain-copain. Mais j’étais si subjugué que je me dérobai vivement à son emprise, parce qu’un moment plus tard je me serais ramolli comme un de ces petits pantins articulés dont le corps s’effondre dès qu’un ressort est touché. Surpris, il s’excusa et me demanda s’il avait pressé « un nerf ou quelque chose » — il n’avait pas voulu me faire mal. Il devait se sentir mortifié s’il pensait qu’il m’avait fait mal ou touché d’une manière gênante pour moi. La dernière chose que je voulais, c’était le décourager. Je bredouillai quelque chose comme « Ça ne m’a pas fait mal », et j’en serais resté là, mais si ce n’était pas la douleur qui avait provoqué une telle réaction, qu’est-ce qui pouvait expliquer que je m’étais écarté si brusquement de lui devant mes amis ? Alors j’adoptai l’expression de quelqu’un qui s’efforce, vainement, de cacher une grimace de douleur. (p. 25-26)

Cela pourrait se passer dans les années 1980, n’en déplaise aux efforts de l’auteur pour estomper l’ancrage du récit dans une époque précise (sinon son épilogue). La villa familiale forme un havre paradisiaque, ouvrant sur d’autre coins (« spots ») égrenés dans les environs : la ville de « B », sa piazzetta et son afflux humain, le « tertre de Monet », refuge d’Elio, la plage où Shelley s’est noyé, et encore d’autres accès à la mer… Cette existence estivale, simplifiée à l’extrême, ouvre de vastes plages de loisirs et de rêverie. Tout l’effort de réminiscence dont le livre est fait s’attache à celles-ci, sous le regard souverain d’un garçon de dix-sept ans, ses conjectures, pulsions et répressions.

La souffrance et la joie d’une nouvelle rencontre, la promesse de tant de bonheur presque à portée de main, les tâtonnements maladroits avec des gens sur lesquels je pourrais me méprendre, que je ne veux pas perdre et dont je dois sans cesse anticiper les réactions, ma ruse désespérée avec ceux que je désire et dont je rêve d’être désiré, les écrans que je dresse si bien que, entre moi et le monde, il semble y avoir non pas une seule mais plusieurs portes coulissantes en papier de riz, l’envie de brouiller et débrouiller ce qui n’a jamais été vraiment codé en premier lieu — tout cela a commencé l’été où Oliver est venu chez nous. C’est dans chaque chanson qui fut un succès cette saison-là, dans chaque roman que je lus pendant et après son séjour, dans toute chose, de l’odeur de romarin quand il faisait très chaud au chant effréné des cigales l’après-midi — odeurs et sons avec lesquels j’avais grandi et que j’avais connus chaque été de ma vie jusque-là, mais qui prenaient soudain un relief inhabituel et évoqueraient à jamais pour moi les événements de cet été-là. (p. 19)

Jusqu’à un certain point, Plus tard ou jamais pourrait se lire comme l’histoire, relativement linéaire, d’un amour d’été, avec son cadre (idyllique), sa galerie bigarrée de personnages secondaires (famille, domesticité, voisins), ses étapes, hésitations, revirements, et son terme annoncé. Mais le narrateur, pas dupe, a ménagé de nombreuses chausse-trappes, ellipses, modulations, qui brouillent le canevas (pour peu qu’on s’y attarde). L’incertitude trouve moins son principe dans les failles de la mémoire d’Elio que dans les effets secondaires d’un point de vue unique : les spéculations sophistiquées, alambiquées, d’un jeune homme, recréées vingt ans après. Lorsqu’elles se trouvent démenties ou lézardées, c’est l’ensemble de l’échafaudage narratif qui se tasse sur lui-même. La frontière entre rêveries et accomplissements est ténue et il suffit de quelques pages pour qu’elle se déplace, au gré d’actualisations de la mémoire. Et si Oliver garde l’essentiel de son opacité jusqu’au terme du roman, c’est un magnifique portrait de jeune homme, ignorant de lui-même malgré sa sagacité, qui se dégage d’Elio, dans le miroir de son moi ultérieur, fait narrateur.

Ou bien, quand je ne m’exerçais pas à la guitare et qu’il n’écoutait pas de la musique avec son casque sur les oreilles, toujours avec son chapeau de paille sur le visage, il rompait soudain le silence :

« Elio.

- Oui ?

- Que fais-tu ?

- Je lis.

- Non, tu ne lis pas.

- Je pense, alors.

- À quoi? »

Je mourais d’envie de le lui dire.

« C’est personnel, répondais-je.

- Alors tu ne me le diras pas ?

- Alors je ne te le dirai pas.

- Alors il ne me le dira pas », répétait-il pensivement, comme s’il expliquait la chose à quelqu’un d’autre.

Comme j’aimais cette façon qu’il avait de répéter ce que je venais moi-même de répéter. Cela me faisait penser à une caresse, ou à un geste totalement accidentel la première fois mais qui devient intentionnel la deuxième et encore plus la troisième. Cela me rappelait la manière dont Mafalda faisait mon lit chaque matin, d’abord en repliant le drap du dessus par-dessus la couverture, puis en le repliant encore sur les oreillers, et une fois de plus sur le couvre-lit, si bien que j’avais le sentiment qu’il y avait là entre tous ces plis la promesse de quelque chose d’à la fois fervent et indulgent, tel un consentement dans un instant de pardon. (p. 39-40)

Ce roman est un creuset où des ambiances de roman familial voisinent avec des inspirations plus contemporaines (entre autres des flambées de crudité sexuelle assez incongrues). Les langues s’entremêlent (davantage dans le texte original d’ailleurs, où le français a une place tierce), la culture la plus exigeante voisine avec des bouffées de prosaïsme, un libéralisme grand-bourgeois recouvre des tabous violents. L’ambiguïté est partout. Et de l’histoire, le Elio-narrateur n’a gardé que des fragments : moments d’inflexion, séquences brèves, gardant volontiers hors champ ce qui relevait d’un temps apaisé, de l’accomplissement après les coups de dés. Il en ressort une temporalité en accordéon, avec de nombreux sauts. Les moments répétés n’ont qu’une place ténue, plutôt au début du roman, et vont en s’estompant.

Ce fut, je pense, la première fois que j’osai vraiment le regarder dans les yeux. D’ordinaire, je jetais un coup d’oeil et puis je détournais les miens — parce que je ne voulais pas nager dans l’eau claire de ses yeux sans y avoir été invité, et je n’attendais jamais assez longtemps pour savoir si ma présence y était souhaitée; parce que j’étais trop effrayé pour regarder quiconque dans les yeux ; parce que je ne voulais pas me trahir ; parce que je ne pouvais pas m’avouer à quel point il comptait pour moi. Et parce que ce regard dur qu’il avait parfois me rappelait toujours combien il m’était supérieur et comme j’étais loin au-dessous de lui. Maintenant, dans le silence de ce moment, je le regardais en face, non pour le défier, ou pour lui montrer que je n’étais plus timide, mais pour capituler, pour lui dire voilà qui je suis, voilà qui tu es, voilà ce que je veux, il n’y a plus que la vérité entre nous, et là où se trouve la vérité il n’y a pas de barrières, pas de regards fuyants, et si rien n’en sort, qu’il ne soit pas dit que nous ignorions toi et moi ce qui aurait pu arriver... Je n’avais plus le moindre espoir. Et peut-être le fixais-je ainsi parce que je n’avais plus rien à perdre. C’était le regard pénétrant, « je-te-défie-de-m’embrasser », de celui qui brave et fuit d’un seul et même mouvement. (p. 97-98)

Les scènes saillantes sont donc particulièrement importantes, même si André Aciman s’est évertué à les délester de tout aspect dramaturgique. Plus tard ou jamais n’est ni un drame, ni une tragédie, et encore moins un mélo. Et malgré les moments comiques, ou subtilement sarcastiques, ce n’est pas vraiment un roman humoristique. Par évitements successifs, la narration semble se tenir à l’écart de tout genre identifiable et, à rebours de toute l’intensité de sentiments qui peut la traverser, elle a une dimension foncièrement matérielle, immanente, terrienne, anti-romantique (ce qui parfois confine au tour de force, pour une histoire d’amour). Le style des dialogues rappelle Flaubert et certains pourraient sans doute discuter l’influence de Proust (dont Aciman est un « spécialiste » notoire).

 

Pourtant, la prose infiniment souple, riche, ductile de ce roman n’a besoin d’être rapprochée d’aucune autre. Elle permet autant un plaisir au premier degré (car l’histoire est belle comme un paysage dégagé et changeant) qu’une lecture sophistiquée, assez nabokovienne (avec ses indices, ses jeux de miroirs, ses pièges). La traduction de Jean-Pierre Aoustin a gardé toute la jubilation et la souplesse du texte original. Grâce à quoi, rarement le sentiment de déperdition d'une langue à l'autre n’aura semblé aussi faible. À la restriction du titre cependant : Call Me By Your Name (« Appelle-moi par ton nom »), version originale, renvoyait à l’une des lubies érotiques d’Elio et Oliver (sous le signe de l’interversion des noms, des vêtements, des corps…). L’édition française a préféré une autre phrase redondante du roman (If not later, when ?), que le narrateur attribue à son moi de jeunesse comme un « schibboleth » — soit, en hébreu, un trait linguistique qui permet de distinguer un locuteur, ou « une épreuve décisive qui permet de juger de la capacité d’une personne » (selon le site le mot du jour). À travers cet exemple, néanmoins, émerge une autre facette d'un roman qui en comporte tant : sa façon gourmande d'entrecroiser diverses cultures et de les faire résonner ensemble.

 

Un des grands livres parus en 2008.

