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« Les chansons d’amour » de Christophe Honoré

Synopsis

Chansons-d-amour1.jpgIsmaël (Louis Garrel) et Julie (Ludivine Sagnier) sont en couple depuis huit ans. Quand le film commence, ils forment un drôle de ménage à trois avec Alice (Clothilde Hesme), collaboratrice d’Ismaël à la rédaction d’un journal en ligne. Cette situation n’est pas sans créer des tensions entre les deux amants réguliers. Julie voit régulièrement ses sœurs Jeanne (Chiara Mastroianni), Jasmine (Alice Butaud) et ses parents (interprétés par Brigitte Rouän et Jean-Marie Winling), qui habitent un confortable appartement dans le quartier de la Bastille. Ismaël est un peu la vedette de ce cocon protecteur, ce qui n’est pas sans agacer Julie.
À l’occasion d’un concert, Julie fait un malaise et décède brutalement. La vie de l’ensemble des protagonistes s’en trouve bouleversée. Ismaël plonge dans la dépression, Alice a trouvé refuge dans les bras de Gwenaël (Yannick Rénier), tandis que le reste de la famille de Julie essaie, un peu en vain, de maintenir un lien avec l’homme blessé. Pour échapper à Jeanne, qui campe chez lui, Ismaël est logé un soir chez Gwenaël et rencontre son petit frère Erwann (Grégoire Leprince-Ringuet), un lycéen « beau, jeune et breton/ [qui] sent la pluie, l’océan et les crêpes au citron ». Erwann tombe immédiatement amoureux d’Ismaël, mais celui-ci ne semble pas spécialement enclin à accepter cette aventure d’un genre nouveau…

 

Commentaires

Chansons-d-amour2.jpgCette première comédie musicale de Christophe Honoré est une pierre de plus dans la célébration de Paris. Plus qu’à Jacques Demy, on pense à Jeanne et le garçon formidable d’O. Ducastel et J. Martineau. Le film s’ouvre par un prologue musical captant des images essentiellement nocturnes de la capitale, se saisissant de visages anonymes dans une ambiance orange, marquée par l’éclairage urbain. La B.O. a été confiée à Alex Beaupain, auteur des musiques, mais aussi de presque toutes les paroles des chansons. Parmi les musiciens ayant participé à l’enregistrement figure François Poggio, le brillant guitariste de Florent Marchet. L’ensemble est assez séduisant, y compris la prestation d’Alex Beaupain en chanteur lors de la scène du concert.
Chansons-d-amour9.jpg Dans ce film qui ne dissimule pas les conventions de la comédie musicale, la mayonnaise met un certain temps à prendre. La première partie (la vie à trois) comporte des moments assez drôles, mais elle est un peu poussive. La deuxième (le deuil) a quelque chose d’assez abstrait. Ce n’est qu’avec le surgissement de Grégoire Leprince-Ringuet que le film trouve son rythme. Le cinéaste ne l’a pas arrangé, lui imposant une coiffure grotesque, des fringues ridicules et un pétard en guise de brushing. C’était sans doute pour offrir à son jeune pur-sang une course à handicap. De fait, le numéro de comédien est éblouissant, tant le jeune acteur arrive à porter plusieurs registres à la fois : la naïveté, le désir, le don de soi, un zeste de roublardise, etc. Il était déjà excellent dans Les Égarés d’André Téchiné. Ici, il est le soleil du film. Dans une interview, le cinéaste-écrivain a expliqué que le rôle d’Erwann était une réminiscence de sa montée à la capitale, quand il avait (à peu près) l’âge de son personnage. Ceci éclaire sans doute tout ce qu’il y a de vibrant en Erwann. Le choix d’un acteur qui joue excellemment et chante très bien (il a fait partie de la maîtrise de Radio France quand il était gamin) fait partie de la réussite crescendo du film.
chansons-d-amour2.jpgLe climax de l'oeuvre est atteint lors d’une scène particulièrement sensuelle et tendre entre Louis Garrel et Grégoire Leprince-Ringuet. Rares sont les cinéastes à avoir réussi à montrer l’amour au masculin sous une forme aussi délicate, alors même qu’il s’agit aussi d’une scène de comédie musicale. Il faut d’ailleurs rendre hommage aux acteurs, qui ne se sont pas contentés de « faire leur job ». Quand on se souvient de Heath Ledger dans Brokeback Mountain ou de Jérémie Elkaïm dans Presque rien, on pourrait penser que les acteurs ont parfois du mal à être totalement crédibles dans une scène gay. Ici, preuve est faite du contraire.
Que dire d’autre ? On traverse sans cesse des rues parisiennes hors des passages piétons. On fume frénétiquement. On lit des livres des éditions de l’olivier (qui publient les romans pour adultes de Christophe Honoré). On se moque doucement de la moyenne bourgeoisie, du cinéaste, des bien-pensances contemporaines, mais sans jamais appuyer. De toute évidence, le parti-pris de la légèreté et de la simplicité fait du bien au cinéma de Christophe Honoré, qui en ressort grandi et dégrossi. Et la voix simple et envoutante de Grégoire Leprince-Ringuet...

