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Ça arrive aussi aux garçons de Michel Dorais

Michel Dorais, Ça arrive aussi aux garçons. L’abus sexuel au masculin, Typo, « Essai », 2008.

 

Les éditions Typo ont réédité en 2008 une étude de Michel Dorais, publiée pour la première fois en 1997 au Canada et traduite en anglais en 2002. Ancien travailleur social devenu universitaire, l’auteur est connu pour ses recherches sur la prostitution masculine, le suicide des adolescents homosexuels et d’autres questions LGBT qui font le lien entre recherche savante et travail social, avec un arrière-plan militant très discret. D’une clarté limpide, Ça arrive aussi aux garçons. L’abus sexuel au masculin dresse avec sobriété le tableau d’existences meurtries, voire définitivement bouleversées, tout en suggérant avec une grande retenue quelques pistes d’intervention et, autant que faire se peut, de prévention. Les huit chapitres d’analyse sont entrecoupés par douze récits à la première personne, qui ne cèdent jamais au sensationnel même si ce qu’ils dévoilent est très dur.

Basée sur une trentaine d’entretiens avec des hommes qui ont été abusés entre quatre et quatorze ans par des adultes ou des adolescents plus âgés (tous masculins), l’enquête a une dimension essentiellement psychosociologique : elle retrace des itinéraires individuels et essaie de dégager les circonstances et les répercussions des agressions sexuelles sur les individus qui en furent victimes. Faute d’alternative, l’auteur a eu recours au volontariat pour construire son « échantillon », ce qui pose un problème inévitable de représentativité. La démarche étant compréhensive et non quantitative, et montrant une forte « récurrence de difficultés vécues », les résultats ont un intérêt en soi. En revanche, on peut considérer comme un biais méthodologique l’homogénéité de certains traits comportementaux : ils nous renseignent peut-être spécifiquement sur un profil de garçon abusé qui a été en mesure de témoigner, ce qui peut sembler impossible à d’autres. Néanmoins, l’auteur renvoie abondamment à des études américaines, y compris quantitatives, qui mettent en perspective ses propres résultats.

On apprend ainsi que la plupart des études outre-atlantique évaluent entre 10 et 15 % le nombre de garçons concernés par une forme ou une autre d’agression sexuelle, très majoritairement perpétrées par des hommes ou des adolescents. Cette proportion semble particulièrement élevée, et fait contraste avec les statistiques bien plus faibles qu’enregistrent le travail social ou la justice. Il y va pour partie, selon l’auteur, du tabou qui pèse encore sur des expériences qui stigmatisent souvent la victime (presque) autant que l’agresseur. Par ailleurs, dans certaines groupes très spécifiques comme les prostitués masculins, les anciens enfants abusés représentent une proportion très élevée (le tiers ou davantage).

Dans le compte rendu qui suit, j’ai essayé de consigner les résultats les plus significatifs, tout en m’abstrayant des expériences circonstanciées que relate le livre : elles lui appartiennent et n’auraient pas leur place ici.

 

Les premiers chapitres délimitent les circonstances des agressions. La prévalence des affaires se passant à l’intérieur d’une famille est particulièrement frappante. L’auteur fait d’ailleurs ultérieurement l’hypothèse qu’il existe une culture de l’agression sexuelle intériorisée dans certaines d’entre elles : « […] des situations d’abus multiples ne sont pas exceptionnelles, surtout quand des membres d’une même famille sont impliqués, comme s’il existait une sous-culture familiale faisant en sorte que l’agression sexuelle soit sans cesse reproduite. » (p. 54). Au-delà, la proximité (sociale ou géographique) semble une règle absolue. La connaissance de l’enfant facilite considérablement le passage à l’acte, tout en aggravant l’impact de la situation sur celui-ci.

