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In memoriam : Thomas Disch (1940-2008)

Because of his intellectual audacity, the chillingly distant mannerism of his narrative art, the austerity of the pleasures he affords, and the fine cruelty of his wit, Thomas M. Disch has been perhaps the most respected, least trusted, most envied and least read of all modern first-rank SF writers.

John Clute, Science Fiction Encyclopedia

         Le 4 ou le 5 juillet dernier, le romancier, critique et poète Thomas Disch s’est tiré une balle dans la tête. À en croire les nécrologies parues dans la presse américaine, cela faisait déjà un certain temps qu’il évoquait cette possibilité, avec l'humour grinçant qui était sa marque de fabrique. Ces dernières années, il avait enduré une succession de catastrophes : son compagnon Charles Naylor est mort en 2005 (ils avaient vécu ensemble trois décennies) ; leur appartement au centre de New York a brûlé, puis leur autre résidence a subi une inondation ; il était depuis peu sous le coup d’une procédure d’expulsion et souffrait de diabète et de crises de sciatique (d’après le New York Times). Comme aurait dit un romancier du xixe siècle, « il est mort dans le chagrin et le dénuement ».

                En fait, cette succession de catastrophes n’a rien de drôle et m’a causé énormément de peine lorsque j’ai découvert la nouvelle. J’ai lu Disch pour la première fois en 1983. J’avais quinze ans. Certains écrivains deviennent de précieux compagnons de vie. Il en a été ainsi pour lui et moi durant quelques années. Et même si cela fait 20 ans que je ne le lis plus vraiment, il est resté un jalon essentiel. À l’époque, presque tous ses romans et recueils de nouvelles étaient disponibles en français.
       

         Thomas Disch est surtout connu comme un écrivain de science fiction. Mais rien à voir avec l’imagerie de La Guerre des étoiles, de Star Trek ou des livres d’Asimov ou Jack Vance. Il a participé à un courant des années 1960-1970 qui voulait rendre le genre adulte en le débarrassant de ses côtés « littérature d’évasion ». Il s’agissait de parler du présent en le projetant dans un avenir proche, en général plutôt inquiétant. Très critique et engagée politiquement, cette tendance — que l’on appelait speculative fiction ou new wave (mais la nouveauté a bien passé !) —, a commencé à refluer dans les années 1980, alors que la contre-révolution idéologique avait débuté en Angleterre et aux États-Unis. Mais ce n’est pas qu’une affaire de contexte socio-politique : la science-fiction est passée de mode durant la décennie 1980, au profit notamment de l’heroic fantasy, des histoires d’horreur et du fantastique en général. Il n’est plus question de parler du présent mais au contraire de se projeter dans un univers de rêve, déconnecté autant que possible du quotidien (tendance dont nous ne sommes visiblement pas sortis). 

Disch lui-même a cessé d’écrire de la science-fiction à partir de 1984, multipliant les expériences alternatives : romans d’horreur, livret d’opéra, romans historiques, livres pour la jeunesse (le Vaillant petit grille-pain, c’est lui), etc. Il a même été co-concepteur d’un jeu vidéo, Amnesia ! Il a aussi beaucoup écrit sur la science-fiction et ses lecteurs, et c’est d’ailleurs dans le domaine de la critique littéraire qu’il a connu une consécration tardive, malgré le caractère extrêmement sarcastique de ses analyses. Il a obtenu en 1998 le prix Hugo pour son essai The Dreams Our Stuff is Made Of. How Science Fiction Conquered the World (littéralement : Les rêves avec lesquels on fabrique nos trucs. Comment la science-fiction a conquis le monde). Or il s’agit d’un prix décerné par les fans du genre, et qui est allé à une œuvre qui décortique le fonds idéologique de droite et les aspects régressifs de la SF américaine « classique » !