 

Vaticinations

Chansons-d-amour13.jpgLa carrière déjà prolifique de Christophe Honoré semble se tourner de plus en plus vers le cinéma, délaissant partiellement la littérature, même si cette inflexion n’est pas encore tout à fait convaincante. Fêté par les uns, ignoré par les autres, son cinquième long métrage, Les Chansons d’amour,est sans doute ce qu’il a fait de plus « grand public » jusqu’à maintenant. Tout contre Léo n’a pas eu une grande diffusion, Dix-sept fois Cécile Cassard est une œuvre brouillonne et peu amène, Ma Mère une réussite esthétique au risque de la suffocation, et Dans Paris un film âpre et assez dur. Si Honoré-le cinéaste n’a cessé de se bonifier, il a connu un moment thématique très sombre, aussi bien dans ses livres (La Douceur, Scarborough) que dans ses films (Ma Mère, Dans Paris), à telle enseigne que je me demandais ce qu’il cherchait à exprimer dans cette veine nourrie de Sade et de Bataille. En outre, son dernier texte pour adulte, Le livre pour enfants, est écrit à la diable, dans une langue assez plate.
Chansons-d-amour3.jpgMalgré ses limites, Les Chansons d’amour est plutôt une bonne surprise. Un parallèle me vient assez facilement avec François Ozon, même si ce dernier me semble un artiste nettement plus accompli : à un certain moment de leur trajectoire, ces deux auteurs trentenaires ont voulu sortir de leur image de gay parfaitement assumé pour traiter de thèmes qui ne les concernaient pas directement. Le résultat fut maniériste, sophistiqué et un peu vain. François Ozon s’est à mon avis retrouvé avec Le Temps qui reste, film majeur qui parle de la mort imminente comme personne n’avait su le faire, avec pour la première fois depuis longtemps un personnage central homo. Christophe Honoré trouve une accroche humaine plus juste avec un film ô combien codé — puisque c’est une comédie musicale — dès lors qu’il évoque une relation d’amour entre deux garçons.
Chansons-d-amour6.jpgN’importe qui pourra objecter que ma vision est entièrement subjective et que mon regain d’adhésion tient au fait que je m’identifie plus facilement. Pourtant, je n’ai jamais eu de problèmes avec des cinéastes complètement hétéros comme par exemple Ingmar Bergman, Kira Mouratova, Jean Eustache, Satiajit Ray ou Arnaud Desplechin, voire avec les films hétéros de cinéastes ambigus, comme Le lieu du crime d’André Téchiné, L’Empire des sens de Nagisa Oshima ou Le Messager de Joseph Losey. Par voie de conséquence, je doute de la pertinence de l’objection. J’ai tendance à penser que certains auteurs ne sont tout bonnement pas convaincants quand ils s’adonnent à un pur exercice de style détaché de leur sensibilité. Après tout, se donner des contraintes n’est pas forcément bénéfique. Cela peut au contraire conduire dans des impasses, sauf à ne considérer que la performance en elle-même, et non le film dans son plein déploiement.