[…] je résumerais l’ensemble de [m]on propos en disant que plus l’agresseur est proche de l’enfant, plus le rapport qu’ils entretiennent sera perçu par la victime comme intrusif et menaçant. Pour les mêmes raisons, il sera davantage malaisé de fuir ou de dénoncer la situation. Il semble aussi que plus l’abus a eu lieu précocement dans la vie de l’enfant, plus il s’est produit de façon répétée (impliquant parfois plus d’un agresseur), plus il risque de laisser des traces indélébiles. La superposition d’abus physiques, psychologiques et sexuels de la part du père doit particulièrement être soulignée : une forme d’abus peut en cacher une autre. (p. 58)

Presque tous les agresseurs semblent se définir comme hétérosexuels et c’est moins l’appartenance des enfants au sexe masculin que leur vulnérabilité et (éventuellement) leur neutralité en termes d’identité sexuelle qui les constitue en cible. Nombre d’enfants abusés étaient par ailleurs des enfants fragiles (vivant dans des familles dysfonctionnelles, souvent abandonnés à eux-mêmes, etc.). M. Dorais suggère à plusieurs reprises que les agresseurs ont dû le percevoir et en tirer avantage (un chapitre est d’ailleurs sous-titré « Le contexte facilitant l’abus sexuel »). Dans les cas d’inceste familial, le parent abuseur se caractérise la plupart du temps par une grande froideur à l’encontre de l’enfant (sauf en situation d’abus), alors qu’a contrario « la préoccupation du père pour le bien-être de son enfant diminue de beaucoup les risques de molestation sexuelle » (p. 44).

Les circonstances dans lesquelles se sont produites les agressions vécues par les hommes interviewés montrent à quel point ils se sont en quelque sorte retrouvés piégés. Pour la plupart, ces jeunes se trouvaient en effet dans une situation de grande vulnérabilité, en raison d’un contexte familial problématique, au moment où l’agresseur leur manifesta de l’intérêt. C’est pourquoi, dans un premier temps du moins, la relation avec cet homme est souvent perçue par le garçon comme une planche de salut. C’est le père qui porte enfin quelque intérêt à son fils, c’est l’oncle qui prend la place d’un père absent, indifférent ou violent, c’est le frère aîné qui accorde une certaine attention à son cadet négligé par le reste de la famille, c’est l’ami qui se montre disponible au moment où le jeune en a tant besoin. À la fragilité physique de l’enfant se superpose sa fragilité psychologique en tant qu’enfant isolé, mal aimé ou rejeté.

Puisque les hommes qui ont offert leur témoignage dans le cadre de cette enquête proviennent de toutes les classes sociales et de tous les milieux, il est clair que les abus sexuels sur des garçons se retrouvent partout : en milieu rural comme en milieu urbain, dans des familles aisées aussi bien que dans des familles défavorisées. Les agresseurs sont des hommes de tous les métiers : fermier, soldat, éducateur, gardien de sécurité, marchand, médecin, policier, ouvrier, etc. Fait remarquable, la plupart sont décrits par leurs victimes comme étant ou s’affirmant d’orientation hétérosexuelle, quelquefois bisexuelle, très rarement homosexuelle. Manifestement, l’attirance érotique à l’endroit des enfants transcende les orientations sexuelles et ne fait pas appel aux catégories généralement utilisées pour comprendre l’attrait envers des hommes ou des femmes adultes. (p. 72-73)

 

L’auteur consacre une large place aux types d’interprétation des faits (et des motivations des agresseurs) qu’on produits les victimes et aux comportements, sentiments, stratégies de dépassement qu’ils ont pu développer. À la base, donc, « [i]l semble […] que plus l’abus a eu lieu précocement dans la vie de l’enfant, plus il s’est produit de façon répétée (impliquant parfois plus d’un agresseur), plus il risque de laisser des traces indélébiles. » (p. 58). L’abus est une école de la désillusion et de la méfiance, quelle que soit la nature des actes et le degré de coopération de la victime. Il est vécu comme une trahison et comme une rupture d’intelligibilité du monde social.