Rajout ultérieur : je voudrais signaler une interview en ligne (en anglais) d'André Aciman que j'ai découverte depuis que j'ai posté cette présentation. Elle m'a ouvert de nouvelles perspectives, tout en confirmant (il me semble) un certain nombre d'intuitions (concernant le prosaïsme du roman, notamment). La navigation m'a aussi permis de faire quelques mises au point : contrairement à ce que dit la 4e de couverture, l'auteur n'est pas un spécialiste de Proust : il a juste dirigé un livre qui recueille l'expérience de lecture que celui-ci a représenté pour des écrivains. Mais son champ de compétence académique serait plutôt la littérature des XVIe et XVIIe siècles, notamment française. 

 

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Et nos amours de Sean James Rose

Sean James Rose, Et nos amours, Denoël, 2009.

 

J’ai lu en février Et nos amours de Sean James Rose, un « premier roman » qui échappe aux idées communes sur cet exercice (la verdeur, et d’autres mots en « eur »…). Le nom m’était connu, car l’auteur est depuis longtemps critique littéraire, entre autres à Libération. Je l’avais tout particulièrement repéré car il est l’un de ceux qui parlent le mieux de l’œuvre traduite d’Erwin Mortier, ce prosateur flamand dont les habitués de ce site savent à quel point il compte à mes yeux. Sean James Rose a aussi traduit un roman du vietnamien : À nos vingt ans de Nguyên Huy Thiêp (aux éditions de l’Aube). C’est une plume déjà accomplie et ce roman en est la belle preuve. Il s’ouvre par un bref préambule, qui tient lieu d’avertissement ou de mode d’emploi :
 

Il n’y a de chronologique qu’un curriculum vitae. On a beau débrouiller l’écheveau de nos ans, chercher le fil d’Ariane, la logique séquentielle ne se révèle guère satisfaisante. La succession des nombres correspondant aux chapitres de ce livre représente l’ordre aléatoire que la mémoire du narrateur a bien voulu imposer au lecteur. C’est comme un jeu, pour passer le temps. On compte, disons jusqu’à cent, en l’espèce cent cinquante, et puis on cherche. Ce qu’on trouve c’est la fin.

En 150 fragments, donc, Et nos amours explore quatre destins ordinaires, quatre mémoires en éclats émoussés. Le roman s’ouvre avec Martin, qui a passé une jeunesse que certains diraient « dissolue », entre alcool, drogues, fêtes et séduction — car il a beaucoup séduit : des femmes surtout, et une en particulier, Hannah, qui a fini par renoncer. Il a aussi vécu un temps avec Pierre, critique littéraire, journaliste précaire, qui préfère les garçons (mais aucune étiquette ne vient marquer cette ligne de vie de son poinçon).

 

Il y avait des travaux dans l’appartement d’en face. Pierre avait aperçu dans la cour et sur le palier des ouvriers, étrangers, d’Europe de l’Est sans doute, leur langue lui avait paru slave. Parmi eux, il distingua un garçon, blond, qui malgré sa haute taille devait être le plus jeune. Les autres étaient des hommes mûrs. Lorsqu’il croisait Pierre, son regard rayonnait d’une curiosité candide. Tout indiquait qu’il ne parlait pas français. Un jour que Pierre avait fait tomber du courrier dans l’escalier, le garçon l’avait ramassé. Qu’est-ce que c’est ? Encore une enveloppe ajourée : l’électricité, le téléphone ? Pierre lui avait adressé quelques mots de remerciement, le garçon s’était contenté de sourire.

C’était un de ces lourds étés. Pas un souffle. On suffoquait. Pierre avait entrouvert sa porte. Il essayait de se concentrer sur son article. Dans la fente de lumière poudreuse, il aperçut une forme pâle. Dos élancé, blanche colonne offerte à l’ardeur du soleil, sur la nuque collaient des boucles de cheveux enfuies d’une casquette à la visière inversée : le jeune ouvrier peignait le cadre de la porte d’en face, sifflotant, torse nu. Pierre observa la gestuelle souple du garçon qui ne l’avait pas remarqué. La dynamique du pinceau faisait saillir chaque muscle du bras, provoquait une oscillation de l’omoplate. Pierre s’approcha. Il fut maintenant tout à fait dans le couloir. Le garçon se retourna soudain, surprit Pierre. Mince filet de reconnaissance, puis sourire franc. Les yeux de l’étranger dardaient une joie claire, vibrante de vitalité. Il ôta sa casquette, passa sa main sur les mèches trempées de sueur, lèvres toujours épanouies en large sourire. Pierre lui fit un signe. Mima le verre qu’on boit. Le garçon entra chez lui. Aussitôt servi, aussitôt bu. Le garçon avala l’eau d’une traite. Essuya sa bouche du revers de la main. Planta son regard dans celui de Pierre. Copeaux de temps suspendus. L’envie circule sans mot. […](p. 222-223)

À l’heure des bilans, faute d’attendre Martin ou des jours meilleurs, Pierre s’est installé dans une vie plus tranquille d’enseignant, auprès (semble-t-il) de Yacine. Il y a également Hélène, fille de bonne bourgeoisie, traductrice anglomane, longtemps adonnée à des hommes mariés et plus âgés qu’elle, avant la venue de Vincent. Hélène a été un jalon amical dans la vie de Pierre, comme elle l’a été pour Marie, une enfant sans père devenue croqueuse d’hommes, au fil d’une existence aussi chaotique la nuit que morne le jour.

Dans la diversité des trajectoires, chaque lecteur va peut-être vers tel ou telle figure de cet improbable quatuor. À la manière de Flaubert, le narrateur, lui, « est » les quatre à la fois…Marie, Hélène, Pierre, Martin : les quatre personnages forment une chaîne (ou peut-être faudrait-il dire une guirlande ?) d’interconnaissance. Ils ne constituent pas un cercle d’affinités, mais trois paires distinctes (illustration de vies sociales segmentées ?) : Marie-Hélène, Hélène-Pierre et surtout (?) Pierre-Martin. Raconter comment ils se sont connus ou leur vie amicale ne constitue qu’une part initiale du livre, quand bien même ce sont ces liens faibles qui créent l’unité d’ensemble ou font prétexte. L’un des plus beaux non-dits du livre, qui manie l’ellipse avec une malignité virtuose, concerne le seul duo qui aurait pu suggérer quelque chose de sentimental (quand bien même Et nos amours est un titre qui dit bien ce dont il est beaucoup question…).

Il connaissait Martin, l’avait connu : Pierre et Martin, Martin et Pierre. On a beau retourner la situation dans tous les sens. Deux noms qui ne vont pas bien ensemble. Lisez cette histoire à n’importe quelle page, ça ne marche pas. Comme amis ? Non plus. Martin a tous les défauts : versatile, manipulateur, égoïste... Mais l’échec est un merveilleux amant, le plus sûr qui soit. Avec lui on pourrait enfin grappiller quelques certitudes. Avec lui nul besoin de spéculer sur le bonheur. N’avoir plus peur de perdre ce qui en vérité est perdu. Le bonheur est dans l’instant. Et l’éternité de l’instant n’est pas de ce monde. (p. 14)

Virtuose du style indirect libre et du plus-que-parfait, le narrateur de Sean James Rose circule d’une figure à l’autre, monte et descend dans le temps et la mémoire des quatre personnages comme dans une cage-à-poule, avec de délicats emboîtements « comme un jeu, pour passer le temps ». On glisse forcément de l’un-e à l’autre au fil des chapitres, mais il n’y a pas d’ordre immuable, plutôt des proximités dans le temps ou des accointances sur le thème. Au terme de ce puzzle aux airs de jeu d’enfant, « Ce qu’on trouve, c’est la fin. » On ne saurait mieux dire, dans la mesure où ces fils de vie se donnent à voir d’un point de vue souvent rétrospectif, quand l’un ou l’autre revient sur le jour passé ou des événements lointains. La lecture pourrait se faire à tâtons, car l’on navigue entre les existences et les moments, et dans la mosaïque improbable des entourages, qui changent avec le temps comme des dominos qui s’évanouissent les uns sur les autres. Pourtant, le fil n’est pas aussi « aléatoire » qu’il est annoncé : il y a un déroulé qui nous rapproche peu à peu de « la fin » annoncée, très enracinée dans la France sarkozie.

Et nos amours est une miniature douce-amère, sans nostalgie ni tragédie, insensible glissement dans l’âge adulte — celui qui porte le deuil de la jeunesse en la doublant avec des sentiments mêlés. Ce qui rend le roman très attachant est sa façon tranquille d’éviter tous les poncifs que cette plongée pourrait susciter, les truismes à voix haute, la mise en scène. Au lieu de quoi, c’est une voix labile qui nous mène, au gré d’une langue syncopée, en phrases brèves, parfois sibyllines, qui évoquent Le jardin d’acclimatation d’Yves Navarre.

