Une autobiographie en rose (suite)
Au printemps 1984, ma mère avait obtenu sa mutation pour le Sud-Ouest. Elle était partie avec mon petit frère, tandis que mon père et moi restions en région parisienne, lui pour son travail, moi pour passer le bac (il n'y avait pas de russe première langue dans la ville où elle était nommée). Un an après, mon bac C en poche, j'ai quitté la ville de ma jeunesse pour entrer en classes préparatoires à Toulouse. J'ai quitté Guillaume, Pierre, Cyril, et tous les autres. J'ai laissé mes amis, du moins provisoirement. Dans mon nouveau lycée, j'ai découvert un autre univers. J'y ai passé trois années rayonnantes, peut-être les plus belles de ma vie (avec les quatre suivantes). J'ai rencontré un nombre incroyable de gens marquants. En revanche, s'il y avait des gays dans mon entourage, ils étaient encore au placard. D'une manière générale, il y avait une écrasante majorité de filles, et les quelques garçons étaient soit asexués soit déjà en couple avec une petite amie. Nous cotoyions les élèves du lycée, et il y en avait beaucoup de mignons, mais ils étaient jeunes (de plus en plus jeunes à mesure que je vieillissais !)...
Dans mon désert est apparu Frédéric. Quand je l'ai vu pour la première fois en hypokhâgne, je l'ai trouvé très laid. En plus, il s'est rapidement avéré que nous n'étions pas du même bord politique. Après une année à nous regarder en chiens de faïence, la fréquentation d'une amie commune a fini par nous rapprocher. Au fil de discussions toujours plus nourries, nous avons fini par réaliser que nous avions une commune attirance pour la gent masculine, même si Frédéric a toujours eu du mal avec ça. Durant nos deux années de khâgne, nous passions beaucoup de temps à chroniquer les mignons de la cour du lycée, qui avaient tous un sobriquet. Il y avait "Vert-Beaudet", habillé comme un modèle de catalogue, "Encolpe" et son "Giton" supposé, David, dont nous avions trouvé la fiche à la vie scolaire, le "hautboïste" (qui était trompettiste, en fait, mais le hautbois avait davantage d'attraits). Le soir, nous prenions souvent un verre au bar des Acacias, dans mon quartier, et nous passions de longues heures à délirer. Frédéric se permettait des choses que je n'aurais jamais envisagées : il achetait des magazines dans des sex-shops. Il avait notamment un faible pour une revue appelée Beach Boys, qui a été plusieurs fois saisie, et dont le directeur était un personnage plusieurs fois condamné dans des affaires de pédophilie. À l'époque, je n'avais pas une opinion très ferme sur ce sujet, même si les garçons non pubères ne m'attiraient pas. C'est ultérieurement que j'ai adopté une posture disons "légaliste" sur ce sujet (c'est-à-dire en gros que je trouve les lois françaises raisonnables en la matière, et que je trouve normal que les adultes ayant eu des voies de fait sur des mineurs de moins de 15 ans soient punis, ainsi que les adultes "ayant autorité" sur des 15-18 ans). Frédéric en revanche ne pouvait concevoir une relation avec un homme de notre âge ou plus âgé, et l'idée de la sodomie lui faisait horreur. Je n'ai jamais su si c'était là une affaire de goût ou si c'était une façon pour lui de cantonner ses tendances homosexuelles. En tout cas, si nos attirances n'étaient pas les mêmes, nous partagions à tout le moins un monde de confidences où il nous était possible de parler sans tabou.