 

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The Center of the World d’Andreas Steinhöfel

The Center of the World d’Andreas Steinhöfel

Die Mitte der Welt est paru pour la première fois en 1998 en Allemagne chez Carlsen Verlag. Il a été traduit en anglais par Alisa Jaffa pour Delacorte Press en 2005. En revanche, à la différence d’autres ouvrages de Steinhöfel — l’un des plus remarquables auteurs allemands pour la jeunesse — ce roman n’a pas été traduit en français. C’est vraiment dommage, car c’est un livre remarquable à tous égards. Je l’ai lu traduit, ce qui est une expérience inédite pour moi et quelque peu étrange : lire dans une langue tierce un ouvrage auquel on n’a accès ni dans la version originale ni dans son propre idiome implique une double perte. Néanmoins, j’ai rarement éprouvé une jubilation aussi complexe en lisant un roman pour adolescents. On est à vrai dire un peu à la limite entre lectorat « jeune » et adulte. C’est l’un de ces ouvrages qu’on ne peut aisément ranger dans une case, et qui s’offrent à différentes sortes de lecteurs. Je pense au Grand Meaulnes, à l’Attrappe-cœurs, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, La Danse du coucou. C’est un livre de cette espèce.

L’objet en impose : plus de 460 pages dans l’édition américaine. C’est un gabarit peu fréquent pour un livre destiné à la jeunesse. L’épaisseur des volumes peut dissuader les volontés hésitantes, paraît-il. Cela peut aussi fasciner, comme un voyage au long cours. En l’occurrence, l’ampleur du volume reflète les ambitions romanesques de l’auteur mais aussi la richesse de son propos. L’histoire pourrait se suffire à elle-même, de rebonds en révélations. Mais il y a davantage dans ce livre-gigogne, comme je vais essayer de le montrer. 

Andreas-Steinh--fel.jpgÀ en croire des notices sur internet, l’auteur est né en 1962 à Battenberg en Allemagne. Il se destinait à l’origine à devenir enseignant et a fait des études d’anglais et de communication à l’université de Marburg. Installé à Berlin, il est finalement devenu traducteur, scénariste (pour la radio, la télévision et la BD), tout en rédigeant des critiques en littérature jeunesse pour Die Zeit et la Frankfürter Allgemeine Zeitung. Dès ses premiers livres pour la jeunesse, Dirk und Ich (1991) et Paul Vier und die Schröders (1992), il a connu une certaine reconnaissance. Mais c’est Die Mitte der Welt (1998) qui l’a véritablement propulsé, recevant les prix "Luchs 1998" et "Buxtehuder Bullen" (ce dernier est très prestigieux). J’ai relevé des traductions en néerlandais, espagnol, tchèque, japonais, peut-être en polonais, etc. 

  Il me semble que Die Mitte der Welt — indépendamment de son histoire — est une sorte de vaste réflexion sur les contes de fées et le désenchantement du monde. À divers moments du livre, on pourrait croire que l’histoire va basculer dans le fantastique, ou au moins dans le rêve. Mais en fait il n’en est rien. Il y a toujours une explication rationnelle qui vient redresser les chimères naissantes de Phil. En ce sens, le livre fait le même chemin que son héros, depuis les fantaisies de l’enfance jusqu’à la lucidité de l’âge adulte. Il ne s’agit pas de dégonfler des mythes établis (une attitude qu’on appelle l’évhémérisme) mais de montrer l’imagination fertile de Phil peu à peu débarrassée de ses illusions magiques. Dans une époque qui glorifie le fantastique et l’irrationnel, voici un livre à contre-courant, qui n’interdit pas de rêver mais en gardant les pieds sur terre. 