Hélène sent les doigts de Claude effleurer sa joue. L’odeur de cigare et de vétiver caractéristique de son amant. Hélène est assise, droite, chevilles croisées. Elle pose pour un peintre imaginaire. Dernier portrait. Son regard est troué, opaque, sans blanc, sans iris. Le bleu glauque d’une ardoise dépolie. Tu m’écoutes ? Hélène, j’y vais. L’année prochaine, ce sera plus simple, je prendrai un bureau, un petit studio. Au revoir, ma chérie. Au fait, tu viens jeudi ? Chantal m’a dit que tu ne lui avais pas répondu. N’oublie pas d’appeler, à jeudi. Elle est restée assise des heures, des années. (p. 82)

Il ignore comment Hélène s’y est prise, elle a dû dire qu’il était orphelin, du moins du réveillon. Lui, comme on ne lui a rien demandé, n’a rien dit. Les Régnier avaient sauté sur l’occasion pour agir en bons chrétiens, le jour de l’anniversaire de Jésus, c’est le moment ou jamais. Il est vrai que parmi la fratrie d’Hélène il détonnait, il n’avait rien d’un sémillant avocat ou d’un scout attardé. Avait l’air plus juvénile, plus « pauvre » aussi. Catégorie propres, ceux qu’on peut aimer comme prochains. Allait-on lui refiler des pulls trop grands à la fin du repas ? Il ne moufta pas, n’allait pas dire, Vous savez votre fille a vécu dans le péché, oh, non, je ne veux pas parler des moeurs actuelles, non, je parle de l’homme qu’elle a aimé et qui était marié, je parle de cette relation adultère dont elle a été longtemps complice, mais maintenant c’est fini, c’est bon, elle a été heureuse, mais maintenant elle expie, pardonnez-lui, pardonnez-nous, car moi aussi j’ai aimé, cela dit j’ai été bien moins stoïque, je n’arrivais plus à rien faire ou alors je faisais n’importe quoi. (p. 149)

Sean James Rose a plus d’une malice dans sa poche, qu’il s’agisse de glisser une énigme culturelle, de parodier des discours ou de distiller des indices : l’humour n’est jamais loin, même si d’une discrétion qui procède d’un tact romanesque d’une rare constance. Sans parler des innombrables trouvailles et bonheurs d’expression qui zèbrent la trame narrative mais qui, tels des galets dans la mer, perdraient tout leur éclat à être séparés dans une citation resserrée.

 

Une très plaisante découverte en tout cas.

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L'Amant des morts de Mathieu Riboulet

Je republie ici la critique que j'ai écrite pour Sitartmag, avec l'intention de la développer davantage et de lui adjoindre quelques citations.

 

 

Mathieu Riboulet est un écrivain frugal. Ses récits se tiennent souvent à la centaine de pages. À rebours d’une littérature romanesque composant de vastes tableaux, leur trame évoque un voile que l’on relève sur un infime fragment du monde. L’Amant des morts ne déroge pas à la règle, même si davantage qu’auparavant l’auteur élargit la focale pour embrasser un sentiment nouveau : l’Histoire — qu’il côtoie ou qu’il accompagne plutôt qu’il ne l’embrasse.

Au centre, un personnage, Jérôme Alleyrat, que la narration suit avec une fidélité à peu près chronologique, mais en se tenant en léger retrait, de telle sorte que persistera toujours une certaine opacité. L’incipit place l’ensemble du récit entre transgression et banalité : « Le père, de temps à autre, couchait avec le fils ». Mais tout ce qui suit semble suggérer que l’inceste est une fausse piste. C’est simplement la première dérogation d’une existence, entamée seize ans auparavant dans le plus reculé d’une Creuse unissant bûcherons et communautés post-soixante-huitardes, et qui se poursuivra ultérieurement dans une sorte de décalage ou de détachement. Car la « trajectoire » de cette figure quasi mystique, de la sauvagerie rurale à la passion des hommes et au réconfort des malades, conserve sans cesse un pied dans le cours du monde et un autre en dehors.

L’Amant des morts possède bien des traits distinctifs du réalisme : des personnages nettement dessinés, une succession de scènes assorties à des lieux, un arrière-plan on ne peut plus concret (le drame du SIDA). Pourtant, par son montage (pas vraiment linéaire), ses ellipses et surtout sa façon singulière de créer du flou ou des flottements, le récit déjoue les attendus les plus classiques. À la manière des textes de Genet, influence majeure, le propos semble s’enrouler autour d’un sentiment indicible, annonce sans cesse repoussée d’une cérémonie ou d’une scène capitale, destinée à se répéter dans les vestibules du temps, mais dont on ne capterait que des bribes. Énigmatique aussi la voix qui narre l’ensemble, affectionnant le « on » et le « nous » : elle est, semble-t-il, organe de tous les mourants que Jérôme Alleyrat a accompagnés dans le hors champ de la narration.


En une grosse décennie, l’auteur de Mère biscuit, Quelqu’un s’approche et Le corps des anges s’est imposé comme l’un des plus singuliers prosateurs de la langue française. Mais jamais auparavant l’écriture de Mathieu Riboulet n’avait atteint un tel niveau de souveraineté. Les phrases ici peuvent revêtir un classicisme impeccable ou prendre divers chemins de traverse, elles forment de part en part une matière ductile dont le grain est superbe de maîtrise. Elle est parfois d’une sensualité exacerbée ou curieusement sociologique, ondoyant entre divers registres, tout en gardant le cap assez étrange d’un mysticisme sans visée, pour ne pas dire sans dieu. Roman à la croisée des chemins, L’Amant des morts suggère une inflexion dans l’inspiration de l’auteur mais sa richesse nous laisse dans l’expectative sur ce qui adviendra.

 

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Oranges sanguines, My Side of the story, en bref

Je m'aperçois que je n'ai rien publié sur ce blog depuis un bon mois. Effet rentrée ? C'est possible. Pour un certain temps encore, je suis pris dans une spirale d'activités qui ne me laissent guère le temps de lire pour mon agrément. Quant aux livres que j'avais promis de chroniquer il y a longtemps, si ce n'est pas fait, l'écart temporel est trop important et imposerait une seconde lecture. Mais je n'ai pas renoncé à vous parler de L'amour comme on l'apprend à l'école hôtelière de Jacques Jouet, ni d'écrire davantage sur les trois premiers romans d'Erwin Mortier.
 
J'ai entamé une collaboration avec Sitartmag depuis quelque temps. Ce sera l'occasion pour moi (entre autres) de chroniquer des livres qui n'ont rien (ou peu) à voir avec la thématique gay/lesbienne/bi/trans (LGBT) que j'entends conserver ici. J'espère écrire bientôt pour ce site en ligne un article sur le merveilleux écrivain sud-africain Troy Blacklaws, dont le second roman, Oranges sanguines, vient d'être traduit chez Flammarion, et alors que ressort en poche le premier, Karoo Boy (dans la collection « points roman » des éditions du Seuil). Je mettrai un lien ici quand ce sera publié. Troy Blacklaws puise dans sa jeunesse la matière de romans poétiques qui évoquent l'apartheid dans les années 1970-1980, la mentalité des Boers (descendants des colons néerlandais) vivant dans les régions rurales, le climat dans les écoles pour "blancs", etc. Il y a une sensibilité très vive aux paysages et une façon de raconter assez peu ordinaire. Si vous avez l'occasion de vous les procurer, je vous recommande vraiment Karoo Boy et cette nouvelle variation sur les mêmes thèmes que constitue Oranges sanguines.

Inscrite au cahier des charges aussi, la recension de Tale of Two Summers de Brian Sloan et A Secret Edge de Robin Reardon, lus cet été. Tous les deux ont été publiés dans des collections "young adults" aux USA. Ce ne sont pas de grands livres, même si le second est addictif. J'y reviendrai. Je suis à la moitié de My Side of the Story de Will Davis, roman que m'a recommandé Blandine Longre. C'est un livre extrêmement drôle, pas spécialement facile à lire pour un autodidacte de l'anglais dans mon genre. La motivation pour en parler est plus importante. Et je lis en parallèle l'anthologie de comics, Young Bottoms in Love, réunie par Tim Fish. Malgré un titre évocateur ("bottom" peut se traduire par "passif"), il ne s'agit pas de pornographie, mais d'un florilège dédié à la BD gay, avec des publications régulières. L'inspiration rappelle des homologues européens comme le flamand Tom Bouden (Max & Sven) et Hughes Barthe (Dans la peau d'un jeune homo, Bienvenue dans le Marais) : trajectoires biographiques et peinture sarcastique du « milieu » gay. Du côté de la littérature jeunesse, j'aimerais lire Je n'ai plus dix ans de Thomas Gornet et L'Âge d'ange d'Anne Percin (acquis mais en attente).

Que me reste-t-il à dire ?
Avec plus de 2700 pages vues et plus de 1000 visites, ce mois de septembre atteint un record en termes de fréquentation. Je ne suis pas un obsédé des chiffres, mais c'est un encouragement à continuer. Je préférerais néanmoins travailler à un projet collectif, sous une forme
« site » plutôt que « blog ». Parfois, je m'interroge aussi sur certains voisinages ou hasards de publication. Écrire un texte sur Tony Duvert ici n'avait rien d'évident. J'assume ce choix, mais je sais que ça pourrait choquer certain-e-s.

Depuis le début, j'ai essayé de tenir un certain nombre de règles : pas d'images susceptibles de choquer, pas de pornographie, respect des cadres légaux, délimitation d'une rubrique
«adolescents» pour des visiteurs jeunes. Pour autant, je suis fermement opposé à tous ces prescripteurs qui prétendent édulcorer toute offre en direction de la jeunesse, sous prétexte que celle-ci serait « influençable », et qu'il ne faut lui mettre entre les mains que des ouvrages édifiants. C'est ainsi que l'on produit de la mauvaise littérature à message, des romans de patronage ou de la guimauve. C'est oublier que les lecteurs, même très jeunes, sont justement capables de trier et de faire la différence entre l'imaginaire et la vie. Les pédago-idéologues, qu'ils soient catho-conservateurs ou alter-sexuels, ne font pas la différence entre une œuvre d'art et un prêche. Ils instrumentalisent la lecture sous la férule de leurs certitudes, au risque souvent de ne rien comprendre à un roman qui ne rentre pas dans leur schéma. Ça n'empêchera pas la terre de tourner ni les livres qu'ils vomissent de trouver des lecteurs, mais cela donne souvent envie de leur signifier l'indigence de ce qu'ils écrivent. Dans le cas du site "choisir un livre", je n'ai pas pu m'empêcher d'exhiber au grand jour hypocrisie, niaiseries et nullité critique. Dans d'autres cas, je m'abstiens (parce qu'on ne tire pas sur une ambulance ?). Certains se sont étonnés de ne pas trouver de liens vers des sites assez connus qui parlent de sujets voisins. C'est, dans certains cas, ma facon de refuser ce que je trouve (selon les cas) mauvais, indigent ou malhonnête (dans la mesure de ce que je connais, infime parcelle de ce qui se publie sur internet). En revanche, si lien il y a, c'est que je n'ai pas de réserves à faire valoir.