L’abus sexuel entraîne souvent une confusion, sinon une dissonance cognitive chez le garçon […]. Il y a confusion cognitive quand le garçon ne sait plus que penser et comment interpréter ce qui lui arrive. Il y a dissonance cognitive quand survient une discordance ou une rupture dans des informations contraires. Dans un cas comme dans l’autre, le processus de construction de la réalité est brouillé. L’individu éprouve alors des émotions disparates ou paradoxales. (p. 133) 

Tout en soulignant la difficulté qu’il y a à établir le rôle causal de l’agression, l’auteur souligne la pesante récurrence de certaines conduites ultérieures : cauchemars, crises d’angoisse, consommation élevée et précoce d’alcool et de drogues, délinquance, tentatives de suicide, sexualité compulsive, prostitution, difficultés extrêmes à s’inscrire dans une vie de couple durable, etc.

Le garçon dont on a abusé se retrouvé porteur d’une blessure psychique, symbolique et identitaire qui non seulement ne cicatrise pas aisément, mais s’aggrave souvent au fil du temps. Plus cette blessure est niée, cachée ou négligée, plus elle rappellera sa présence à travers divers symptômes physiques, psychologiques ou relationnels. Comme le disait un répondant, « c’est comme une bombe à retardement installée en toi », une arme invisible dont personne ne connaît le mécanisme suffisamment pour pouvoir l’arrêter. (p. 132)

Le chapitre V examine la « dissonance cognitive » et les sentiments ambivalents qu’engendre l’agression, tandis que le chapitre VI se concentre sur la « dissonance identitaire », « successivement examiné[e] sous quatre angles : l’identité personnelle (« qui suis-je ? »), l’identité sexuelle (« suis-je un vrai homme ? »), l’orientation sexuelle (« suis-je homo ou hétéro ? ») et l’homophobie. » (p. 176). Sur chacun de ces points, l’enquête montre à quel point les repères sont brouillés, conduisant les victimes d’abus à se réfugier dans des comportements dont l’aspect stéréotypé les rassure : « avoir une apparence et une conduite viriles devient une hantise » (p. 182), « un moyen privilégié [de rétablir symboliquement leur masculinité] sera d’affirmer sa virilité à travers l’accumulation d’aventures avec des femmes » (p. 185), « leur volonté de prouver qu’ils n’ont rien à voir avec l’homosexualité peut mener à […] une homophobie quasi obsédante. » (p. 194). Le rapport à l’homosexualité est complexe : si certains garçons ont eu la révélation d’attirances masculines à leur corps défendant dans l’abus, la plupart des jeunes abusés développent un rapport problématique aux hommes (notamment gays) et, assez fréquemment, donc, une homophobie prononcée — et ce malgré le statut hétérosexuel de la plupart des agresseurs. Michel Dorais semble suggérer que l’abus est d’autant plus pénible à supporter qu’il a pu révéler par rebond à une personne une orientation sexuelle d’emblée marquée par une initiation traumatique et indésirable.

Concernant la prévalence des abus sexuels chez des hommes qui sont d’orientation homosexuelle ou bisexuelle, une donnée s’avère particulièrement intéressante. Elle montre que […] le pourcentage des garçons agressés qui manifesteront un intérêt homosexuel serait plus élevé que la moyenne. Selon un article analysant les 2500 premiers questionnaires d’une enquête scientifique menée par le magazine gay The Advocate auprès de ses lecteurs, 21 % des répondants considéraient avoir été victimes d’abus sexuels avant l’âge de 16 ans. Cette proportion est plus élevée que celle de la population masculine en général. Si cela ne signifie pas que de subir des abus sexuels mène à une orientation homosexuelle ou bisexuelle, deux ou trois hypothèses valent néanmoins la peine d’être sérieusement envisagées. Soit, comme il a déjà été souligné, que les enfants atypiques quant à leur identité de genre ou leur orientation sexuelle émergente seraient davantage la cible d’agressions sexuelles ; soit que les expériences vécues lors de victimisation sexuelle seraient susceptibles de modeler les conduites sexuelles des victimes par un processus d’apprentissage (fût-il inconscient et involontaire). Enfin, […] l’abus subi peut aussi être perçu par certains comme un révélateur de leur homosexualité, même si les hommes qui rapportent de tels propos sont unanimes à dire qu’ils auraient souhaité être « initiés » autrement. (p. 190-191) 

L’un des intérêts majeurs du livre est de suivre la diversité de schémas comportementaux par lesquels chaque individu essaie de surmonter la blessure subie (chapitre VII). Certains peuvent sembler à certains égards paradoxaux (comme de s’enfermer dans une posture de victime), d’autres sont plus attendus (la vengeance — souvent déplacée dans son modus operandi et ses destinataires), d’autres plus surprenants (rechercher un homme protecteur qui défait l’association), etc.