Quand je repense à ces années toulousaines, je ne peux m'empêcher d'y voir un beau gâchis sentimental. J'étais jeune, j'étais semble-t-il très mignon. Mes copines disaient que j'avais quelque chose de spécial dans le regard (sensuel ou sexuel, mais à l'insu de mon plein gré !). Je me dis rétrospectivement que j'étais très inconscient de tout cela. Je ne le réalisais que très confusément, et par bribes. Je savais que je séduisais, les filles en tout cas. Quand je leur révélais que j'étais gay, elles étaient parfois "rancunières", alors même qu'il ne s'était rien passé. Peu ou prou, ma sexualité, ou du moins mes inclinations sexuelles, n'étaient pas un secret, sauf pour un ou deux copains dont je redoutais l'homophobie, et les deux ou trois amies implicitement amoureuses que j'avais peur de blesser en leur avouant que j'étais une cause perdue. Face à l'absence de garçons disponibles, il aurait fallu que je sorte de la cour du lycée et que je m'aventure dans la ville. Mais je n'avais pas le dixième de l'imagination nécessaire, presque pas d'argent en poche et des soucis d'étudiant raisonnable. En outre, les années mortelles du SIDA battaient leur plein (on était en 1985-1988). Le peu que je savais de la vie gay (les boîtes, la drague) ne m'incitait pas à y participer. J'avais peur des hommes plus âgés. Et, foncièrement, je cherchais mon Roméo, pas une aventure éphémère. L'attraction physique trouvant sa source dans les traits du visage, j'étais d'une grande intransigeance. Comme je vivais avec de petits moyens (mes parents étaient dans une mauvaise passe), je ne sortais quasiment jamais. Après le repas du soir, je rentrais tranquillement chez moi, souvent en compagnie de Frédéric, qui habitait un peu plus loin. Mes rares sorties étaient cinéphiles. Je vivais mes attirances un peu dans les films, mais surtout dans les livres : Le jardin d'acclimatation d'Yves Navarre, Hervé Guibert, Renaud Camus (qui m'ennuyait), Thomas Disch, Patrick White... C'est durant ces années-là que je suis devenu un "décrypteur" de textes. Une bonne partie de cette compétence tenait à ma sensibilité gay frustrée. C'est d'ailleurs un trait commun à de nombreux homo- ou bisexuels exerçant des métiers liés à l'art ou aux questions sociales. Chercher le petit détail à la marge faute de nourritures plus consistantes a développé chez eux une virtuosité dans l'interprétation du microscopique ou du dissimulé. Je considère que je suis typique de cette "carrière" (comme dirait Howard Becker).
J'ai arrété de fumer depuis 16 ans : fumer tue !
Faute de temps ou faute d'ambition, j'ai quitté Toulouse entièrement vierge d'expérience sentimentale partagée. Comme j'avais réussi le concours d'entrée dans une grande école, je suis parti sans regrets. J'ai passé l'oral en juin 1988. J'étais logé dans la résidence de l'école. J'éprouvais un plaisir béat à être là. Il y avait de très beaux garçons sur le campus, et un admissible qui ressemblait étonnament à Hervé. Comme j'avais toujours l'adresse de mon amour d'adolescence, et que la ville de son enfance jouxtait celle où je me trouvais, je me suis rendu sur les lieux quelques jours avant les résultats. C'était un jour grisâtre et froid, comme il y en a souvent en juin en région parisienne. Son immeuble était une petite résidence peinte en blanc, isolée au milieu d'une zone pavillonnaire. En examinant les boîtes-aux-lettres, j'ai constaté qu'il n'y avait plus de famille G. à cette adresse. J'étais triste, car je m'étais promis de le retrouver coûte que coûte. Le lendemain, j'avais pris froid, mais j'intégrais l'école à un rang flatteur.
Voyage en Sicile, octobre, fumeur pour encore quelques années
Sitôt devenu élève, j'ai ressenti un climat assez différent de mon printemps idyllique. Je faisais partie d'une section assez masculine. Il est rapidement devenu clair à mes yeux que le climat y était assez pénible. Nos caïmans avaient des comportements assez machos et les élèves des différentes promotions avaient une sorte de rage à étiqueter tout le monde. J'ai participé à un voyage en Sicile durant lequel j'ai découvert l'importance des coteries, des ragots et des spéculations sur la sexualité de tel ou telle. Il y avait à ce voyage un splendide garçon prénommé Marc. Au départ, il m'avait intimidé par son allure. Il faisait partie d'un groupe de "Versaillais" dont je trouvais les attitudes particulièrement bourgeoises. Marc était presque toujours flanqué d'un élève de deuxième année que je trouvais vipérin. Au bout de deux ou trois jours, j'ai commencé à comprendre que Marc se comportait avec moi un peu comme Pierre quatre ans plus tôt. Quand nous nous croisions, je sentais le même désordre en lui, la même façon de laisser fondre un masque. J'ai fait celui qui ne se rendait compte de rien. Pourquoi ? Est-ce que j'avais peur de me tromper sur son compte ? Est-ce que j'avais peur de l'échec ? À l'époque, je me suis dit que ses fréquentations étaient rédhibitoires, et que je ne tenais pas à faire partie de leur groupe. Surtout, il y avait ce Stéphane, aussi laid que méchant. Plus tard, j'ai appris qu'ils formaient déjà un couple à l'époque. J'ai un grand regret de ne pas avoir dérobé Marc à sa vipère, mais il n'est pas sûr qu'il se serait trouvé mieux avec moi, ni même que j'aurais réussi dans cette entreprise, malgré ma mignardise.