        Avant d’en arriver là, Thomas Disch a été durant vingt ans (1962-1984) l’un des plus brillants représentants d’une avant-garde politique et littéraire qui voulait profondément transformer le genre. Avec Harlan Ellison, Norman Spinrad et quelques autres, il entendait débarrasser la SF de ses obsessions enfantines et en faire un outil de critique politique et sociale. Lui-même était particulièrement sensible au thème de l’enfermement des individus : sa nouvelle La Cage de l’écureuil, ses romans Camp de concentration, 334 et Sur les ailes du chant sont autant de variations sur le thème de l’individu aliéné, séparé des autres par la volonté de pouvoirs manipulateurs. La plupart des institutions américaines (armée, CIA, églises, etc.) ont stimulé son imagination satirique. Dans nombre de ses fictions, on retrouve posé le problème de la soumission (inconsciente ou délibérée) des individus à un système qui confine à l’absurde. Dans la nouvelle Un amour envahissant (1966), il change d’échelle et imagine sous un angle assez singulier l’avènement du Royaume de Dieu (qu'il considère comme le totalitarisme ultime).

 

        Mais les romans et nouvelles de Disch se laissent difficilement réduire à des idées : c’était un formidable conteur et dialoguiste, qui disposait d’une vaste palette de moyens artistiques. Son premier roman publié, Génocides (1965) raconte un avenir apocalyptique dans lequel la terre sert de jardin à de lointains extra-terrestres dont la technologie élimine les hommes comme une simple vermine. Ce roman-catastrophe, raconté du point de vue d’un groupe de survivants, est une méditation terrible sur la vanité de la condition humaine (on pense à l’Ecclésiaste). Dans Casablanca (1967), il dissèque la lente déchéance d’un couple américain condescendant, alors que les États-Unis viennent d’être rayés de la carte par une apocalypse nucléaire. La Rive asiatique (1970) et Les Oiseaux (1971), autres nouvelles magistrales, déclinent chacune à leur façon les thèmes de prédilection de l’auteur : dans la première, un architecte séjournant à Istambul sombre peu à peu dans l’univers d’illusions dont il a longtemps clamé qu’il valait autant que la réalité ; dans la seconde, le lecteur assiste à l’agonie pathétique d’un couple d’oiseaux anthropomorphes littéralement subjugués par la pollution…

 

 

        À partir de la fin des années 1960 s’est fait jour une nouvelle dimension, qui pour demeurer discrète, allait devenir récurrente dans les livres de Thomas Disch. Selon ses propres dires, d’abord dans des poèmes, puis dans des nouvelles du cycle 334, et surtout dans Sur les ailes du chant (1979), il s’affirme comme le premier auteur de SF ouvertement gay. Il a précisé dans un entretien avec Paul Horwich (2001) : « Je suis gay moi-même, mais je n’écris pas de la littérature « gay » ». Et de rajouter : « J’étais ravi quand un livre intitulé Le Canon Gay est sorti, qui incluait Sur les ailes du chant. Je me suis dit : « Enfin, ils font attention à moi ! ». Et puis juste après, alors que l’auteur faisait la promotion de son livre, il a été quasiment battu à mort par des homophobes à Dublin. […] C’est la seule fois où quelqu’un a relevé : « oh !, c’est un écrivain gay ».
        Il y a dans cet entretien une attitude ambiguë de Disch, qui tout à la fois rejette ce label pour sa production littéraire, tout en regrettant que la thématique homosexuelle qui irriguait nombre de ses récits n’ait pas été reçue par ses lecteurs ou attiré un lectorat gay. À vrai dire, depuis 2001, la situation a sensiblement changé et l’on trouvera sur internet quantité de considérations sur le sujet, souvent recopiées d’une page à l’autre…
        De manière non équivoque — mais pas isolée pour autant — T. Disch a été l’un des premiers auteurs de SF a faire figurer des personnages importants ouvertement homos dans ses récits : Shrimp, lesbienne au premier plan de la longue nouvelle 334 (1972) ; Bing Anker, personnage homo du Businessman (1984) ; etc. Mais un Robert Silverberg en a fait presque autant dans L’oreille interne (quelque peu homophobe) puis surtout avec le personnage (positif) de Ned dans Le Livre des cranes (deux romans publiés en 1972 comme 334).
        À la différence de Samuel Delany, auteur d’ouvrages à la limite de la pornographie (The Tides of Lust, 1973 ; Dhalgren, 1975 ; Hogg, 1995), Thomas Disch a inscrit son expérience de l’homosexualité de façon extrêmement allégorique dans ses œuvres, et tout particulièrement dans celle dont c’est le sujet central : Sur les Ailes du chant (On Wings of Song, 1979). Patrice Duvic avait déjà remarquablement analysé le sous-texte gay de ce roman en 1981 :

