Michel Dorais, Ça arrive aussi aux garçons. L’abus sexuel au masculin, Typo, « Essai », 2008.
Les éditions Typo ont réédité en 2008 une étude de Michel Dorais, publiée pour la première fois en 1997 au Canada et traduite en anglais en 2002. Ancien travailleur social devenu universitaire, l’auteur est connu pour ses recherches sur la prostitution masculine, le suicide des adolescents homosexuels et d’autres questions LGBT qui font le lien entre recherche savante et travail social, avec un arrière-plan militant très discret. D’une clarté limpide, Ça arrive aussi aux garçons. L’abus sexuel au masculin dresse avec sobriété le tableau d’existences meurtries, voire définitivement bouleversées, tout en suggérant avec une grande retenue quelques pistes d’intervention et, autant que faire se peut, de prévention. Les huit chapitres d’analyse sont entrecoupés par douze récits à la première personne, qui ne cèdent jamais au sensationnel même si ce qu’ils dévoilent est très dur.
Basée sur une trentaine d’entretiens avec des hommes qui ont été abusés entre quatre et quatorze ans par des adultes ou des adolescents plus âgés (tous masculins), l’enquête a une dimension essentiellement psychosociologique : elle retrace des itinéraires individuels et essaie de dégager les circonstances et les répercussions des agressions sexuelles sur les individus qui en furent victimes. Faute d’alternative, l’auteur a eu recours au volontariat pour construire son « échantillon », ce qui pose un problème inévitable de représentativité. La démarche étant compréhensive et non quantitative, et montrant une forte « récurrence de difficultés vécues », les résultats ont un intérêt en soi. En revanche, on peut considérer comme un biais méthodologique l’homogénéité de certains traits comportementaux : ils nous renseignent peut-être spécifiquement sur un profil de garçon abusé qui a été en mesure de témoigner, ce qui peut sembler impossible à d’autres. Néanmoins, l’auteur renvoie abondamment à des études américaines, y compris quantitatives, qui mettent en perspective ses propres résultats.
On apprend ainsi que la plupart des études outre-atlantique évaluent entre 10 et 15 % le nombre de garçons concernés par une forme ou une autre d’agression sexuelle, très majoritairement perpétrées par des hommes ou des adolescents. Cette proportion semble particulièrement élevée, et fait contraste avec les statistiques bien plus faibles qu’enregistrent le travail social ou la justice. Il y va pour partie, selon l’auteur, du tabou qui pèse encore sur des expériences qui stigmatisent souvent la victime (presque) autant que l’agresseur. Par ailleurs, dans certaines groupes très spécifiques comme les prostitués masculins, les anciens enfants abusés représentent une proportion très élevée (le tiers ou davantage).
Dans le compte rendu qui suit, j’ai essayé de consigner les résultats les plus significatifs, tout en m’abstrayant des expériences circonstanciées que relate le livre : elles lui appartiennent et n’auraient pas leur place ici.
[…] je résumerais l’ensemble de [m]on propos en disant que plus l’agresseur est proche de l’enfant, plus le rapport qu’ils entretiennent sera perçu par la victime comme intrusif et menaçant. Pour les mêmes raisons, il sera davantage malaisé de fuir ou de dénoncer la situation. Il semble aussi que plus l’abus a eu lieu précocement dans la vie de l’enfant, plus il s’est produit de façon répétée (impliquant parfois plus d’un agresseur), plus il risque de laisser des traces indélébiles. La superposition d’abus physiques, psychologiques et sexuels de la part du père doit particulièrement être soulignée : une forme d’abus peut en cacher une autre. (p. 58)
Les circonstances dans lesquelles se sont produites les agressions vécues par les hommes interviewés montrent à quel point ils se sont en quelque sorte retrouvés piégés. Pour la plupart, ces jeunes se trouvaient en effet dans une situation de grande vulnérabilité, en raison d’un contexte familial problématique, au moment où l’agresseur leur manifesta de l’intérêt. C’est pourquoi, dans un premier temps du moins, la relation avec cet homme est souvent perçue par le garçon comme une planche de salut. C’est le père qui porte enfin quelque intérêt à son fils, c’est l’oncle qui prend la place d’un père absent, indifférent ou violent, c’est le frère aîné qui accorde une certaine attention à son cadet négligé par le reste de la famille, c’est l’ami qui se montre disponible au moment où le jeune en a tant besoin. À la fragilité physique de l’enfant se superpose sa fragilité psychologique en tant qu’enfant isolé, mal aimé ou rejeté.