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Tony Duvert (1945-2008)

La nouvelle est tombée la semaine dernière : « l'écrivain Tony Duvert a été retrouvé mort le mercredi 20 août à son domicile de Thoré la Rochette ». Détail macabre, le décès remontait à un mois. Ni suicide, ni assassinat. Après vingt ans de silence, c'est dans une nuit plus épaisse qu'il s'est évanoui.
 

Il y a catharsis en littérature si la réalité pénible que peint l’écrivain est transfigurée par le bonheur de l’expression. Virus atténué égale vaccin. La beauté formelle saisit et extirpe la cause même de la souffrance que le thème de l’oeuvre avait ranimée.

Mais la beauté est perçue seulement à l’issue d’une éducation personnelle, et l’effet de catharsis n’est sensible qu’à celui qui a appris à lire. Tâche infinie.

Les autres gardent en eux leurs microbes, et se contentent d’un emplâtre sur l’abcès, ce cataplasme de litière pour chat qu’ils appellent un beau livre.

Abécédaire malveillant, article « Catharsis », Minuit, 1989, p. 25-26

 

 
Éric Loret lui a consacré une très belle nécrologie dans Libération, Florent Georgesco un texte d'humeur émouvant et Pierre Assouline un article de son blog.
Tony Duvert a publié entre 1967 et 1979 une douzaine de romans, récits, fragments, auxquels il faudrait ajouter force articles dans diverses revues. Ses premiers livres ont été publiés sous forme de souscription, car son éditeur Jérôme Lindon redoutait une violente réaction sociale (voir à ce sujet l'article d'Anne Simonnin, « L'écrivain, l'éditeur et les mauvaises mœurs »). En 1973, Paysage de Fantaisie a obtenu le prix Médicis, ce qui rétrospectivement apparaît plutôt courageux de la part des jurés. Le livre, qui raconte la vie sauvage d'une troupe d'enfants dans un château aux airs de maison close, est l'un de ses plus aboutis.
En 1978-1979, l'écrivain atteint un sommet d'activité : deux romans, dont son chef d'œuvre, L'Île atlantique, et deux magnifiques recueils de textes courts aux éditions Fata morgana. D'une certaine manière, le reflux est intervenu immédiatement : la décennie qui suit verra seulement la publication de deux pamphlets et d'un roman assez médiocre, Un anneau d'argent à l'oreille. Et depuis l'Abécédaire malveillant de 1989, plus rien...
Il est assez tentant de lire ce repli comme un effet de la réprobation croissante dans notre société à l'égard d'un auteur qui fut le chantre des relations intimes entre enfants et adultes. C'est possible, et le ton assez bilieux de L'Enfant au masculin (1980) et de l'Abécédaire pourrait encourager cette lecture.
Mais je ferais pour ma part deux autres hypothèses, déjà contenues dans mon découpage chronologique : je pense que Duvert a rencontré une sévère crise de créativité après L'Île atlantique. Je me demande même s'il n'a pas épuisé ses thématiques de prédilection en accouchant de ce livre. Et, deuxième hypothèse, il a fait le choix d'une écriture romanesque plus accessible à partir de Quand mourut Jonathan (1978), parce qu'il voulait s'adresser à un public plus large. En renonçant à l'expérimentation, il aspirait à être lu davantage. Or la stratégie n'a pas fonctionné et L'Île atlantique n'a pas eu le retentissement qu'il souhaitait. De nombreuses pages de l'Abécédaire malveillant énoncent sa terrible frustration. Je pense que l'on se tromperait à réduire le silence des vingt dernières années de sa vie à sa condition de paria. Témoignage amer,  l'article « Scandaleux »  :

Un moyen de montrer l’imposture des « littéraires », critiques, écrivains, professeurs, glosateurs, découvreurs, cultureux de tout panier, de tout salon, de tout commerce, c’est de les prendre à la lettre et d’agir selon ce qu’ils prêchent à la Littérature d’être et disent qu’elle a été. Apprendre leurs décalogues épineux, mener une carrière aux règles arides, une vie exigeante, méditer les grands modèles, produire un art à leur exemple, être résolument seul, imprudent, neuf, s’égarer, déranger, être vrai : bref, se plier aux valeurs les plus rudes que ces gens aient enseignées aux jeunes, préconisées à longueur de thèses, de manuels scolaires, d’articles et de congrès, jetées à la figure des gribouilleurs, des infatués, des mercantis.

Ce choix devrait-il vous marginaliser ? Évidemment non : il vous situe au centre même de la tradition. Et tel fut mon effort depuis vingt ans et plus : or j’en fais un étrange bilan. Je crains bien d’être l’un des rares auteurs que ces cultureux conchient de rage, omettent avec obstination, diffament avec joie, pillent d’un air absent, traitent en débutant bizarre, enfant terrible, talent fourvoyé, censurent, éloignent, affament, plagient en l’insultant et enterrent comme on écrase un mégot. Scandale à la messe un croyant est venu. Sortez-le!

Abécédaire malveillant, Minuit, 1989, p. 110-11.

 
 
De fait, le « scandaleux » et la « réalité pénible », Tony Duvert les a énoncés plus que quiconque dans ses essais Le Bon Sexe illustré (1974) et L'Enfant au masculin (1980) livres dont tout un chacun s'étonne qu'ils n'aient pas été interdits (dans la France giscardienne ou depuis) pour apologie des relations sexuelles entre adultes et jeunes mineurs. Dans une interview fleuve accordée à Guy Hocquenghem et Marc Voline pour le quotidien Libération (10-11/04/1979, disponible ici), il affirmait cependant : « Je me désolidarise entièrement de la pédophilie telle que je la vois. Je reste entièrement solidaire des combats contre. » Reniement ? Paradoxe ? On oublie souvent de dire qu'avant toute chose, Tony Duvert était un homme de gauche radical, au point d'ailleurs que certaines de ses positions sur la féminité ou le formatage social sont aujourd'hui tout aussi étrang(èr)es et choquantes que ses vues sur la sexualité enfantine. Aussi, en un certain sens, il n'y a effectivement rien de commun entre ce qu'il a écrit et ce que l'on trouve dans la « littérature » complaisante d'un Roger Peyrefitte ou d'un Gabriel Matzneff. Il n'y a aucune fascination éthérée pour la jeunesse, aucun culte de l'innocence, de la fraîcheur ou de la grâce. Au contraire, ces valeurs-là sont pour lui des leurres, des machines idéologiques qu'il s'agit de mettre à bas. Il a aussi eu cette formule : « Seule la compagnie des enfants me fait préférer ne plus en être un » (dans l'Abécédaire malveillant).
Ici, le lecteur pourrait me trouver excessivement indulgent ou désireux d'entreprendre une réhabilitation sournoise non simplement de l'écrivain mais aussi du bougre. J'espère qu'on m'accordera la bonne foi quand je dis qu'il n'en est rien et que j'éprouve une distance insurmontable par rapport à certaines positions de Duvert, notamment dans l'interview auquel renvoie le lien ci-dessus. Pour autant, je le tiens pour un immense écrivain. J'admire aussi sa lucidité socio-politique, telle qu'elle s'exprime notamment dans certaines pages de l'Abécédaire malveillant (par exemple les articles « communisme », « gérontocratie », « journalistes », « pub ») même si les conclusions qu'il en tire ne me conviennent pas. Je pense aussi qu'il était un prosateur inégal. Mais certains de ses livres valent vraiment le déplacement, ainsi que j'ai déjà essayé de le dire ici ou en signalant ailleurs le très bel article de Thierry Cécille paru en 2006 dans Le Matricule des anges, à l'occasion d'une réédition de L'Île atlantique.

Pour aborder Duvert-l'artiste en quelques lignes, il me faudrait en revenir au soubassement classique de son écriture : pas de gras, aucun lyrisme, pas la moindre arabesque. Une écriture à l'os, poussant l'idéal de l'économie jusqu'à sa plus grande extrémité. Et dans le même mouvement, une saturation de détails descriptifs, narratifs, qui se télescopent, s'entassent, sans raison apparente. Dans Paysage de fantaisie, les tableaux en plan fixe alternent avec les scènes de bacchanale dans une construction étrangement cinématographique.

 

trois garçons traversent sur une barque verte et noire un bras de la rivière qui s’élargit avant le grand bois et enserre une île que couvrent des châtaigniers et des fourrés épais le garçon blond et le plus jeune enfant ne sont pas du village leurs traits fins et leurs façons gracieuses prouvent qu’ils appartiennent sans doute à l’institution les deux plus grands ont environ douze ans et sont en maillot de bain aux couleurs gaies le troisième a une dizaine d’années son torse est nu il porte un short en velours noir qui semble plutôt l’élégante culotte courte d’un petit costume elle lui tombe aux hanches faute de ceinture et la bande élastique blanche du slip en déborde irrégulièrement sur les reins

Paysage de fantaisie, Minuit, 1973, p. 47.

 
À partir du Journal d'un innocent (1976), la ponctuation et les majuscules font leur apparition. Duvert a commencé sa mue vers une prose moins expérimentale. Tout n'est pas de la même venue dans ce récit de voyage posé en une contrée latine, mais certains passages sont absolument superbes, et typiques de sa manière de prosateur, aux phrases à géomètrie variable (ramassées dans les notations psychologiques, amples et cliniques dans la description).