Je me suis rapidement fait des amis dans ma section, des gens aux antipodes des "Versaillais", proches de moi par la position et les valeurs : provinciaux, internes, hostiles à une certaine forme de comportement grand bourgeois. Le prix à payer fut de l'ordre de l'identité. Avec mes nouveaux amis, c'est devenu une impossibilité presque mutilante que de m'affirmer gay. A sans doute également joué ma première "histoire" sérieuse avec une fille (une farce tragique, mais qui m'a ébranlé dans mes certitudes sur mes désirs). De fait, et sans l'avoir véritablement décidé, je me suis remisé dans un placard, comme je n'en avais pas connu depuis le lycée (voire pire). Il ne s'agissait pas tant d'une crainte de comportements homophobes que d'un refus de me voir attribuer une étiquette qui devait me sembler aliénante. Pourtant, c'est dans ces années que certains élèves de l'école ont commencé à affirmer haut et fort leur identité sexuelle. Ils n'étaient pas très nombreux, formaient un groupe soudé, et je pense qu'ils ont contribué à faire éclater certaines barrières. Malheureusement, je n'avais aucun atome crochu avec ces individus-là en particulier, que je trouvais déplaisants en raison de leurs fascinations droitières. Il m'est même arrivé une fois, un soir où j'étais ivre, de couvrir d'insultes homophobes deux d'entre eux qui discutaient dans le couloir à deux heures du matin. Il va de soi que ce souvenir me procure encore une honte cuisante. Il faut dire également que l'un d'entre eux avait eu une liaison durant plusieurs mois avec un garçon (hétérosexuel) pour lequel j'avais une grande attirance. La jalousie a-t-elle motivé mon comportement ? En tout cas, je ne me suis même pas excusé. Plus tard, je me suis en revanche lié avec plusieurs couples de filles, avec lesquelles je me sentais nettement plus en affinité.
Dans ma section, l'homosexualité était majoritairement regardée avec un rien d'ironie méprisante. Certains de mes profs ont parfois tenu des propos sur tel ou tel, qui étaient supposé-e "en être", qui me faisaient exploser. Je crois que j'ai commencé à réaliser à cette époque qu'il existe, à côté de l'homophobie bête et méchante, une autre version, plus sophistiquée, qui se dissimule sous les apparences de l'ouverture. Mais en réalité elle est animée par une condescendance abyssale. C'est une homophobie élitaire dans laquelle chacun a son "ami pédé", comme on pourrait avoir un "ami nègre" ou "un ami juif". Mes amies adoraient Le jardin d'acclimatation d'Yves Navarre et se précipitaient voir les films d'Almodovar. Mais un gay dans la vraie vie était une personne vaguement misérable et inaboutie. Quant aux amis hommes, j'avais tellement peur qu'ils me mettent à distance ou qu'ils puissent s'imaginer que j'éprouvais autre chose pour eux... Du côté de l'université, j'ai retrouvé le bon vieux climat de mes études scientifiques au lycée. Je me souviens d'un voyage d'étude à Amsterdam, les vannes lourdes, l'ambiance de caserne. Mais le pire est venu en écoutant des condisciples parler de questions sociales. Les opinions conventionnelles pour tout dire "naïves" sur la société étaient monnaie courante. Seuls ceux qui avaient une culture sociologique échappaient à ce climat. Il y allait de l'homosexualité comme de bien d'autres sujets. Si la très grande majorité votaient à gauche, ils étaient extrêmement conventionnels sur les questions de "mœurs", même s'ils ont pu évoluer depuis.