Le héros et narrateur du roman est donc un garçon de dix-sept ans. Sa mère, Glass, est arrivée dans un recoin perdu d’Europe à la naissance de ses enfants, fuyant l’Amérique et de lourds secrets. Le prologue raconte cette arrivée hivernale, tragi-comique, d’une jeune fille enceinte de deux jumeaux, sous la neige, aux portes de la villa de sa sœur, qui vient en fait de mourir… À ce qu’il me semble, Andreas Steinhöfel se garde bien de situer ce lieu — dont la caractéristique essentielle est un provincialisme ultra-conservateur — et d’inscrire le récit dans une temporalité historique. La petite ville n’a d’ailleurs pas de nom et ses habitants sont appelés « les petites gens » (die kleinen Leute). Tout se passe comme si l’auteur avait voulu donner un caractère très générique à son roman, en évitant de l’ancrer dans des références trop précises. Seul le vaste monde est doté d’une géographie, mais on n’y accède qu’en s’arrachant à la localité et à l’enracinement.
Protégée par la zélée Tereza, Glass a finalement hérité de la gigantesque villa de sa sœur, baptisée Visible, qui toise insolemment la ville des petites gens, de l’autre côté de la rivière. Là, elle a élevé seule Phil et Dianne, « les enfants ensorcelés » pour la rumeur populaire, dans un climat de grande liberté. Le roman se développe en suivant deux lignes temporelles : il accompagne le héros sur la fin d’été, l’automne et l’hiver de ses dix-sept ans, tout en déployant par fragments l’histoire commencée à Boston, longue d’autant d’années, qui précède ces quelques mois. De l’enfance et de l’adolescence des jumeaux, Phil (et l’auteur) retiennent les moments exceptionnels, les faits d’arme de la petite famille, face à la bêtise et au conformisme de ceux d’en-bas. Glass est une croqueuse d’hommes, non-conformiste, rebelle, une putain idéale pour les petites gens. Dianne est un personnage mystérieux, secret, presque hiératique.

Quant à Phil, il a été soumis à un test (assez grotesque) durant l’été de ses neuf ans, à l’issue duquel Tereza (elle-même lesbienne) a diagnostiqué qu’il était gay. End of the story (sauf que cet épisode comique est raconté aux 4/5e du livre), au sens où l’attirance du héros pour les autres garçons est d’autant moins un problème à Visible que c’est un affreux tabou pour ceux d’en-face. Alors que Glass a voulu lui faire retailler ses « oreilles de Jumbo » quand il était tout petit, cette caractéristique-là est frappée d’insignifiance. C’est d’ailleurs à l’occasion de cette aventure chirurgicale que Phil a fait la connaissance de Kat, la fille du proviseur du lycée de la ville d’en-bas, la seule amie du garçon, indifférente aux cancans et aux conformismes. 

À l’occasion des cinq mois que dure l’histoire principale, Phil tombe amoureux de Nicholas, un nouveau au lycée, renvoyé d’une école privée après avoir raté un examen. Il est l’unique rejeton de riches habitants de la ville. L’histoire d’amour est au cœur du livre, et Andreas Steinhöfel aborde sans pudibonderie la sexualité de son héros. Bien entendu, la peur sociale de Nicholas complique singulièrement les choses.
Autrement plus douloureux est le manque du père, que Glass a toujours refusé d’évoquer auprès de ses enfants. Phil est particulièrement désireux d’en savoir plus, même s’il a trouvé dans son oncle Gable, marin au long cours, une sorte de père adoptif et d’initiateur. Dans la poussiéreuse bibliothèque de Visible, rebaptisée Le Centre du monde par les jumeaux (d’où le titre du roman), Phil rêve de partir sur les océans avec Gable et d’aller à la recherche de son géniteur.
 

Même lu en anglais dans une traduction, Die Mitte der Welt demeure un très beau livre, écrit avec un sens du récit, un humour et une habileté romanesque dignes de la Littérature la plus exigeante. Je n’ai pas voulu trop insister sur l’extrême sophistication de l’objet, parce qu’on peut facilement l’ignorer et rentrer dans l’histoire, vibrer, et se faire mener en bateau par le narrateur (en suivant les divers rebondissements de la vie mouvementée des occupants de Visible). À ce titre, c’est parfaitement un livre pour la jeunesse. Mais c’est aussi beaucoup plus que cela, méditation matérialiste sur les pouvoirs du rêve, livre-monde aux accents étonnants, bildungsroman (récit d’apprentissage) en bonne et due forme, etc.
Comme roman gay, le livre appartient à la fois à l’âge de l’indifférence (quand l’amour des garçons n’est rien de plus qu’un grain de beauté, qu’une pigmentation de l’amour), et à un propos plus large sur le conformisme (comme tare). À ce titre, le livre se tient à distance des propos niais sur la tolérance. Il est dix crans plus loin. Comment les éditeurs français peuvent-ils ignorer un tel livre ?

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