 

Je voulais parler des oiseaux, mais ce n’est plus l’heure. Au printemps on a vu des cigognes; elles étaient grises et maigres, pareilles aux branches mortes des nids qu’elles bâtissent sur certains remparts, loin vers le sud. Plus tard, elles ont étiré leurs ailes tristes et, lentement, avec un vieux bruit d’éventail disjoint, elles ont pris leur essor.

Il y a eu dans la ville un temps de carême et j’ai commencé à écrire. C’est l’hiver d’un monde sans saisons ; mes amis me désertent ; vivre est plus lourd. Les journées de soleil s’écoulent et on n’en fête aucune. Puis, au crépuscule, l’existence peut reprendre. Les mangeurs occupent déjà les bancs des gargotes en plein air, et reçoivent les bols où se verse la soupe aux pois chiches. C’est une purée liquide, pimentée, mêlée de lentilles, acidulée de tomates, où nagent des fèves et du vermicelle ; elle sent le grain torréfié, elle est bonne, farineuse et forte, elle brûle. Je suis dans une maison qui m’intimide. Une veuve et sa fille sont assises à ma gauche, presque par terre, sur une paillasse à fleurs. Je me tiens au bord d’un sommier de fer qu’une autre paillasse change en divan; les deux femmes s’adossent à l’arête d’un lit semblable ; sur des tabourets, les fils aînés complètent le cercle. Une table basse est au milieu de nous. La mère a posé la marmite de soupe près d’elle, dans l’angle du mur. Jambes en tailleur, robe et tablier relevés aux genoux, les mamelles grosses, la face plate et carrée, la peau onctueuse de blancheur, la bouche et l’oeil étroits, elle aspire sa soupe dans une petite louche en bois et me jette des regards brefs, un peu méfiants, un peu dédaigneux, un peu aimables. Je me sens l’un de ces vieux chiens raides à qui les femmes donnent un câlin parce que c’est le protégé de leur commère. Je fais l’amour avec l’un de ses grands fils, elle le sait peut-être ; et les sourires convenus qui tirent rides et fossettes dans la graisse de sa figure font paraître plus froids ses petits yeux durs.

 

Journal d'un innocent, 1976, p. 7-8.

 
Quand mourut Jonathan (1978) introduit les dialogues, dans ce qui demeure sans doute l'œuvre romanesque la plus dérangeante de Tony Duvert, au reste bien davantage que les pamphlets. Le récit de la relation étroite entre un « garçonnet » de huit ans et un peintre vagabond de vingt ans son aîné est devenue encore plus problématique aujourd'hui qu'au moment de sa parution. Du point de vue littéraire, c'est sans doute un texte mineur, qui n'a pas d'autre ambition que de raconter très simplement (et dignement ?) une histoire dont le substrat heurte complètement nos valeurs morales (sans parler de la législation). Son roman en apparence le plus banal est celui qui figure un tabou majeur de nos sociétés avec un naturel de roman rustique. Car, précisément, le trouble naît de l'infinie quiétude qui unit Serge (l'enfant) et Jonathan, relation transparente où il n'y a plus de rôles ni surtout de hiérarchie. L'auteur s'y tient au plus près de son utopie privée, avec le réalisme pour arme et l'apaisement comme caution.
 
Un an après, L'Île atlantique est une sorte d'antithèse du roman précédent (ou le revers de la médaille ?), tableau violemment désenchanté de la guerre familiale, dans lequel le seul apprentissage possible est celui d'une aliénation. Moderne Rousseau, Tony Duvert explore les chemins du dressage qui transforme la « progéniture » humaine en une meute cupide, calculatrice et désenchantée. Les adolescents du roman, les Marc Guillard, Bertrand Seignelet, Hervé Pélisson, sont déjà des créatures veules et piégées par le système, y compris dans leurs révoltes individualistes.
Ce roman, sous des dehors anodins, est d'une construction ultra sophistiquée, avec sa narration principale (une histoire quasi policière) festonnée par d'innombrables scènes de genre, ses changements répétés de point de vue, ses ellipses, ses morceaux de bravoure (monologues intérieurs, farces, drames). C'est une sorte d'œuvre totale, aussi bien dans son ambition de peinture sociale (damer le pion à un Balzac détesté ?) que dans sa variété de tons ou de registres. Tony Duvert y a mis la quintessence de son art, d'un côté un réalisme extrême qui n'a d'autre équivalent que Tolstoï, de l'autre une virtuosité dialogique qui louche du côté de Nathalie Sarraute.

 

 

Madame Théret n’était aucunement jalouse des femmes de ce milieu, pourtant si supérieur au sien. Elle n’enviait que les continentales. Qu’une touriste chic, en pantalon, bronzée, longue, lunettes de soleil remontées sur le front, pacotilles ruineuses, maigre comme une chèvre et la voix comme un aéroport, entre dans la boutique et madame Théret chavirait de rage. Elle qu’on jugeait belle, élégante, juste assez replète, elle n’était plus qu’un petit pot, une commère, une concierge bas du cul, une bonniche mal ficelée et mal attifée, devant ces prétentieuses de Paris. Des femmes qui réclamaient des produits impossibles sur un ton protecteur, vous souriaient comme à une attardée et n’achetaient presque rien. Ça ne les empêchait pas de vous empoisonner pendant une heure, avec leur genre, à sucer leurs lunettes pour vous cracher dessus.

Belle et élégante, au contraire, demeurait madame Théret devant les Salorde et toutes leurs semblables de l’île, qu’elle accueillait courtoisement.

Madame Salorde baisse les yeux vers sa petite-fille :

— Yolande voyons ! Ne mets pas tes doigts sur ce comptoir tu vas te salir ma chérie.

« C’est ça fous-les toi au cul ce sera plus propre », pense madame Théret, en veine d’ironie.

L’enfant préfère se toucher le nez. Madame Salorde fait la cliente avec talent. Elle ne lésine pas. Louise Théret lui donne très bien la réplique. Hélas non, elle n’a pas de vinaigre de mangues. Ni même de vinaigre de framboises ? Ni même de framboises. Cela se prépare chez soi, madame. Certes, madame, mais j’aurais souhaité, euh. Désolée, madame.

Yolande a rêveusement investi une de ses narines et elle l’occupe du pouce, en béant sur les rayons poussiéreux de chêne noirci. Tant de boîtes coloriées! Tant de bouteilles! Tant de beaucoup, non, de bocaux ! Tant de choses, de choses. La narine, bien grattée, s’humecte peu à peu.

— Je t’ai pourtant défendu Yolande ma chérie. À ton age, voyons!

La fillette fronce les sourcils : quelle interdiction est-ce, déjà ? Ah oui, le nez. Zut pour le nez. Elle se fait indolemment essuyer le doigt coupable. Madame Théret, du haut du comptoir, lui grimace un sourire. Ce ne sont pas ses filles à elles qui seraient aussi moches et gourdes. Des trésors, les petites Théret.

— Et vos trésors? dit madame Salorde. Je ne les vois plus ! Nous habitons, oh ! si loin !

— Elles vont bien, mais je vous remercie ! dit coquettement madame Théret. Elles sont un peu plus grandes que cet amour, bien sûr, neuf et dix ans, bien sûr.

— Bien sûr, oui oui, oh ! oui ! Ça pousse si vite, si vite, oh, oui !

— Oh oui, oh, oui ! Ça pousse vite ! Ça pousse à une allure !...

— Oh, oui, à une allure ! C’est le mot ! On ne les voit plus grandir ! À peine elles naissent, et les voilà déjà mariées

— Oh oui, oh ! A peine ! approuve Louise Théret.

— Je sais pas, de votre temps, mais de mon temps, on ne grandissait pas si vite ! dit madame Salorde. On restait plus longtemps petite fille, il me semble ! Tenez votre fils est-ce qu’on ne dirait pas déjà un grand garçon ? Ah! Et pourtant il n’a que...

— Treize ans, complète madame Théret. Eh oui ça pousse, ça pousse. À peine ils sont là et on ne les voit plus.

— Oui, oui, oh! Ne m’en parlez pas ! ... A une allure

— Oh, ne m’en parlez pas, c’est affolant! Enfin... Vous l’aurez bien encore quelques années cet amour!

— Oui, oui, oh! oui! Tout de même! Cette chérie ! Ça ne pousse quand même pas si vite que ça

— Oui, oui, oh non ! Il ne faudrait quand même pas exagérer ! Ça ne pousse pas si vite, oh non ! ... On a le temps de les voir les années !

— Oh ! oui, on a le temps ! oh oui, hélas, oh ! Comme ça passe

Elles émettent des soupirs protecteurs, nostalgiques et tendres.

Madame Salorde achète des confitures de gingembre, de bergamote, de cédrat, un flacon de marjolaine, cinq grammes de safran en filaments et deux onces de thé Mao Feng cha.

— Oui, oh ! Succulent, si fin, si léger, si délicat, oh ! Il n’y a que chez vous qu’on le trouve ! Rien que pour cela d’ailleurs ! Mais toute votre boutique est... Oh cet arôme !

« Je te crois qu’elle sent meilleur que la tienne ma boutique », pense sarcastiquement madame Théret. Elle jette à la dérobée des regards carnassiers à la vieille madame Salorde, baisse les yeux avec pudeur, murmure « un thé très rare, il est très rare », tuerait un chat à coups de talons s’il y en avait un sous le comptoir.

 

L'Île atlantique, Minuit, 1979, p. 70-72.

