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Plus tard ou jamais [Call Me By Your Name] d'André Aciman

André Aciman, Plus tard ou jamais, traduit de l’anglais (USA) par Jean-Pierre Aoustin, éditions de l’Olivier, 2008.

 

 

En un lieu comme un autre de la Riviera italienne, dans un passé vieux de vingt ans, Elio revient sur l’été de ses dix-sept ans et la liaison qu’il vécut alors avec Oliver, un jeune universitaire américain reçu en résidence chez ses parents. Même si aucune étiquette ne vient frapper cette histoire, il s’agit sans doute d’un des plus beaux romans d’amour entre deux hommes qu’il m’ait été donné de lire ces dernières années. L’homosexualité est une dimension ambiguë du livre (au reste, les deux protagonistes pourraient être considérés comme rigoureusement bisexuels…), à la fois fondamentale et comme tenue à distance par le narrateur (Elio a au moins trente-sept ans lorsqu’il la raconte).

Le lendemain on joua au tennis en double et, pendant une pause, alors que nous sirotions les citronnades de Mafalda, il posa sa main libre sur mon épaule et la pétrit doucement, en un simulacre de massage amical. Le tout très copain-copain. Mais j’étais si subjugué que je me dérobai vivement à son emprise, parce qu’un moment plus tard je me serais ramolli comme un de ces petits pantins articulés dont le corps s’effondre dès qu’un ressort est touché. Surpris, il s’excusa et me demanda s’il avait pressé « un nerf ou quelque chose » — il n’avait pas voulu me faire mal. Il devait se sentir mortifié s’il pensait qu’il m’avait fait mal ou touché d’une manière gênante pour moi. La dernière chose que je voulais, c’était le décourager. Je bredouillai quelque chose comme « Ça ne m’a pas fait mal », et j’en serais resté là, mais si ce n’était pas la douleur qui avait provoqué une telle réaction, qu’est-ce qui pouvait expliquer que je m’étais écarté si brusquement de lui devant mes amis ? Alors j’adoptai l’expression de quelqu’un qui s’efforce, vainement, de cacher une grimace de douleur. (p. 25-26)

Cela pourrait se passer dans les années 1980, n’en déplaise aux efforts de l’auteur pour estomper l’ancrage du récit dans une époque précise (sinon son épilogue). La villa familiale forme un havre paradisiaque, ouvrant sur d’autre coins (« spots ») égrenés dans les environs : la ville de « B », sa piazzetta et son afflux humain, le « tertre de Monet », refuge d’Elio, la plage où Shelley s’est noyé, et encore d’autres accès à la mer… Cette existence estivale, simplifiée à l’extrême, ouvre de vastes plages de loisirs et de rêverie. Tout l’effort de réminiscence dont le livre est fait s’attache à celles-ci, sous le regard souverain d’un garçon de dix-sept ans, ses conjectures, pulsions et répressions.

La souffrance et la joie d’une nouvelle rencontre, la promesse de tant de bonheur presque à portée de main, les tâtonnements maladroits avec des gens sur lesquels je pourrais me méprendre, que je ne veux pas perdre et dont je dois sans cesse anticiper les réactions, ma ruse désespérée avec ceux que je désire et dont je rêve d’être désiré, les écrans que je dresse si bien que, entre moi et le monde, il semble y avoir non pas une seule mais plusieurs portes coulissantes en papier de riz, l’envie de brouiller et débrouiller ce qui n’a jamais été vraiment codé en premier lieu — tout cela a commencé l’été où Oliver est venu chez nous. C’est dans chaque chanson qui fut un succès cette saison-là, dans chaque roman que je lus pendant et après son séjour, dans toute chose, de l’odeur de romarin quand il faisait très chaud au chant effréné des cigales l’après-midi — odeurs et sons avec lesquels j’avais grandi et que j’avais connus chaque été de ma vie jusque-là, mais qui prenaient soudain un relief inhabituel et évoqueraient à jamais pour moi les événements de cet été-là. (p. 19)