Puisque les hommes qui ont offert leur témoignage dans le cadre de cette enquête proviennent de toutes les classes sociales et de tous les milieux, il est clair que les abus sexuels sur des garçons se retrouvent partout : en milieu rural comme en milieu urbain, dans des familles aisées aussi bien que dans des familles défavorisées. Les agresseurs sont des hommes de tous les métiers : fermier, soldat, éducateur, gardien de sécurité, marchand, médecin, policier, ouvrier, etc. Fait remarquable, la plupart sont décrits par leurs victimes comme étant ou s’affirmant d’orientation hétérosexuelle, quelquefois bisexuelle, très rarement homosexuelle. Manifestement, l’attirance érotique à l’endroit des enfants transcende les orientations sexuelles et ne fait pas appel aux catégories généralement utilisées pour comprendre l’attrait envers des hommes ou des femmes adultes. (p. 72-73)
L’auteur consacre une large place aux types d’interprétation des faits (et des motivations des agresseurs) qu’on produits les victimes et aux comportements, sentiments, stratégies de dépassement qu’ils ont pu développer. À la base, donc, « [i]l semble […] que plus l’abus a eu lieu précocement dans la vie de l’enfant, plus il s’est produit de façon répétée (impliquant parfois plus d’un agresseur), plus il risque de laisser des traces indélébiles. » (p. 58). L’abus est une école de la désillusion et de la méfiance, quelle que soit la nature des actes et le degré de coopération de la victime. Il est vécu comme une trahison et comme une rupture d’intelligibilité du monde social.
L’abus sexuel entraîne souvent une confusion, sinon une dissonance cognitive chez le garçon […]. Il y a confusion cognitive quand le garçon ne sait plus que penser et comment interpréter ce qui lui arrive. Il y a dissonance cognitive quand survient une discordance ou une rupture dans des informations contraires. Dans un cas comme dans l’autre, le processus de construction de la réalité est brouillé. L’individu éprouve alors des émotions disparates ou paradoxales. (p. 133)
Tout en soulignant la difficulté qu’il y a à établir le rôle causal de l’agression, l’auteur souligne la pesante récurrence de certaines conduites ultérieures : cauchemars, crises d’angoisse, consommation élevée et précoce d’alcool et de drogues, délinquance, tentatives de suicide, sexualité compulsive, prostitution, difficultés extrêmes à s’inscrire dans une vie de couple durable, etc.
Le garçon dont on a abusé se retrouvé porteur d’une blessure psychique, symbolique et identitaire qui non seulement ne cicatrise pas aisément, mais s’aggrave souvent au fil du temps. Plus cette blessure est niée, cachée ou négligée, plus elle rappellera sa présence à travers divers symptômes physiques, psychologiques ou relationnels. Comme le disait un répondant, « c’est comme une bombe à retardement installée en toi », une arme invisible dont personne ne connaît le mécanisme suffisamment pour pouvoir l’arrêter. (p. 132)
Le chapitre V examine la « dissonance cognitive » et les sentiments ambivalents qu’engendre l’agression, tandis que le chapitre VI se concentre sur la « dissonance identitaire », « successivement examiné[e] sous quatre angles : l’identité personnelle (« qui suis-je ? »), l’identité sexuelle (« suis-je un vrai homme ? »), l’orientation sexuelle (« suis-je homo ou hétéro ? ») et l’homophobie. » (p. 176). Sur chacun de ces points, l’enquête montre à quel point les repères sont brouillés, conduisant les victimes d’abus à se réfugier dans des comportements dont l’aspect stéréotypé les rassure : « avoir une apparence et une conduite viriles devient une hantise » (p. 182), « un moyen privilégié [de rétablir symboliquement leur masculinité] sera d’affirmer sa virilité à travers l’accumulation d’aventures avec des femmes » (p. 185), « leur volonté de prouver qu’ils n’ont rien à voir avec l’homosexualité peut mener à […] une homophobie quasi obsédante. » (p. 194). Le rapport à l’homosexualité est complexe : si certains garçons ont eu la révélation d’attirances masculines à leur corps défendant dans l’abus, la plupart des jeunes abusés développent un rapport problématique aux hommes (notamment gays) et, assez fréquemment, donc, une homophobie prononcée — et ce malgré le statut hétérosexuel de la plupart des agresseurs. Michel Dorais semble suggérer que l’abus est d’autant plus pénible à supporter qu’il a pu révéler par rebond à une personne une orientation sexuelle d’emblée marquée par une initiation traumatique et indésirable.