Ce thème [de l’homosexualité] occupe une place primordiale dans Sur les ailes du chant que la critique new-yorkaise salua comme le Candide homosexuel.

Ce roman nous raconte la vie de Daniel Weinreb. Sa jeunesse dans l’Iowa d’abord, avec le retour de sa mère qui avait déserté le domicile conjugal pour apprendre à « voler » à New York, mais revient quelques années plus tard sans y avoir réussi.

La curiosité et bientôt l’obsession de Daniel pour tout ce qui touche au vol, dans un État puritain où celui-ci est interdit, en fera un être à part. « À l’âge de onze ans, Daniel se prit d’une passion pour les fantômes ; ainsi que pour les vampires, les loups-garous, les insectes mutants et autres envahisseurs bizarroïdes. Vers la même époque — et en grande partie à cause de leur goût partagé pour le monstrueux — il tomba amoureux d’Eugène Mueller... ». Eugène qui d’ailleurs n’hésitera pas à l’abandonner lors d’une escapade à Minneapolis, le laissant dans une situation qui le mènera dans un camp de travail sous l’accusation de « vente de journaux interdits dans l’État d’Iowa ».

À la sortie, Daniel retournera à l’école et finira par épouser Boa Whiting, la fille de l’homme le plus riche d’Iowa. En voyage de noces, ils s’arrêteront à New York et se rendront immédiatement dans les locaux de l’Agence Nationale pour l’Envol où se trouvent de petits studios munis de tout l’appareillage électronique pour faciliter le « vol ». Théoriquement, rien de plus simple que de voler : il suffit de chanter avec sentiment pour décoller, quitter son propre corps et devenir une fée, explorer les étoiles, se plonger dans la contemplation et l’extase mystique et revenir lorsqu’on le souhaite dans son corps que des machines se chargent de maintenir en vie. Boa, bien sûr, s’envolera immédiatement, mais Daniel, lui, restera cloué au sol.

Treize ans plus tard, Boa (un prénom significatif) n’a toujours pas réintégré son corps et, pour le maintenir en vie, Daniel, qui rêve toujours de voler et écrit des chansons, doit travailler dans un gymnase. Mais bientôt on lui offre un emploi d’huissier au Metastasio, le théâtre lyrique à la mode avec le revival du Bel Canto. Là, il devient l’objet des désirs d’Ernesto Rey, le plus fameux castrat de l’époque, qui le forcera à devenir un « phoney » en teignant sa peau en noir « à l’exception des joues de manière à ce qu’il puisse rougir » et à porter une ceinture de Chasse Gardée. Daniel accepte ces humiliations pour pouvoir continuer à payer l’entretien du corps de Boa. Il y gagnera d’apprendre à chanter et deviendra même une vedette avec le Succès de l’opérette Le temps des lapins jolis, sans toutefois réussir à voler.

Un roman qui n’hésite pas à accumuler les symbolismes. Le vol tout d’abord, métaphore sexuelle bien connue, où l’on se transforme en fée (en anglais « fairy » veut dire « fée » mais aussi est l’équivalent de notre « tante »). Ensuite la maîtrise du chant : les leçons qu’on propose à notre héros y sont toujours liées à une acceptation de l’homosexualité, que ce soit dans le camp de prisonniers ou plus tard avec Ernesto Rey. Enfin, le succès viendra avec un déguisement en petit lapin joli, succès qui d’ailleurs n’est qu’une acceptation de son échec. […]

                                                        P. Duvic, préface du Livre d’or de la science fiction : Thomas Disch,   
                                                        Presses pocket, 1981, p. 26-28.