Jusqu’à un certain point, Plus tard ou jamais pourrait se lire comme l’histoire, relativement linéaire, d’un amour d’été, avec son cadre (idyllique), sa galerie bigarrée de personnages secondaires (famille, domesticité, voisins), ses étapes, hésitations, revirements, et son terme annoncé. Mais le narrateur, pas dupe, a ménagé de nombreuses chausse-trappes, ellipses, modulations, qui brouillent le canevas (pour peu qu’on s’y attarde). L’incertitude trouve moins son principe dans les failles de la mémoire d’Elio que dans les effets secondaires d’un point de vue unique : les spéculations sophistiquées, alambiquées, d’un jeune homme, recréées vingt ans après. Lorsqu’elles se trouvent démenties ou lézardées, c’est l’ensemble de l’échafaudage narratif qui se tasse sur lui-même. La frontière entre rêveries et accomplissements est ténue et il suffit de quelques pages pour qu’elle se déplace, au gré d’actualisations de la mémoire. Et si Oliver garde l’essentiel de son opacité jusqu’au terme du roman, c’est un magnifique portrait de jeune homme, ignorant de lui-même malgré sa sagacité, qui se dégage d’Elio, dans le miroir de son moi ultérieur, fait narrateur.

Ou bien, quand je ne m’exerçais pas à la guitare et qu’il n’écoutait pas de la musique avec son casque sur les oreilles, toujours avec son chapeau de paille sur le visage, il rompait soudain le silence :

« Elio.

- Oui ?

- Que fais-tu ?

- Je lis.

- Non, tu ne lis pas.

- Je pense, alors.

- À quoi? »

Je mourais d’envie de le lui dire.

« C’est personnel, répondais-je.

- Alors tu ne me le diras pas ?

- Alors je ne te le dirai pas.

- Alors il ne me le dira pas », répétait-il pensivement, comme s’il expliquait la chose à quelqu’un d’autre.

Comme j’aimais cette façon qu’il avait de répéter ce que je venais moi-même de répéter. Cela me faisait penser à une caresse, ou à un geste totalement accidentel la première fois mais qui devient intentionnel la deuxième et encore plus la troisième. Cela me rappelait la manière dont Mafalda faisait mon lit chaque matin, d’abord en repliant le drap du dessus par-dessus la couverture, puis en le repliant encore sur les oreillers, et une fois de plus sur le couvre-lit, si bien que j’avais le sentiment qu’il y avait là entre tous ces plis la promesse de quelque chose d’à la fois fervent et indulgent, tel un consentement dans un instant de pardon. (p. 39-40)

Ce roman est un creuset où des ambiances de roman familial voisinent avec des inspirations plus contemporaines (entre autres des flambées de crudité sexuelle assez incongrues). Les langues s’entremêlent (davantage dans le texte original d’ailleurs, où le français a une place tierce), la culture la plus exigeante voisine avec des bouffées de prosaïsme, un libéralisme grand-bourgeois recouvre des tabous violents. L’ambiguïté est partout. Et de l’histoire, le Elio-narrateur n’a gardé que des fragments : moments d’inflexion, séquences brèves, gardant volontiers hors champ ce qui relevait d’un temps apaisé, de l’accomplissement après les coups de dés. Il en ressort une temporalité en accordéon, avec de nombreux sauts. Les moments répétés n’ont qu’une place ténue, plutôt au début du roman, et vont en s’estompant.

Ce fut, je pense, la première fois que j’osai vraiment le regarder dans les yeux. D’ordinaire, je jetais un coup d’oeil et puis je détournais les miens — parce que je ne voulais pas nager dans l’eau claire de ses yeux sans y avoir été invité, et je n’attendais jamais assez longtemps pour savoir si ma présence y était souhaitée; parce que j’étais trop effrayé pour regarder quiconque dans les yeux ; parce que je ne voulais pas me trahir ; parce que je ne pouvais pas m’avouer à quel point il comptait pour moi. Et parce que ce regard dur qu’il avait parfois me rappelait toujours combien il m’était supérieur et comme j’étais loin au-dessous de lui. Maintenant, dans le silence de ce moment, je le regardais en face, non pour le défier, ou pour lui montrer que je n’étais plus timide, mais pour capituler, pour lui dire voilà qui je suis, voilà qui tu es, voilà ce que je veux, il n’y a plus que la vérité entre nous, et là où se trouve la vérité il n’y a pas de barrières, pas de regards fuyants, et si rien n’en sort, qu’il ne soit pas dit que nous ignorions toi et moi ce qui aurait pu arriver... Je n’avais plus le moindre espoir. Et peut-être le fixais-je ainsi parce que je n’avais plus rien à perdre. C’était le regard pénétrant, « je-te-défie-de-m’embrasser », de celui qui brave et fuit d’un seul et même mouvement. (p. 97-98)