Concernant la prévalence des abus sexuels chez des hommes qui sont d’orientation homosexuelle ou bisexuelle, une donnée s’avère particulièrement intéressante. Elle montre que […] le pourcentage des garçons agressés qui manifesteront un intérêt homosexuel serait plus élevé que la moyenne. Selon un article analysant les 2500 premiers questionnaires d’une enquête scientifique menée par le magazine gay The Advocate auprès de ses lecteurs, 21 % des répondants considéraient avoir été victimes d’abus sexuels avant l’âge de 16 ans. Cette proportion est plus élevée que celle de la population masculine en général. Si cela ne signifie pas que de subir des abus sexuels mène à une orientation homosexuelle ou bisexuelle, deux ou trois hypothèses valent néanmoins la peine d’être sérieusement envisagées. Soit, comme il a déjà été souligné, que les enfants atypiques quant à leur identité de genre ou leur orientation sexuelle émergente seraient davantage la cible d’agressions sexuelles ; soit que les expériences vécues lors de victimisation sexuelle seraient susceptibles de modeler les conduites sexuelles des victimes par un processus d’apprentissage (fût-il inconscient et involontaire). Enfin, […] l’abus subi peut aussi être perçu par certains comme un révélateur de leur homosexualité, même si les hommes qui rapportent de tels propos sont unanimes à dire qu’ils auraient souhaité être « initiés » autrement. (p. 190-191)
L’un des intérêts majeurs du livre est de suivre la diversité de schémas comportementaux par lesquels chaque individu essaie de surmonter la blessure subie (chapitre VII). Certains peuvent sembler à certains égards paradoxaux (comme de s’enfermer dans une posture de victime), d’autres sont plus attendus (la vengeance — souvent déplacée dans son modus operandi et ses destinataires), d’autres plus surprenants (rechercher un homme protecteur qui défait l’association), etc.
Un certain nombre d’hommes ayant été asservis par leurs aînés ressentiront donc eux-mêmes l’appel de la vengeance. Comment s’étonner des lors que, d’une génération à l’autre, la violence sexuelle se perpétue ? « Faire un homme de soi », n’est-ce pas apprendre à encaisser la violence de ses pairs et de ses aînés pour la transmettre ensuite aux plus jeunes ? Des milieux exclusivement masculins — l’armée, la prison — en sont un triste exemple : le dominé n’aspire qu’à prendre à son tour le rôle de dominant. Sa survie en dépend. L’incitation à cette reproduction est d’autant plus présente qu’un homme victime de violence, répétons-le, devient un « non-homme » à ses propres yeux. L’une des façons les plus éclatantes de regagner sa virilité sur le plan symbolique n’est-elle pas de la manifester de la manière la plus éloquente possible en soumettant plus vulnérable que soi ? C’est pourquoi la vengeance n’est que rarement dirigée contre l’auteur véritable de l’agression initiale. (p. 116)
Ailleurs, il ajoute :
Quel que soit le motif qu’il invoquera par la suite, tel est bien l’acte du garçon qui fait vivre à d’autres enfants ce qu’il a lui-même subi : il traverse avec eux une frontière défendue. Il les fait ainsi entrer dans cette zone interdite dans laquelle il s’est lui-même retrouvé jadis : celle de l’abus, du silence et du secret. (p. 225).
Et peu après :
Toutes les victimes n’adoptent pas un tel schéma : c’est précisément l’un des efforts majeurs du livre que de rompre avec le fatalisme des représentations convenues. La position adoptée est foncièrement mesurée : oui, nous dit Michel Dorais, certains enfants abusés peuvent devenir plus tard à leur tour abuseurs, mais c’est loin d’être une fatalité, surtout si une prise en charge (au minimum) psychologique a lieu. Et il pointe le problème que soulève la stigmatisation uniforme des « pédophiles », laquelle, faute de distinguer ceux qui ne sont pas passés à l’acte de ceux qui ont commis des actes délictueux, rend presque impossible toute politique de prévention.
Demeure la question de la réparation. L’auteur insiste sur le caractère souvent inextricable d’affaires survenant très majoritairement dans un cadre familial, et les difficultés (souvent insurmontables) pour les victimes à dénoncer l’agresseur. La judiciarisation est rare et les sanctions le sont davantage encore. Pourtant, la reconnaissance des faits et de leur gravité par l’agresseur, sinon par la justice, est décisive pour permettre à la victime de surmonter les séquelles du traumatisme. La prise en charge thérapeutique est quant à elle souvent trop courte.
L’ensemble constitue à la fois un document très riche sur un sujet ultra sensible et une tentative pour dépasser, par la réflexion, les prises de position purement émotionnelles. En ce sens, c’est un travail salutaire et qui mérite d’être lu.