 
Cette scène de satire est sans doute un peu énorme, mais j'adore la façon dont Duvert suggère la vacuité d'un échange basé sur des interjections vides de sens, où coagulent des poncifs qui se retournent en leur contraire. Seule Yolande, la gamine, par une torsion sur les mots (« Tant de beaucoup, non, de bocaux ») fait vaciller cette routine de la parole.
À l'image de ses inspirateurs, Duvert a peuplé son Île de personnages aux noms inoubliables : les Guillard, Théret, Seignelet, Grandieu, Salorde, Boitard, Glairat, Roquin, Pélisson, Gassé, Viaud, etc., à la fois on ne peut plus français et en même temps malicieux. Les quelques patronymes qui échappent à la signification parodique sont ceux des personnages un peu neutres (ou positifs) comme Mme Lescot et la lointaine « doctoresse Ambreuse ». Tous les personnages ne sont pas également présents dans la narration, mais presque tous ont des noms qui tintent, ainsi Claire Fouilloux, la jeune prostituée écervelée, le « président » Gassé, parangon de notable, Raymonde Seignelet (inutile que je reparle d'elle !), François-Xavier Boîtard et sa concupiscence pour les oreilles de Camille Gassé...
Quant à ce réalisme extrême qui me semble égal à celui de Tolstoï par sa puissance d'évocation, il est distillé dans certaines phrases et des fragments de dialogue, à concurrence des autres veines du roman (les aspect satiriques, notamment). Pour en donner une idée, j'ai choisi délibérément un passage relativement peu virtuose en apparence, et pas spécialement méchant. Il me semble néanmoins donner une présence intense au personnage de Mme Lescot, tenancière d'un café-restaurant.

 

 

Madame Lescot se demande pourquoi Joachim n’est pas venu l’embrasser : d’habitude il est couché à cette heure-ci. Il n’a quand même pas veillé jusqu’à onze heures et plus ! Le coquin, ou il aura encore relu sa pile d’illustrés ! Il lit, il lit, il lit tellement vite que parfois il saute tout le texte, ne suit que les images et ne comprend plus l’histoire. Alors il apporte l’illustré à sa maman pour qu’elle lui explique.

— Ma poule, mon poussin, eh bien tu ne sais plus lire mon chéri ? reproche, toute bonne, madame Lescot. Tu as déjà oublié comment on lit ?... Et voyez-moi ce petit âne qui ne sait rien, rien, rien lire, même pas dans ses illustrés, le petit, petit âne ! ... que je vais embrasser le chéri !

— Meuh ! Meumeu ! ... fait complaisamment Joachim.

Madame Lescot ouvre des moules sur le feu. Un client, de l’autre côté du comptoir, siffle des rhums debout et lui parle de croustades aux fruits de mer. Qu’a-t-il donc à aimer ces saletés ? pense Yvonne Lescot. Elle n’ose rien en dire. Les buveurs, ça a sa petite idée dans un coin et ça ne la lâche plus. Pas la peine de répondre, de discuter.

— Et attention ! Pas des soi-disant quenelles de ceci cela ! Attention ! C’est pas ça que je veux ! On m’a pas comme ça moi ! Pour bouffer de la farine moi j’aime mieux bouffer du pain ! Alors là attention ! ... Non mais c’est pas vrai ?

— Oui, oui, ah oui le pain, dit machinalement madame Lescot. Elle ne peut pas quitter ses moules, qu’on mange ici presque crues mais très chaudes : il faut l’oeil. Elle ira voir après si Joachim est couché. Et une crêpe nature pour madame Bignon (une soularde, entre parenthèses, brave femme, ça n’empêche pas, et pas malheureuse avec la rente de son viager : c’est plutôt qu’elle s’ennuie), non, à la confiture : ah, Yvonne Lescot ne sait plus.

 

— À quoi, déjà votre crêpe madame Bignon? crie-t-elle vers un coin enfumé de la salle.

— À ce que tu veux ma petite! répond madame Bignon. Elle a un ton de harengère mais une voix flûtée, roucoulée, aux notes très rondes : elle a dû apprendre le chant, jadis, à l’église ; et pousser la chansonnette sentimentale dans les noces, où son gros organe suraigu, son vibrato surprenaient. Ces mémères pleines de romances, leur énorme poitrine bombée comme une gorge de colombe, remuaient un sentiment filial chez madame Lescot.

Elle pensa qu’elle pourrait mettre une télévision pour les clients du soir ; ce serait gentil, s’ils étaient tous roucoulants, maternels et solides comme cette vieille madame Bignon. Et peut-être ils baisseraient un peu la voix. Madame Lescot n’était pas hostile à un certain vacarme, cependant; son café ne lui plaisait jamais tant qu’aux heures d’affluence extrême, quand s’embrouillaient les conversations, les rires, les appels, les chocs de verres, les effluves alcoolisés, les grincements de chaises qu’on tire, de tables qu’on rapproche : et ce brouhaha, mêlé aux fumées bleues des cigarettes, étirait à travers la salle des longs fils souples, nouait des filets, des hamacs, d’étranges ponts suspendus où se mouvait madame Lescot, oscillante et affable, dans les vapeurs.

— Et ils vous bourrent ça de champignons de Paris ! disait l’ivrogne à croustade. Non mais ça pousse dans la mer les champignons dites-moi ?... Dans la mer cette blague !

— Non non vous pensez! murmura madame Lescot, qui répondit plus fort à madame Bignon :

— Alors je vous la fais attendre deux petites minutes, je suis inquiète, je vais voir mon canard.

Avant, elle servit ses moules : et elle débouchait du blanc supérieur quand Joachim apparut dans la salle. Il était habillé, avec sa nouvelle culotte courte en velours bleu et son chandail rouge géranium, à petites étoiles jaune canari en forme de cristaux de neige. Madame Lescot, savante, tricotait ces jacquards aux heures creuses : surtout pour ne pas trop manger, car l’oisiveté lui donnait des fringales, elle se jugeait déjà un peu boulotte, elle n’avait pas peur d’un petit verre non plus, alors oui le tricot, les étoiles.

— Oh poussin ! gémit Yvonne Lescot comme si l’enfant était blessé, mais tu fais pas encore dodo ? Oh, chéri !

Joachim Lescot ne semblait pas le moins du monde ensommeillé ; la bouche riante, les pommettes pointues, les yeux en fleurs, c’était un vrai angelot, frais comme le matin : madame Lescot eut ce sentiment. Elle se demandait ce qui avait rendu son fils si joli, quand celui-ci commença un récit volubile où il était question de batailles, de pouilleux, de polissons, de pognon.

 

L'Île atlantique, Minuit, 1979, p. 127-130.

 
L'ensemble du roman est tissé de ce genre de séquences où l'on s'attarde sur tel ou tel personnage, tandis que l'intrigue générale progresse en sourdine. On pense parfois à Genet ou Céline. Mais le tout constitue une ambitieuse comédie humaine en 300 pages, à la fois terrifiante, drôle et moraliste. Car là est sans doute l'aspect le plus troublant de la personnalité littéraire de Tony Duvert : ses livres offrent un regard profondément pétri de morale. Ainsi dans ce dernier extrait du roman :

 

 

Pendant les longues flemmes qu’elle tirait, l’après-midi, Raymonde Seignelet avait ses rites, qui étaient invariables, et qu’avaient découverts peu à peu ses enfants les moins impressionnables, Bertrand et surtout Jean- Baptiste : ils en ricanaient à loisir, et ils assouvissaient ou entretenaient leur haine des époux Seignelet en épiant et en collectionnant leurs ridicules, leurs saletés, leurs énormités. Même Bertrand, à ces exercices hygiéniques, se retrouvait un peu d’esprit.

Le singulier est que madame Seignelet ne dissimulait guère. Il n’y avait pas grand-chose à surprendre, et elle affichait jusqu’à ses douteuses gourmandises ou son discret penchant à l’ivrognerie (ou plutôt au biberonnage : elle aimait siffler du vin, des apéritifs sucrés, muscats, vermouths, par gorgées isolées, pour s’entretenir, mais elle ne se soûlait jamais, gueule avide et cervelle glacée). Elle annonçait, d’un glapissement bêtasse et geignard, la raison qui la forçait à s’infliger telle ou telle chose qui, pour tout autre, auraient été des gâteries mais qui n’étaient pour elle que des souffrances, des contraintes, des calvaires de plus. Ainsi, lorsque Jean-Baptiste ou Bertrand « découvraient » un vice de madame Seignelet, c’était simplement que, soudain, les récriminations de leur mère ne les abusaient plus : ils se bouchaient les oreilles, ils voyaient ce qu’il y avait à voir, ils jaunissaient de révolte, de mépris. Comment ! C’était cette vieille vache écoeurante, menteuse, hargneuse, infantile, malpropre, qui les avait malmenés, qui les tyrannisait encore ? Incroyable ! Et ils se dépeignaient les travers de madame Seignelet, parodiaient, soupçonnaient, supputaient, inventaient d’autres tares, comme des potaches qui se vengent d’un pion odieux ou d’un prof ubuesque.

Dominique et Philippe n’avaient pas cette santé. Ils prenaient au mot leur père et leur mère. Ils ne se seraient pas permis un regard criminel à la Jean-Baptiste, une ironie ou une mine à double sens pendant les repas, un doute sur la véracité des discours parentaux, la perfection des us et coutumes seignelesques, la légitimité des engueulades, la respectabilité des humeurs de chien, l’humanité profonde des gifles, la noblesse grave des vachardises adultes, le sublime sacrifice de papa, l’abnégation bouleversante de maman. Et quand Philippe s’approchait d’une vitre, regardait dehors, et que sa mère ânonnait aussitôt une interdiction hurlante, comme : « Touche pas aux carreaux tu vas encore tout salir ! On voit que c’est pas toi qui les fais ! Tu t’en fous du travail de ta mère hein ! Ben pas moi ! Et qu’est-ce que t’as besoin de regarder par la fenêtre hein avec tes mains sales que tu vas fiche partout ? » il croyait sincèrement qu’il était infernal et que sa mère était persécutée.