Les scènes saillantes sont donc particulièrement importantes, même si André Aciman s’est évertué à les délester de tout aspect dramaturgique. Plus tard ou jamais n’est ni un drame, ni une tragédie, et encore moins un mélo. Et malgré les moments comiques, ou subtilement sarcastiques, ce n’est pas vraiment un roman humoristique. Par évitements successifs, la narration semble se tenir à l’écart de tout genre identifiable et, à rebours de toute l’intensité de sentiments qui peut la traverser, elle a une dimension foncièrement matérielle, immanente, terrienne, anti-romantique (ce qui parfois confine au tour de force, pour une histoire d’amour). Le style des dialogues rappelle Flaubert et certains pourraient sans doute discuter l’influence de Proust (dont Aciman est un « spécialiste » notoire).

 

Pourtant, la prose infiniment souple, riche, ductile de ce roman n’a besoin d’être rapprochée d’aucune autre. Elle permet autant un plaisir au premier degré (car l’histoire est belle comme un paysage dégagé et changeant) qu’une lecture sophistiquée, assez nabokovienne (avec ses indices, ses jeux de miroirs, ses pièges). La traduction de Jean-Pierre Aoustin a gardé toute la jubilation et la souplesse du texte original. Grâce à quoi, rarement le sentiment de déperdition d'une langue à l'autre n’aura semblé aussi faible. À la restriction du titre cependant : Call Me By Your Name (« Appelle-moi par ton nom »), version originale, renvoyait à l’une des lubies érotiques d’Elio et Oliver (sous le signe de l’interversion des noms, des vêtements, des corps…). L’édition française a préféré une autre phrase redondante du roman (If not later, when ?), que le narrateur attribue à son moi de jeunesse comme un « schibboleth » — soit, en hébreu, un trait linguistique qui permet de distinguer un locuteur, ou « une épreuve décisive qui permet de juger de la capacité d’une personne » (selon le site le mot du jour). À travers cet exemple, néanmoins, émerge une autre facette d'un roman qui en comporte tant : sa façon gourmande d'entrecroiser diverses cultures et de les faire résonner ensemble.

 

Un des grands livres parus en 2008.

Rajout ultérieur : je voudrais signaler une interview en ligne (en anglais) d'André Aciman que j'ai découverte depuis que j'ai posté cette présentation. Elle m'a ouvert de nouvelles perspectives, tout en confirmant (il me semble) un certain nombre d'intuitions (concernant le prosaïsme du roman, notamment). La navigation m'a aussi permis de faire quelques mises au point : contrairement à ce que dit la 4e de couverture, l'auteur n'est pas un spécialiste de Proust : il a juste dirigé un livre qui recueille l'expérience de lecture que celui-ci a représenté pour des écrivains. Mais son champ de compétence académique serait plutôt la littérature des XVIe et XVIIe siècles, notamment française. 

 

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Dream Boy adapté par James Bolton

À propos de Dream Boy de James Bolton (2007), édité par Optimale (sortie le 13 mai 2009)

 

Je viens de visionner ce film, précédemment annoncé ici parce qu’il s’inspire d’un livre que j’aime. Je comprends désormais pourquoi il n’est jamais sorti en salles, en France du moins. Il fallait une vente directe en DVD pour ne pas éventer la médiocrité du résultat. L’affiche (kistsch et empruntée) est déjà annonciatrice de la laideur et du manque d’intérêt de la chose. L’histoire semble se dérouler de l’autre côté d’une vitre ou d’une plaque de verre, un peu ce qu’on ressent devant certains vidéoclips. Le spectateur assiste à une sorte de résumé laborieux du livre, mal joué, filmé à la sauvette.