"Garden Party", juin de mes 22 ans
Être à nouveau au placard ne m'empêchait pas d'espérer, et je m'étais promis de « tout dire » le jour où j'aurais enfin trouvé le garçon de mes rêves. Mais comme au lycée ou à Toulouse, si je sortais, c'était pour aller au cinéma, au restaurant ou chez des amis. L'idée de fréquenter des lieux gays demeurait dans les limbes, pour des raisons qui n'avaient pas varié. J'avais beau gagner ma vie, être libre comme l'air, je ne faisais rien de cette liberté. Et le SIDA soufflait toujours son air fétide dans le ciel de mes rêves. Durant mon année de maîtrise, alors que j'aurais pu passer bien du temps dans des lieux hospitaliers, je restais confiné à l'école, soupirant après des garçons inaccessibles, ou dont les placards étaient mieux verrouillés que le mien. En troisième année, j'ai préparé l'agrégation. Je ne saurais dire que j'étais ardent au travail. En revanche, j'ai vécu deux passions intenses. Franck était un petit savoyard aux yeux bleus, aux traits doux, avec un comportement assez efféminé. L'année précédente, alors qu'il était admissible et logé pour passer l'oral, je l'avais trouvé séduisant. L'année d'après, il est devenu la coqueluche des gays de l'école ! Il était très gentil avec les uns et les autres, mais de mon observatoire éloigné, j'ai bien vu qu'il se contentait d'être gentil, avant d'apprendre qu'il était une cause perdue. Entre temps, il avait bien saisi le manège de mes yeux, mais comme je n'avais pas la témérité des autres, il pouvait se contenter d'ignorer mon existence. Plus tard, nous sommes devenus assez amis, mais il a toujours conservé une certaine distance. Il en va autrement pour Ian. Après Pierre et Marc, il est le troisième garçon à m'avoir témoigné un intérêt qui pouvait être réciproque. Ian était un roux flamboyant, d'origine anglaise, garçon dodu et très affable. Il a fallu deux mois pour que je voie chez lui les effets du désordre et de la cire qui fond... Tout à mon intérêt pour Franck, je le considérais d'assez loin, jusqu'à ce jour de janvier où il est venu me faire la bise. J'avais organisé une soirée pour mon anniversaire, et comme à l'accoutumée j'avais passé mon temps derrière les platines à faire danser les autres. Sur la fin, il est apparu avec une amie. Quand tout a été fini, alors que je ne le connaissais pas, il m'a embrassé sur les joues. Alors a commencé une lente période de rapprochement qui a duré un ou deux mois. Néanmoins, il disparaissait fréquemment les week-ends et tenait soigneusement sa vie "civile" en-dehors de nos discussions. Mes amis se demandaient souvent comment cet individu avait pu débarquer dans ma vie. Un soir, alors que plus rien ne semblait devoir évoluer, prenant mon courage à deux mains, j'ai fait une chose inimaginable: sous la table, j'ai placé ma jambe contre la sienne ! Il ne s'est pas dérobé, mais n'a pas réagi à mon geste. Après le dîner, il s'est évanoui dans la grisaille du soir. Par la suite, il s'est mis à disparaître plus souvent. Il était cordial mais distant. Puis un dimanche soir, j'ai constaté qu'il y avait quelqu'un dans sa chambre, une fille à lunettes que je ne connaissais pas. Ce n'était pas une élève. Il venait de rentrer de sa ville de province dans sa deux-chevaux. La voyant assise à la fenêtre, j'ai compris : Ian avait une girlfriend, et sans doute depuis longtemps. Cela m'a au moins permis de comprendre. Les quelques fois où je l'ai croisé au printemps, il m'a manifesté de l'intérêt. Il m'a même dit avoir cherché sur le minitel si j'étais admissible à l'agrégation. Il a continué à s'intéresser à moi, mais sans moi... Cette histoire a fini de me décourager lorsque, à la rentrée suivante, j'ai appris qu'il était parti pour deux ans en Angleterre.