La question des comportements reproduisant l’agression est abordée à plusieurs reprises. Autant l’auteur que les personnes qu’il a rencontrées étaient conscients de la représentation commune selon laquelle « qui fut agressé agressera ». Son étude montre que ce n’est pas, loin s’en faut, une fatalité, même si la réitération sur d’autres des violences subies est l’un des scénarios « adaptatifs » adoptés par certaines victimes devenues abuseurs (ou schéma contre lequel d’autres se battront longtemps). Certaines victimes développent au contraire à l’âge adulte des stratégies ultra-protectrices à l’égard des enfants, ou se tiennent à l’écart de toute interaction avec eux. La question assez mystérieuse des effets de contagion des actes pédophiles est interprétée suivant plusieurs angles par M. Dorais.

 Un certain nombre d’hommes ayant été asservis par leurs aînés ressentiront donc eux-mêmes l’appel de la vengeance. Comment s’étonner des lors que, d’une génération à l’autre, la violence sexuelle se perpétue ? « Faire un homme de soi », n’est-ce pas apprendre à encaisser la violence de ses pairs et de ses aînés pour la transmettre ensuite aux plus jeunes ? Des milieux exclusivement masculins — l’armée, la prison — en sont un triste exemple : le dominé n’aspire qu’à prendre à son tour le rôle de dominant. Sa survie en dépend. L’incitation à cette reproduction est d’autant plus présente qu’un homme victime de violence, répétons-le, devient un « non-homme » à ses propres yeux. L’une des façons les plus éclatantes de regagner sa virilité sur le plan symbolique n’est-elle pas de la manifester de la manière la plus éloquente possible en soumettant plus vulnérable que soi ? C’est pourquoi la vengeance n’est que rarement dirigée contre l’auteur véritable de l’agression initiale. (p. 116) 

Ailleurs, il ajoute :

Quel que soit le motif qu’il invoquera par la suite, tel est bien l’acte du garçon qui fait vivre à d’autres enfants ce qu’il a lui-même subi : il traverse avec eux une frontière défendue. Il les fait ainsi entrer dans cette zone interdite dans laquelle il s’est lui-même retrouvé jadis : celle de l’abus, du silence et du secret. (p. 225). 

Et peu après :

Les garçons qui s’identifieront à l’agresseur perdraient moins l’estime d’eux-mêmes, du moins dans un premier temps. Ils s’en sortiraient donc mieux, provisoirement, sur le plan identitaire. L’important pour un homme est de conserver sa virilité, sa supériorité, sa dominance : le plus grand déshonneur est d’être soumis sexuellement par un autre homme. Aussi, l’affirmation de leur virilité est une urgence ressentie par plusieurs victimes masculines d’abus. Commettre un abus est malheureusement l’une des stratégies possibles pour ce faire. C’est la tentative de se libérer d’un traumatisme par la répétition active de ce qui fut jadis subi passivement. Les thérapeutes qui travaillent auprès d’agresseurs d’enfants confirment que, dans bien des cas, ces derniers reproduisent effectivement leur propre victimisation en s’en prenant à des enfants d âge similaire au leur à l’époque du premier abus. En effet, les agresseurs reconnaissent souvent en ces enfants des traits qu’ils avaient eux mêmes étant jeunes. Ils réécrivent ainsi leur propre histoire de façon à en sortir symboliquement vainqueurs cette fois. (p. 226).