Prenez un roman très dense et très écrit. Passez le dans une centrifugeuse pour n’en garder qu’un synopsis. Collez un décor qui vaudra « en gros ». Puis filmez la chose en ayant pour cahier des charges de n’oublier aucun épisode du résumé. Ça vous donnera le genre de résultat qu’est Dream Boy, le film, l’une des pires adaptations cinématographiques que j’aie vues dans ma vie. Adonné à sa très plate et ininspirée mise en images du livre, le réalisateur n’a même pas réussi dans ce modeste registre de l’illustration. La représentation de la « nature », par exemple, semble une sorte d’exercice parmi d’autres, qui donne lieu à quelques cadrages scolaires. La scène de la baignade, l'une des plus belles du livre, tombe complètement à plat faute d'une imagination plastique pour la faire palpiter et d'acteurs convaincants.
Ce qui manque le plus cruellement ici, ce sont des parti-pris de mise en scène, autrement dit un certain abord du matériau. Adapter un livre demande des choix, sinon le résultat est invertébré. L'argent semble avoir manqué.  Pourquoi ne pas avoir resserré le film sur les relations entre les personnages, dans ce cas ? Ou coupé dans la masse pour ne garder que quelques unes des inspirations possibles ? Au lieu de quoi, Bolton essaie de tout reprendre (scènes et thèmes) : la relation gay à l’adolescence, le climat religieux, l'homophobie, l’inceste, la nature, le fantastique, etc. Mais ça fait dix fois trop pour les petits bras de son film, qui ne retiennent rien. Il en ressort une impression de vacuité, de ratage.
Les acteurs sont mal choisis : celui qui joue Roy (Maximillian Roeg) est tout simplement inexpressif, celui qui incarne le père incestueux de Nathan (Thomas Jay Ryan) en fait des tonnes pour un résultat grotesque. Quant à Stephan Bender, il a au moins cinq ans de trop pour le rôle principal, on lui a donné une petite voix qui paraît complètement artificielle (ou sous-enregistrée ?). Les scènes où Nathan et Roy font leurs devoirs frisent le ridicule tant les acteurs ne sont pas crédibles (et il n’y va pas que de leur âge). Comme en plus Stephan Bender est plus grand, on ne croit pas un instant que son personnage pourrait avoir deux ans de moins que Roy : ça fait partie de ces choses qui sont dites dans le film mais qui n’ont aucun écho à l’écran.

Plusieurs scènes ressemblent aux préliminaires dans un porno amateur, et l’ensemble de ce contenu « érotique » finit par occuper une vaste place, au détriment du reste. Quand on a vu les deux acteurs retirer leur tee-shirt pour la quatrième ou la cinquième fois, on a envie de dire : « passez à autre chose ! » (on pourrait se passer complètement de ces scènes érotico-soft). Il n’en reste d'ailleurs que des gestes cliniques et des images à la David Hamilton, pesants arrêts sur image qui sentent la guimauve (on a un aperçu de cette esthétique avec le cliché ci-contre). Et il y aurait tant à dire sur l'interminable et insupportable scène de viol, dont l'étirement relève selon moi de la complaisance pornographique, pas d'une empathie pour le personnage de Nathan.
 
Pour avoir vu ailleurs une déferlante de commentaires enthousiastes, je sais que cette critique ne va pas plaire à tout le monde. Tant pis pour le consensus. Un film mal fichu, sans imagination cinématographique, même basé sur des sujets très forts, reste un navet. Passer sur les défauts et adhérer envers et contre tout fait surtout les affaires d'éditeurs et de producteurs peu scrupuleux.