La malheureuse usait sa vie, en effet, à réparer les saletés que tout le monde s’ingéniait à faire; chaque objet, chaque centimètre du logis était sacralisé, presque tabou : il était le travail de maman. L’employer, ou seulement être là, c’était détruire son oeuvre. Raymonde Seignelet excellait dans l’art de vous culpabiliser d’exister. Votre respiration même lui était à charge. Ne l’obligerait-on pas à se déranger pour ouvrir et aérer ? Que les enfants nettoient quelque chose : madame Seignelet, pour tout remerciement, grinçait qu’ils avaient sali le balai, l’éponge, mal vidé l’aspirateur, rangé la vaisselle n’importe où, laissé un évier dégoûtant.

 

L'Île atlantique, Minuit, 1979, p. 115-116.

 

 
Après avoir donné naissance à cette fiction hors norme, Tony Duvert n'a plus jamais publié de livre important, même si certains passages de l'Abécédaire malveillant sont remarquables. L'avenir nous dira peut-être s'il a continué à écrire dans sa réclusion. En tout cas, j'ai le sentiment qu'il a atteint un sommet avec L'Île atlantique et qu'il lui était difficile après cela de l'égaler, voire seulement de se renouveler. Et si c'était son exigence littéraire qui l'avait réduit au silence.

SILENCE

Des écrivains cheminent vers le silence, renoncent à s’exprimer, à communiquer. Jugent-ils trop mensonger de dire, de croire, de faire croire? Tout progrès intellectuel vous rend plus apte à créer, mais plus réticent à le faire.

On rejoint l’abstention des bons esprits qui n’ont rien mis au monde.

Abécédaire malveillant, Minuit, 1989, p. 112-113.


Sélection bibliographique (certains ouvrages sont très difficiles à trouver aujourd'hui)
Récidive, roman, Minuit, 1967.
Paysage de fantaisie, roman, Minuit
, 1973. (Longtemps disponible en « folio ».)
Journal d'un innocent, récit, Minuit, 1976.
Quand mourut Jonathan, roman, Minuit, 1978.
District, récits, Fata Morgana, 1978. (Ses plus belles proses ?)
Les Petits métiers, récits, Fata Morgana, 1978. (On pense à Michaux dans ce bestiaire de métiers imaginaires.)
L'Île atlantique, roman, Minuit, 1979. (Réédité en format de poche par Le Seuil en
« Points roman » puis dans la collection « Double » chez Minuit.)
Abécédaire malveillant, aphorismes, Minuit, 1989.
 
Sur Duvert :

Anne Simonnin, « L'écrivain, l'éditeur et les mauvaises mœurs », dans Damamme (D.), Gobille (B.), Matonti (F.) et Pudal (B.), dir., Mai-Juin 68, Paris, éditions de l'atelier, 2008, p. 411-425.

 

Note postérieure (mars 2016) : l'écrivain Gilles Sebhan a consacré deux livres fort respectables à Tony Duvert, l'un en 2010 (Tony Duvert, l'enfant silencieux, Denoël) et l'autre en 2015 (Retour à Duvert, Le Dilettante). Le premier était une méditation assez personnelle, à une époque où très peu d'informations étaient disponibles. Par suite, des particuliers lui ont ouvert leurs archives (plus ou moins), de sorte que le deuxième livre est davantage la présentation de fonds documentaires, en particulier de correspondances, en même temps qu'une mise à jour de l'information sur la vie de l'écrivain. J'avoue que plus j'en apprends et moins j'ai envie d'en savoir davantage. La vie de Duvert a été particulièrement sauvage, précaire et isolée. Resteront les livres, l'art.

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In memoriam : Thomas Disch (1940-2008)

Because of his intellectual audacity, the chillingly distant mannerism of his narrative art, the austerity of the pleasures he affords, and the fine cruelty of his wit, Thomas M. Disch has been perhaps the most respected, least trusted, most envied and least read of all modern first-rank SF writers.

John Clute, Science Fiction Encyclopedia

         Le 4 ou le 5 juillet dernier, le romancier, critique et poète Thomas Disch s’est tiré une balle dans la tête. À en croire les nécrologies parues dans la presse américaine, cela faisait déjà un certain temps qu’il évoquait cette possibilité, avec l'humour grinçant qui était sa marque de fabrique. Ces dernières années, il avait enduré une succession de catastrophes : son compagnon Charles Naylor est mort en 2005 (ils avaient vécu ensemble trois décennies) ; leur appartement au centre de New York a brûlé, puis leur autre résidence a subi une inondation ; il était depuis peu sous le coup d’une procédure d’expulsion et souffrait de diabète et de crises de sciatique (d’après le New York Times). Comme aurait dit un romancier du xixe siècle, « il est mort dans le chagrin et le dénuement ».

                En fait, cette succession de catastrophes n’a rien de drôle et m’a causé énormément de peine lorsque j’ai découvert la nouvelle. J’ai lu Disch pour la première fois en 1983. J’avais quinze ans. Certains écrivains deviennent de précieux compagnons de vie. Il en a été ainsi pour lui et moi durant quelques années. Et même si cela fait 20 ans que je ne le lis plus vraiment, il est resté un jalon essentiel. À l’époque, presque tous ses romans et recueils de nouvelles étaient disponibles en français.
       

         Thomas Disch est surtout connu comme un écrivain de science fiction. Mais rien à voir avec l’imagerie de La Guerre des étoiles, de Star Trek ou des livres d’Asimov ou Jack Vance. Il a participé à un courant des années 1960-1970 qui voulait rendre le genre adulte en le débarrassant de ses côtés « littérature d’évasion ». Il s’agissait de parler du présent en le projetant dans un avenir proche, en général plutôt inquiétant. Très critique et engagée politiquement, cette tendance — que l’on appelait speculative fiction ou new wave (mais la nouveauté a bien passé !) —, a commencé à refluer dans les années 1980, alors que la contre-révolution idéologique avait débuté en Angleterre et aux États-Unis. Mais ce n’est pas qu’une affaire de contexte socio-politique : la science-fiction est passée de mode durant la décennie 1980, au profit notamment de l’heroic fantasy, des histoires d’horreur et du fantastique en général. Il n’est plus question de parler du présent mais au contraire de se projeter dans un univers de rêve, déconnecté autant que possible du quotidien (tendance dont nous ne sommes visiblement pas sortis). 

Disch lui-même a cessé d’écrire de la science-fiction à partir de 1984, multipliant les expériences alternatives : romans d’horreur, livret d’opéra, romans historiques, livres pour la jeunesse (le Vaillant petit grille-pain, c’est lui), etc. Il a même été co-concepteur d’un jeu vidéo, Amnesia ! Il a aussi beaucoup écrit sur la science-fiction et ses lecteurs, et c’est d’ailleurs dans le domaine de la critique littéraire qu’il a connu une consécration tardive, malgré le caractère extrêmement sarcastique de ses analyses. Il a obtenu en 1998 le prix Hugo pour son essai The Dreams Our Stuff is Made Of. How Science Fiction Conquered the World (littéralement : Les rêves avec lesquels on fabrique nos trucs. Comment la science-fiction a conquis le monde). Or il s’agit d’un prix décerné par les fans du genre, et qui est allé à une œuvre qui décortique le fonds idéologique de droite et les aspects régressifs de la SF américaine « classique » !

        Avant d’en arriver là, Thomas Disch a été durant vingt ans (1962-1984) l’un des plus brillants représentants d’une avant-garde politique et littéraire qui voulait profondément transformer le genre. Avec Harlan Ellison, Norman Spinrad et quelques autres, il entendait débarrasser la SF de ses obsessions enfantines et en faire un outil de critique politique et sociale. Lui-même était particulièrement sensible au thème de l’enfermement des individus : sa nouvelle La Cage de l’écureuil, ses romans Camp de concentration, 334 et Sur les ailes du chant sont autant de variations sur le thème de l’individu aliéné, séparé des autres par la volonté de pouvoirs manipulateurs. La plupart des institutions américaines (armée, CIA, églises, etc.) ont stimulé son imagination satirique. Dans nombre de ses fictions, on retrouve posé le problème de la soumission (inconsciente ou délibérée) des individus à un système qui confine à l’absurde. Dans la nouvelle Un amour envahissant (1966), il change d’échelle et imagine sous un angle assez singulier l’avènement du Royaume de Dieu (qu'il considère comme le totalitarisme ultime).