Toutes les victimes n’adoptent pas un tel schéma : c’est précisément l’un des efforts majeurs du livre que de rompre avec le fatalisme des représentations convenues. La position adoptée est foncièrement mesurée : oui, nous dit Michel Dorais, certains enfants abusés peuvent devenir plus tard à leur tour abuseurs, mais c’est loin d’être une fatalité, surtout si une prise en charge (au minimum) psychologique a lieu. Et il pointe le problème que soulève la stigmatisation uniforme des « pédophiles », laquelle, faute de distinguer ceux qui ne sont pas passés à l’acte de ceux qui ont commis des actes délictueux, rend presque impossible toute politique de prévention.

Demeure la question de la réparation. L’auteur insiste sur le caractère souvent inextricable d’affaires survenant très majoritairement dans un cadre familial, et les difficultés (souvent insurmontables) pour les victimes à dénoncer l’agresseur. La judiciarisation est rare et les sanctions le sont davantage encore. Pourtant, la reconnaissance des faits et de leur gravité par l’agresseur, sinon par la justice, est décisive pour permettre à la victime de surmonter les séquelles du traumatisme. La prise en charge thérapeutique est quant à elle souvent trop courte.

 

L’ensemble constitue à la fois un document très riche sur un sujet ultra sensible et une tentative pour dépasser, par la réflexion, les prises de position purement émotionnelles. En ce sens, c’est un travail salutaire et qui mérite d’être lu.

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Prayers for Bobby, pour Ryan Kelley et pour parler de l'homophobie en famille

Le 10 janvier 2009, j’ai rédigé un texte à propos de la sortie aux États-Unis du téléfilm Prayers for Bobby (Bobby seul contre tous en version française), avec Sigourney Weaver et Ryan Kelley. Porté par l’enthousiasme de voir un acteur que je trouve prometteur incarner un personnage gay, j’avais passé quelques heures à fureter sur internet. Et pour la première fois, je me suis essayé à insérer une vidéo que j’avais dénichée sur le site AfterElton (il s’agit de la bande-annonce la plus longue que j’aie pu trouver). Quelle ne fut pas ma surprise, deux jours plus tard, de découvrir que les quelques alinéas laborieusement sortis de mon clavier s’étaient évanouis… Depuis, d’autres sites francophones en ont parlé et l’on peut espérer que le buzz poussera l’un des éditeurs français spécialisés à sortir le film en DVD [20 septembre 2010].

[Note ultérieure : averti de la sortie précipitée sur M6 d'un Bobby seul contre tous en version française, le 20 avril en début d'après-midi, je me suis bien gardé de la visionner. J'ai beaucoup de mal avec la vf en général, mais là, voir Ryan Kelley parler en français dans une histoire tellement américaine, c'est plus que ce que je suis capable d'endurer. J'attendrai donc une éventuelle sortie en DVD pour compléter des visionnages partiels sur des sites américains. L'avis sur le téléfilm sera donc pour plus tard. Compte tenu de ce que j'en ai vu, j'y vois davantage un document socio-culturel qu'une oeuvre d'art, d'où les propos un peu plus loin dans cet article...

Ryan Kelley & Sigourney Weaver
 
Le 24 janvier 2009 est donc passé pour la première fois aux USA un téléfilm réalisé par Russel Mulcahy (l'un des deux pères du Queer as Folk américain), intitulé Prayers for Bobby. C'est « l'histoire vraie de Mary Griffith [...] dont le fils gay se suicida à cause de l'intolérance religieuse de sa mère. » (source : IMDb). Les événements relatés, qui se déroulent dans les années 1980, sont basés sur un livre éponyme de Leroy Aarons (1995) qui a été un best-seller aux États-Unis. Un article en ligne de Brent Hartinger (publié le 14 janvier 2009) narre les difficultés rencontrées par le producteur principal, Daniel Sladek, depuis sa découverte du livre en 1997 : un premier projet avorté avec NBC (et Susan Sarandon dans le rôle de Mary Griffith) en 2000, des chaînes de télévision qui montrent le bout de leur nez puis renoncent... Ailleurs, j’ai lu que Sigourney Weaver avait déjà essayé de faire adapter le livre dans les années 1990. Cette fois, elle a participé à la production. Le film a été calibré dès le début pour les Emmy Awards, et certains prédisent à l’actrice à tout le moins une nomination.