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En mai : Dream Boy version filmée, Le Jardin d'acclimatation réédité

Navarre-jardin-2009.jpgQuelques informations glanées ici et là. J'ai appris grâce au site Gay Clic qu'une adaptation du roman Dream Boy de Jim Grimsley par James Bolton (Eban & Charley) sortait en DVD le 13  mai. Et j'ai découvert sur Amazon que les éditions H&O allaient republier Le Jardin d'acclimatation d'Yves Navarre (Nota bene ultérieur : cette réédition est finalement parue en octobre 2009), dans leur collection de poche. S'agissant de deux livres que j'aime énormément, je me réjouis qu'une nouvelle chance leur soit donnée. Je ne sais pas si je pousserai l'enthousiasme jusqu'à publier de nouvelles critiques, mais il y a déjà des bricoles sur ce site si on suit le lien ici.

 

Pour les paresseux, je recopie ma présentation de Dream Boy :

« Nathan est un adolescent ballotté de maison en maison par ses parents, fuyant un lourd et pesant secret dont il est la victime. À l'occasion d'un énième déménagement et de son arrivée dans une petite localité piétiste du Sud des États-Unis, il devient le voisin de Roy, jeune homme à peine plus âgé dont il tombe profondément amoureux. Rapidement, l'un et l'autre réalisent leur commune attirance, à cette nuance que Roy peine à assumer pleinement leur passion. Mais les deux garçons doivent affronter la pesanteur des tabous d'une Amérique rurale confite en religion, les ambiguïtés de Roy et le lourd passé de Nathan, poursuivi par un horrible secret familial.

Ce livre de Jim Grimsley, le dernier traduit en français à ce jour, est un délice, sans doute son oeuvre la plus réussie. L'écriture est moins réaliste et plus poétisée que dans les premiers livres traduits de Grimsley. La délicatesse extrême avec laquelle il dépeint les sentiments de Nathan est un pur enchantement, de poésie et de grâce. Il excelle à rendre sensible tous les émois de son personnage principal, à le rendre extrêmement attachant. À aucun moment le livre, malgré son arrière-fond, ne bascule dans la vulgarité ou la facilité. Le chef d'oeuvre que l'on pouvait attendre de Jim Grimsley. »

 

Sur la question de l'adaptation d'un tel livre au cinéma, je voudrais dire deux choses, l'une relative au réalisateur, l'autre à ce que j'ai pu voir du résultat (des petits bouts). J'avais relativement apprécié un film précédent de James Bolton, Eban & Charley, qui se cognait un sujet casse-gueule : une histoire d'amour entre un adolescent de 15 ans et un homme qui en a presque le double (en sachant que le « cas » — on ne peut plus singulier, on dira — contournait la problématique de la pédophilie en mettant en scène un adulte immature et un garçon très mûr). Mais d'un point de vue strictement esthétique, c'était quand même un film limité…

J'attends de voir cette adaptation de Dream Boy avec un brin d'appréhension. Quand on a profondément aimé un livre, on a tendance à exiger une fidélité scrupuleuse d'une adaptation cinématographique. Or c'est un peu un paradoxe, car il n'y a rien à ajouter à un grand livre (et, assurément, c'en est un), et surtout pas une illustration visuelle. L’une des forces du roman est sa peinture extrêmement sensuelle de la nature américaine. Bolton est-il capable de filmer celle-ci  avec la même grâce qu'un John Boorman (Délivrance) ou un Jacob Aaron Estes (Mean Creek) ? Dans le livre, la relation entre Roy et Nathan est très particulière, inégale sur tous les plans (Nathan est une crevette, mais il a un courage qui fait contraste avec la veulerie de son amoureux). Pour ce que j'ai pu en voir, le casting perd complètement le paramètre de l'ascendant physique de Roy. Autre point sensible : le surnaturel joue un rôle trouble (comme dans d'autres romans « sudistes » de Grimsley), tant et si bien que la critique américaine n'a pas aimé la fin très indécise (et étrange) du livre. Pourtant, elle laisse toute sa place à l'imagination du lecteur. Le risque, après cela, est d'avoir édulcoré les contrastes et tout ce qu'il y a de malaisé, bref, ce qui sort le livre de l'ordinaire.