 

        Un spécialiste pourrait certainement raffiner bien davantage cette analyse. Je ne serais pas étonné qu’existât déjà ou fût en gestation un travail savant qui décortiquerait méticuleusement la façon dont l’homosexualité est figurée dans les œuvres de Thomas Disch. J’ai l’intuition qu’il y aurait bien des choses à dire…

        Le lecteur patient aura compris au fil de ce texte l’une des raisons principales qui ont fait de Thomas Disch un compagnon de mon adolescence, en une époque où les figures homos dans les livres n’étaient pas aisées à rencontrer. Il y aurait eu pire compagnonnage que celui-ci, car lire et comprendre les œuvres d’un écrivain de cette sorte était une forme d’éducation de l’esprit. En revanche, je ne mesure qu’aujourd’hui, en le relisant, l’influence qu’il a pu avoir sur moi.

 

Ouvrages encore disponibles en français :

Sur les ailes du chant, Folio SF, 2001 (réédition).

Poussière de lune, Denoël, « Présence du futur », 1999 (nouvelles, rééd.).

(avec John Sladek), Black Alice, Rivages, « Rivages Noir », 1993 (roman policier).

Le Businessman, Denoël, « Présence du futur », 1985 (roman d'horreur).

L'Homme sans idées, Denoël, « Présence du futur », 1983 (nouvelles).

 

Ouvrages majeurs (dans l'ordre chronologique) :

1965, The Genocides, Berkley Books, N. Y. Trad. fr. : Génocides [OPTA, 1970 ; Robert Lafont, « Ailleurs & Demain classiques », 1977; J'ai Lu, 1983 ; Le Livre de poche, 1990]. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.

1967, Concentration Camp, London, Rupert Hart-Davis. Trad. fr. :Camp de concentration [OPTA, 1970 ; Robert Lafont, « Ailleurs & Demain classiques », 1978 ; J'ai Lu, 1983]. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.

1968. Under Compulsion / Fun With Your New Head, N.Y., Doubleday. Trad. fr. : Poussière de lune, Denoël, « Présence du futur », 1973.

1972. 334, London, MacGibbon & Kee. Trad. fr. : 334, Denoël, « Présence du futur », 1976. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.

1976. Getting into Death, London, Rupert Hart-Davis. Trad. fr. : Rives de Mort, eds Henri Veyrier, coll. «Off », 1978.

1979. On Wings of Song, London, Gollancz. Trad. fr. : Sur les Ailes du chant [Denoël, « Présence du futur », 1980 ; Folio SF, 2001].

1981. Le livre d'or de la science fiction : Thomas Disch, Paris, Presses Pocket. Anthologie réunie et présentéée par Patrice Duvic (épuisée hélas).

1982. The Man Who Had No Ideas, London, Gollancz. Trad. fr. : L'Homme sans idées, Denoël, « Présence du futur », 1983.

1984. The Businessman, London, Jonathan Cape. Trad. fr. : Le Businessman, Denoël, « Présence du futur », 1985.

1991. The M. D.: A Horror Story, N. Y., Harper & Collins. Trad. fr. : Le Caducée maléfique [Julliard, 1993 ; Presses pocket, « Terreur », 1999].

1994. The Priest : A Gothic Romance, N. Y., Millenium. Non traduit à ce jour.

1998. The Dreams Our Stuff is Made Of. How Science Fiction Conquered the World , N. Y., Simon & Schuster. Non traduit à ce jour.

1999. The Sub : A Study in Witchcraft, N. Y., Alfred Knopf. Non traduit à ce jour.

2005. On SF. Ann Arbor, University of Michigan Press. Non traduit à ce jour.

2008. The Word of God, N. Y., Tachyon publications, à paraître le 1er août 2008.

Liens :
Wikipédia
Le cafard cosmique
Biographie en français
Nécro dans The Guardian

Nécro dans le New York Times
Une interview très riche (en anglais)

"Remembering Thomas Disch" by Elizabeth Hand (la nécrologie la mieux informée)
En contrepoint, un discours violemment hostile par un "libertarien" assez déplaisant (mais c'est instructif)

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