 

Ryan Kelley, Henry Czerny & Sigourney Weaver

Il est difficile de se faire une idée de ce que vaut le film simplement à partir d’un trailer (bande-annonce), sachant combien on arrive à rendre fascinant n’importe quelle œuvrette par un judicieux travail de sélection. Je trouve celui de Prayers for Bobby un peu sinistre avec ses lumières électriques et sa tonalité mélodramatique, qu’accuse une bande-son outrageuse… L’équipe de réalisation affirme qu’elle n’a eu à faire aucun compromis : « Nous avons commencé le tournage avec le script original, l’idée de départ et le travail initial réalisé par la scénariste Kathy Ford », explique Daniel Sladek, « De nombreuses personnes tout au long du projet ont essayé de nous faire changer des choses, de tempérer le propos ou d’en faire un mélodrame. Mais nous avons campé sur nos positions. » L’appréciation de Brent Hartinger est louangeuse, qui trouve le film « subtil » et « sophistiqué », Sigourney Weaver et Ryan Kelley « excellents », jusqu’au climax : « Ce pourrait être le meilleur téléfilm jamais réalisé sur les problèmes des gays précisément parce qu’il n’y a rien de pusillanime ou d’édulcoré dedans. » Bon, l’auteur de Geography Club n’a pas pour signe distinctif un esprit critique très poussé…

 

Sur la gauche, la vraie Mary Griffith
 
Comme il n’est question que de Sigourney Weaver (ou presque) sur les pages internet consacrées au film, je me fais un devoir de rapporter quelques informations sur Ryan Kelley ! Il incarne donc le personnage de Bobby. J’ai noté avec amusement que Carly Schroeder (avec laquelle il jouait déjà dans le merveilleux Mean Creek) incarnait le personnage de la petite sœur de Bobby, Joy. Dans un reportage disponible sur Life between lines, Ryan Kelley affirme que jouer un personnage gay, c’est l’enfance de l’art : « ce n’est rien à faireC’est comme si vous me demandiez ce que ça fait de jouer un gamin aux cheveux bruns [sic !] ». En revanche, exprimer les aspects tourmentés d'un personnage clivé, qui rejette sa propre homosexualité, serait ce qu'il a eu de plus difficile à faire dans sa carrière. Plus récemment, l’équipe a participé à un gala du Trevor project (une association fondée par James Lecesne qui vient en aide aux jeunes LGBT). Il a aussi participé (seul) à une projection-discussion à Dayton (Ohio) organisée par le groupe PFLAG (Parents, Families & Friends of Lesbians & Gays), l'équivalent américain de Contact. C’est peu de dire que je suis très fier de Ryan !
[Je tiens aussi à préciser, pour les nombreuses personnes qui ont visité ou visiteront cette page, avec parfois une interrogation là-dessus, que Ryan Kelley s'est toujours très nettement défini comme hétérosexuel. C'était déjà le cas il y a trois ans, bien avant qu'il ne soit question de la réalisation de ce téléfilm. Les sites américains bruissent d'interrogations sur ce topic (sujet), mais tout semble converger dans le même sens. Je sais que cette information en décevra plus d'un, mais, après tout, quelle importance ? Un acteur n'est pas censé partager obligatoirement l'orientation sexuelle de son personnage, même si on nous dit si souvent qu'il est très difficile pour un acteur ou une actrice notoirement homo d'obtenir un rôle hétérosexuel, ce qui est une détestable discrimination...]
Note ultérieure : après visionnage de la première moitié du téléfilm, je trouve particulièrement injuste la focalisation des médias sur la composition de Sigourney Weaver. En effet, durant toute la première partie, c'est le personnage de Bobby qui est au centre de l'histoire, et tout repose sur la prestration de Ryan Kelley, qui est effectivement irréprochable. La façon dont son incarnation du personnage est occultée, sans doute parce qu'il est bien moins connu, me semble emblématique d'un journalisme que la notoriété rend borgne.