 

Les trois autres livres traduits de Jim Grimsley, Les Oiseaux de l'hiver, L'Enfant des eaux et Confort et joie ont été réédités en poche chez 10-18, mais pas Dream Boy. Est-ce dû à un échec commercial de l’édition grand format ? Ou est-ce parce que les autres se sont mal vendus en poche et que les éditeurs n’ont pas voulu prendre de risque ? Toujours est-il que ce merveilleux roman mériterait de rencontrer de nouveaux lecteurs...

 

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Et nos amours de Sean James Rose

Sean James Rose, Et nos amours, Denoël, 2009.

 

J’ai lu en février Et nos amours de Sean James Rose, un « premier roman » qui échappe aux idées communes sur cet exercice (la verdeur, et d’autres mots en « eur »…). Le nom m’était connu, car l’auteur est depuis longtemps critique littéraire, entre autres à Libération. Je l’avais tout particulièrement repéré car il est l’un de ceux qui parlent le mieux de l’œuvre traduite d’Erwin Mortier, ce prosateur flamand dont les habitués de ce site savent à quel point il compte à mes yeux. Sean James Rose a aussi traduit un roman du vietnamien : À nos vingt ans de Nguyên Huy Thiêp (aux éditions de l’Aube). C’est une plume déjà accomplie et ce roman en est la belle preuve. Il s’ouvre par un bref préambule, qui tient lieu d’avertissement ou de mode d’emploi :
 

Il n’y a de chronologique qu’un curriculum vitae. On a beau débrouiller l’écheveau de nos ans, chercher le fil d’Ariane, la logique séquentielle ne se révèle guère satisfaisante. La succession des nombres correspondant aux chapitres de ce livre représente l’ordre aléatoire que la mémoire du narrateur a bien voulu imposer au lecteur. C’est comme un jeu, pour passer le temps. On compte, disons jusqu’à cent, en l’espèce cent cinquante, et puis on cherche. Ce qu’on trouve c’est la fin.

En 150 fragments, donc, Et nos amours explore quatre destins ordinaires, quatre mémoires en éclats émoussés. Le roman s’ouvre avec Martin, qui a passé une jeunesse que certains diraient « dissolue », entre alcool, drogues, fêtes et séduction — car il a beaucoup séduit : des femmes surtout, et une en particulier, Hannah, qui a fini par renoncer. Il a aussi vécu un temps avec Pierre, critique littéraire, journaliste précaire, qui préfère les garçons (mais aucune étiquette ne vient marquer cette ligne de vie de son poinçon).

 

Il y avait des travaux dans l’appartement d’en face. Pierre avait aperçu dans la cour et sur le palier des ouvriers, étrangers, d’Europe de l’Est sans doute, leur langue lui avait paru slave. Parmi eux, il distingua un garçon, blond, qui malgré sa haute taille devait être le plus jeune. Les autres étaient des hommes mûrs. Lorsqu’il croisait Pierre, son regard rayonnait d’une curiosité candide. Tout indiquait qu’il ne parlait pas français. Un jour que Pierre avait fait tomber du courrier dans l’escalier, le garçon l’avait ramassé. Qu’est-ce que c’est ? Encore une enveloppe ajourée : l’électricité, le téléphone ? Pierre lui avait adressé quelques mots de remerciement, le garçon s’était contenté de sourire.

C’était un de ces lourds étés. Pas un souffle. On suffoquait. Pierre avait entrouvert sa porte. Il essayait de se concentrer sur son article. Dans la fente de lumière poudreuse, il aperçut une forme pâle. Dos élancé, blanche colonne offerte à l’ardeur du soleil, sur la nuque collaient des boucles de cheveux enfuies d’une casquette à la visière inversée : le jeune ouvrier peignait le cadre de la porte d’en face, sifflotant, torse nu. Pierre observa la gestuelle souple du garçon qui ne l’avait pas remarqué. La dynamique du pinceau faisait saillir chaque muscle du bras, provoquait une oscillation de l’omoplate. Pierre s’approcha. Il fut maintenant tout à fait dans le couloir. Le garçon se retourna soudain, surprit Pierre. Mince filet de reconnaissance, puis sourire franc. Les yeux de l’étranger dardaient une joie claire, vibrante de vitalité. Il ôta sa casquette, passa sa main sur les mèches trempées de sueur, lèvres toujours épanouies en large sourire. Pierre lui fit un signe. Mima le verre qu’on boit. Le garçon entra chez lui. Aussitôt servi, aussitôt bu. Le garçon avala l’eau d’une traite. Essuya sa bouche du revers de la main. Planta son regard dans celui de Pierre. Copeaux de temps suspendus. L’envie circule sans mot. […](p. 222-223)