 

        Mais les romans et nouvelles de Disch se laissent difficilement réduire à des idées : c’était un formidable conteur et dialoguiste, qui disposait d’une vaste palette de moyens artistiques. Son premier roman publié, Génocides (1965) raconte un avenir apocalyptique dans lequel la terre sert de jardin à de lointains extra-terrestres dont la technologie élimine les hommes comme une simple vermine. Ce roman-catastrophe, raconté du point de vue d’un groupe de survivants, est une méditation terrible sur la vanité de la condition humaine (on pense à l’Ecclésiaste). Dans Casablanca (1967), il dissèque la lente déchéance d’un couple américain condescendant, alors que les États-Unis viennent d’être rayés de la carte par une apocalypse nucléaire. La Rive asiatique (1970) et Les Oiseaux (1971), autres nouvelles magistrales, déclinent chacune à leur façon les thèmes de prédilection de l’auteur : dans la première, un architecte séjournant à Istambul sombre peu à peu dans l’univers d’illusions dont il a longtemps clamé qu’il valait autant que la réalité ; dans la seconde, le lecteur assiste à l’agonie pathétique d’un couple d’oiseaux anthropomorphes littéralement subjugués par la pollution…

 

 

        À partir de la fin des années 1960 s’est fait jour une nouvelle dimension, qui pour demeurer discrète, allait devenir récurrente dans les livres de Thomas Disch. Selon ses propres dires, d’abord dans des poèmes, puis dans des nouvelles du cycle 334, et surtout dans Sur les ailes du chant (1979), il s’affirme comme le premier auteur de SF ouvertement gay. Il a précisé dans un entretien avec Paul Horwich (2001) : « Je suis gay moi-même, mais je n’écris pas de la littérature « gay » ». Et de rajouter : « J’étais ravi quand un livre intitulé Le Canon Gay est sorti, qui incluait Sur les ailes du chant. Je me suis dit : « Enfin, ils font attention à moi ! ». Et puis juste après, alors que l’auteur faisait la promotion de son livre, il a été quasiment battu à mort par des homophobes à Dublin. […] C’est la seule fois où quelqu’un a relevé : « oh !, c’est un écrivain gay ».
        Il y a dans cet entretien une attitude ambiguë de Disch, qui tout à la fois rejette ce label pour sa production littéraire, tout en regrettant que la thématique homosexuelle qui irriguait nombre de ses récits n’ait pas été reçue par ses lecteurs ou attiré un lectorat gay. À vrai dire, depuis 2001, la situation a sensiblement changé et l’on trouvera sur internet quantité de considérations sur le sujet, souvent recopiées d’une page à l’autre…
        De manière non équivoque — mais pas isolée pour autant — T. Disch a été l’un des premiers auteurs de SF a faire figurer des personnages importants ouvertement homos dans ses récits : Shrimp, lesbienne au premier plan de la longue nouvelle 334 (1972) ; Bing Anker, personnage homo du Businessman (1984) ; etc. Mais un Robert Silverberg en a fait presque autant dans L’oreille interne (quelque peu homophobe) puis surtout avec le personnage (positif) de Ned dans Le Livre des cranes (deux romans publiés en 1972 comme 334).
        À la différence de Samuel Delany, auteur d’ouvrages à la limite de la pornographie (The Tides of Lust, 1973 ; Dhalgren, 1975 ; Hogg, 1995), Thomas Disch a inscrit son expérience de l’homosexualité de façon extrêmement allégorique dans ses œuvres, et tout particulièrement dans celle dont c’est le sujet central : Sur les Ailes du chant (On Wings of Song, 1979). Patrice Duvic avait déjà remarquablement analysé le sous-texte gay de ce roman en 1981 :

Ce thème [de l’homosexualité] occupe une place primordiale dans Sur les ailes du chant que la critique new-yorkaise salua comme le Candide homosexuel.

Ce roman nous raconte la vie de Daniel Weinreb. Sa jeunesse dans l’Iowa d’abord, avec le retour de sa mère qui avait déserté le domicile conjugal pour apprendre à « voler » à New York, mais revient quelques années plus tard sans y avoir réussi.

La curiosité et bientôt l’obsession de Daniel pour tout ce qui touche au vol, dans un État puritain où celui-ci est interdit, en fera un être à part. « À l’âge de onze ans, Daniel se prit d’une passion pour les fantômes ; ainsi que pour les vampires, les loups-garous, les insectes mutants et autres envahisseurs bizarroïdes. Vers la même époque — et en grande partie à cause de leur goût partagé pour le monstrueux — il tomba amoureux d’Eugène Mueller... ». Eugène qui d’ailleurs n’hésitera pas à l’abandonner lors d’une escapade à Minneapolis, le laissant dans une situation qui le mènera dans un camp de travail sous l’accusation de « vente de journaux interdits dans l’État d’Iowa ».

À la sortie, Daniel retournera à l’école et finira par épouser Boa Whiting, la fille de l’homme le plus riche d’Iowa. En voyage de noces, ils s’arrêteront à New York et se rendront immédiatement dans les locaux de l’Agence Nationale pour l’Envol où se trouvent de petits studios munis de tout l’appareillage électronique pour faciliter le « vol ». Théoriquement, rien de plus simple que de voler : il suffit de chanter avec sentiment pour décoller, quitter son propre corps et devenir une fée, explorer les étoiles, se plonger dans la contemplation et l’extase mystique et revenir lorsqu’on le souhaite dans son corps que des machines se chargent de maintenir en vie. Boa, bien sûr, s’envolera immédiatement, mais Daniel, lui, restera cloué au sol.

Treize ans plus tard, Boa (un prénom significatif) n’a toujours pas réintégré son corps et, pour le maintenir en vie, Daniel, qui rêve toujours de voler et écrit des chansons, doit travailler dans un gymnase. Mais bientôt on lui offre un emploi d’huissier au Metastasio, le théâtre lyrique à la mode avec le revival du Bel Canto. Là, il devient l’objet des désirs d’Ernesto Rey, le plus fameux castrat de l’époque, qui le forcera à devenir un « phoney » en teignant sa peau en noir « à l’exception des joues de manière à ce qu’il puisse rougir » et à porter une ceinture de Chasse Gardée. Daniel accepte ces humiliations pour pouvoir continuer à payer l’entretien du corps de Boa. Il y gagnera d’apprendre à chanter et deviendra même une vedette avec le Succès de l’opérette Le temps des lapins jolis, sans toutefois réussir à voler.

Un roman qui n’hésite pas à accumuler les symbolismes. Le vol tout d’abord, métaphore sexuelle bien connue, où l’on se transforme en fée (en anglais « fairy » veut dire « fée » mais aussi est l’équivalent de notre « tante »). Ensuite la maîtrise du chant : les leçons qu’on propose à notre héros y sont toujours liées à une acceptation de l’homosexualité, que ce soit dans le camp de prisonniers ou plus tard avec Ernesto Rey. Enfin, le succès viendra avec un déguisement en petit lapin joli, succès qui d’ailleurs n’est qu’une acceptation de son échec. […]

                                                        P. Duvic, préface du Livre d’or de la science fiction : Thomas Disch,   
                                                        Presses pocket, 1981, p. 26-28.

 

        Un spécialiste pourrait certainement raffiner bien davantage cette analyse. Je ne serais pas étonné qu’existât déjà ou fût en gestation un travail savant qui décortiquerait méticuleusement la façon dont l’homosexualité est figurée dans les œuvres de Thomas Disch. J’ai l’intuition qu’il y aurait bien des choses à dire…

        Le lecteur patient aura compris au fil de ce texte l’une des raisons principales qui ont fait de Thomas Disch un compagnon de mon adolescence, en une époque où les figures homos dans les livres n’étaient pas aisées à rencontrer. Il y aurait eu pire compagnonnage que celui-ci, car lire et comprendre les œuvres d’un écrivain de cette sorte était une forme d’éducation de l’esprit. En revanche, je ne mesure qu’aujourd’hui, en le relisant, l’influence qu’il a pu avoir sur moi.

 

Ouvrages encore disponibles en français :

Sur les ailes du chant, Folio SF, 2001 (réédition).

Poussière de lune, Denoël, « Présence du futur », 1999 (nouvelles, rééd.).

(avec John Sladek), Black Alice, Rivages, « Rivages Noir », 1993 (roman policier).

Le Businessman, Denoël, « Présence du futur », 1985 (roman d'horreur).

L'Homme sans idées, Denoël, « Présence du futur », 1983 (nouvelles).

 

Ouvrages majeurs (dans l'ordre chronologique) :

1965, The Genocides, Berkley Books, N. Y. Trad. fr. : Génocides [OPTA, 1970 ; Robert Lafont, « Ailleurs & Demain classiques », 1977; J'ai Lu, 1983 ; Le Livre de poche, 1990]. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.

1967, Concentration Camp, London, Rupert Hart-Davis. Trad. fr. :Camp de concentration [OPTA, 1970 ; Robert Lafont, « Ailleurs & Demain classiques », 1978 ; J'ai Lu, 1983]. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.

1968. Under Compulsion / Fun With Your New Head, N.Y., Doubleday. Trad. fr. : Poussière de lune, Denoël, « Présence du futur », 1973.

1972. 334, London, MacGibbon & Kee. Trad. fr. : 334, Denoël, « Présence du futur », 1976. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.

1976. Getting into Death, London, Rupert Hart-Davis. Trad. fr. : Rives de Mort, eds Henri Veyrier, coll. «Off », 1978.

1979. On Wings of Song, London, Gollancz. Trad. fr. : Sur les Ailes du chant [Denoël, « Présence du futur », 1980 ; Folio SF, 2001].

1981. Le livre d'or de la science fiction : Thomas Disch, Paris, Presses Pocket. Anthologie réunie et présentéée par Patrice Duvic (épuisée hélas).

1982. The Man Who Had No Ideas, London, Gollancz. Trad. fr. : L'Homme sans idées, Denoël, « Présence du futur », 1983.

1984. The Businessman, London, Jonathan Cape. Trad. fr. : Le Businessman, Denoël, « Présence du futur », 1985.

1991. The M. D.: A Horror Story, N. Y., Harper & Collins. Trad. fr. : Le Caducée maléfique [Julliard, 1993 ; Presses pocket, « Terreur », 1999].

1994. The Priest : A Gothic Romance, N. Y., Millenium. Non traduit à ce jour.

1998. The Dreams Our Stuff is Made Of. How Science Fiction Conquered the World , N. Y., Simon & Schuster. Non traduit à ce jour.

1999. The Sub : A Study in Witchcraft, N. Y., Alfred Knopf. Non traduit à ce jour.

2005. On SF. Ann Arbor, University of Michigan Press. Non traduit à ce jour.

2008. The Word of God, N. Y., Tachyon publications, à paraître le 1er août 2008.

Liens :
Wikipédia
Le cafard cosmique
Biographie en français
Nécro dans The Guardian

Nécro dans le New York Times
Une interview très riche (en anglais)

"Remembering Thomas Disch" by Elizabeth Hand (la nécrologie la mieux informée)
En contrepoint, un discours violemment hostile par un "libertarien" assez déplaisant (mais c'est instructif)

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