Ryan Kelley & Scott Bailey 
Pour une sensibilité française, certaines particularités de Prayers for Bobby peuvent sembler exotiques. Le fait que l’histoire se passe dans une famille très religieuse amènera sans doute certains à faire l’hypothèse que « ça ne pourrait pas se passer comme ça ici ». Pourtant, pas plus tard qu'en janvier dernier, il m’est revenu aux oreilles l’histoire suivante (authentique) : la mère d’une lycéenne est venue annoncer au proviseur du lycée de sa fille que celle-ci était désormais privée de téléphone portable, d’internet et de tout autre moyen de communication. En cause, un coming out refusé par les parents… avec en arrière-fond la doctrine actuelle du Vatican à l’égard de l’homosexualité. Le simple fait de priver un jeune de moyens de communication — réaction assez classique hélas chez les parents homophobes — me semble typiquement la chose à ne pas faire. C'est l'une de ses innombrables rétorsions domestiques qui créent du mal-être chez des jeunes que l'on punit non pour des actes mais pour ce qui est au minimum un délit d'opinion et au pire une identité intime. Heureusement, il n’existe pas en France de camps de réhabilitation comme on en trouve aux USA, ni de mouvement ex-gay (mais il en va différemment en Italie, par exemple). Robin Reardon a écrit un roman pour la jeunesse d’une grande intelligence, Thinking Straight, qui décrit ce genre de lieux comme une expérience concentrationnaire (j’aimerais y revenir). Mais dans tous les cas, mettre un jeune en situation d’isolement c’est créer les conditions de l’anomie décrite par Durkheim dans Le Suicide. Enfin, vous m’aurez compris…

 

Récemment, une chercheuse de la San Francisco State University (SFSU) Caitlin Ryan a dressé une typologie des conduites maltraitantes qui, dans un contexte familial, sont un facteur de risque pour les adolescents LGBT en matière de tentatives de suicide ou de consommation de drogue. C’est à ma connaissance la première recherche qui dépasse la connaissance intuitive pour établir un rapport causal entre les comportements homophobes en famille et les conduites à risque chez les jeunes gays et lesbiennes (ce que médecins et psychothérapeutes appelleraient une recherche étiologique). Les réactions les plus extrêmes (comme mettre un enfant à la porte ou l’envoyer en « rééducation ») ne sont pas forcément toujours les plus mutilantes pour la personnalité, en ce sens qu’elles entraînent souvent une rébellion qui permet à l’adolescent-e de se reconstruire contre. En revanche, les formes de discrimination plus subtiles, la coercition implicite, le déni, etc., sont autant d’autant plus difficiles à circonscrire qu’elles ne donnent guère de prise.

Je ne suis pas loin de penser qu’il faudrait mettre à disposition des parents concernés (si tant est qu’ils aient pris des positions publiques ou que l’on puisse les atteindre) une brochure expliquant les tenants et les aboutissants d’une posture hostile. La culpabilisation est souvent une arme un peu lourde, mais qu’on ne devrait pas exclure, à condition de savoir correctement la doser et la contre-balancer. À ce titre aussi, l’existence d’un téléfilm aux ressorts quasi documentaires est une bonne chose.

Une dernière chose pour conclure : certains psychologues (je pense notamment à Ritch Savin-Williams) ou esprits avertis trouvent que l’on insiste trop sur le taux anormalement élevé de suicides parmi les jeunes LGBT, induisant une représentation excessivement lugubre de leur condition qui pourrait les enfermer dans un pessimisme fataliste. C’est typiquement selon moi un faux-débat. L’écueil serait de s’en tenir à telle ou telle représentation au détriment des autres. Il ne suffit pas d’un livre ou d’un film pour figer des stéréotypes, pour peu que l’offre culturelle se renouvelle régulièrement.

 

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"Prayers for Bobby" : bande annonce en anglais





[!] Pour une raison que j'ignore, le texte que j'avais posté à la suite de cette vidéo a disparu. J'en suis désolé : la réécriture est ici.

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