À l’heure des bilans, faute d’attendre Martin ou des jours meilleurs, Pierre s’est installé dans une vie plus tranquille d’enseignant, auprès (semble-t-il) de Yacine. Il y a également Hélène, fille de bonne bourgeoisie, traductrice anglomane, longtemps adonnée à des hommes mariés et plus âgés qu’elle, avant la venue de Vincent. Hélène a été un jalon amical dans la vie de Pierre, comme elle l’a été pour Marie, une enfant sans père devenue croqueuse d’hommes, au fil d’une existence aussi chaotique la nuit que morne le jour.

Dans la diversité des trajectoires, chaque lecteur va peut-être vers tel ou telle figure de cet improbable quatuor. À la manière de Flaubert, le narrateur, lui, « est » les quatre à la fois…Marie, Hélène, Pierre, Martin : les quatre personnages forment une chaîne (ou peut-être faudrait-il dire une guirlande ?) d’interconnaissance. Ils ne constituent pas un cercle d’affinités, mais trois paires distinctes (illustration de vies sociales segmentées ?) : Marie-Hélène, Hélène-Pierre et surtout (?) Pierre-Martin. Raconter comment ils se sont connus ou leur vie amicale ne constitue qu’une part initiale du livre, quand bien même ce sont ces liens faibles qui créent l’unité d’ensemble ou font prétexte. L’un des plus beaux non-dits du livre, qui manie l’ellipse avec une malignité virtuose, concerne le seul duo qui aurait pu suggérer quelque chose de sentimental (quand bien même Et nos amours est un titre qui dit bien ce dont il est beaucoup question…).

Il connaissait Martin, l’avait connu : Pierre et Martin, Martin et Pierre. On a beau retourner la situation dans tous les sens. Deux noms qui ne vont pas bien ensemble. Lisez cette histoire à n’importe quelle page, ça ne marche pas. Comme amis ? Non plus. Martin a tous les défauts : versatile, manipulateur, égoïste... Mais l’échec est un merveilleux amant, le plus sûr qui soit. Avec lui on pourrait enfin grappiller quelques certitudes. Avec lui nul besoin de spéculer sur le bonheur. N’avoir plus peur de perdre ce qui en vérité est perdu. Le bonheur est dans l’instant. Et l’éternité de l’instant n’est pas de ce monde. (p. 14)

Virtuose du style indirect libre et du plus-que-parfait, le narrateur de Sean James Rose circule d’une figure à l’autre, monte et descend dans le temps et la mémoire des quatre personnages comme dans une cage-à-poule, avec de délicats emboîtements « comme un jeu, pour passer le temps ». On glisse forcément de l’un-e à l’autre au fil des chapitres, mais il n’y a pas d’ordre immuable, plutôt des proximités dans le temps ou des accointances sur le thème. Au terme de ce puzzle aux airs de jeu d’enfant, « Ce qu’on trouve, c’est la fin. » On ne saurait mieux dire, dans la mesure où ces fils de vie se donnent à voir d’un point de vue souvent rétrospectif, quand l’un ou l’autre revient sur le jour passé ou des événements lointains. La lecture pourrait se faire à tâtons, car l’on navigue entre les existences et les moments, et dans la mosaïque improbable des entourages, qui changent avec le temps comme des dominos qui s’évanouissent les uns sur les autres. Pourtant, le fil n’est pas aussi « aléatoire » qu’il est annoncé : il y a un déroulé qui nous rapproche peu à peu de « la fin » annoncée, très enracinée dans la France sarkozie.

Et nos amours est une miniature douce-amère, sans nostalgie ni tragédie, insensible glissement dans l’âge adulte — celui qui porte le deuil de la jeunesse en la doublant avec des sentiments mêlés. Ce qui rend le roman très attachant est sa façon tranquille d’éviter tous les poncifs que cette plongée pourrait susciter, les truismes à voix haute, la mise en scène. Au lieu de quoi, c’est une voix labile qui nous mène, au gré d’une langue syncopée, en phrases brèves, parfois sibyllines, qui évoquent Le jardin d’acclimatation d’Yves Navarre.

Hélène sent les doigts de Claude effleurer sa joue. L’odeur de cigare et de vétiver caractéristique de son amant. Hélène est assise, droite, chevilles croisées. Elle pose pour un peintre imaginaire. Dernier portrait. Son regard est troué, opaque, sans blanc, sans iris. Le bleu glauque d’une ardoise dépolie. Tu m’écoutes ? Hélène, j’y vais. L’année prochaine, ce sera plus simple, je prendrai un bureau, un petit studio. Au revoir, ma chérie. Au fait, tu viens jeudi ? Chantal m’a dit que tu ne lui avais pas répondu. N’oublie pas d’appeler, à jeudi. Elle est restée assise des heures, des années. (p. 82)

Il ignore comment Hélène s’y est prise, elle a dû dire qu’il était orphelin, du moins du réveillon. Lui, comme on ne lui a rien demandé, n’a rien dit. Les Régnier avaient sauté sur l’occasion pour agir en bons chrétiens, le jour de l’anniversaire de Jésus, c’est le moment ou jamais. Il est vrai que parmi la fratrie d’Hélène il détonnait, il n’avait rien d’un sémillant avocat ou d’un scout attardé. Avait l’air plus juvénile, plus « pauvre » aussi. Catégorie propres, ceux qu’on peut aimer comme prochains. Allait-on lui refiler des pulls trop grands à la fin du repas ? Il ne moufta pas, n’allait pas dire, Vous savez votre fille a vécu dans le péché, oh, non, je ne veux pas parler des moeurs actuelles, non, je parle de l’homme qu’elle a aimé et qui était marié, je parle de cette relation adultère dont elle a été longtemps complice, mais maintenant c’est fini, c’est bon, elle a été heureuse, mais maintenant elle expie, pardonnez-lui, pardonnez-nous, car moi aussi j’ai aimé, cela dit j’ai été bien moins stoïque, je n’arrivais plus à rien faire ou alors je faisais n’importe quoi. (p. 149)

Sean James Rose a plus d’une malice dans sa poche, qu’il s’agisse de glisser une énigme culturelle, de parodier des discours ou de distiller des indices : l’humour n’est jamais loin, même si d’une discrétion qui procède d’un tact romanesque d’une rare constance. Sans parler des innombrables trouvailles et bonheurs d’expression qui zèbrent la trame narrative mais qui, tels des galets dans la mer, perdraient tout leur éclat à être séparés dans une citation resserrée.

 

Une très plaisante découverte en tout cas.

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L'Amant des morts de Mathieu Riboulet

Je republie ici la critique que j'ai écrite pour Sitartmag, avec l'intention de la développer davantage et de lui adjoindre quelques citations.

 

 

Mathieu Riboulet est un écrivain frugal. Ses récits se tiennent souvent à la centaine de pages. À rebours d’une littérature romanesque composant de vastes tableaux, leur trame évoque un voile que l’on relève sur un infime fragment du monde. L’Amant des morts ne déroge pas à la règle, même si davantage qu’auparavant l’auteur élargit la focale pour embrasser un sentiment nouveau : l’Histoire — qu’il côtoie ou qu’il accompagne plutôt qu’il ne l’embrasse.

Au centre, un personnage, Jérôme Alleyrat, que la narration suit avec une fidélité à peu près chronologique, mais en se tenant en léger retrait, de telle sorte que persistera toujours une certaine opacité. L’incipit place l’ensemble du récit entre transgression et banalité : « Le père, de temps à autre, couchait avec le fils ». Mais tout ce qui suit semble suggérer que l’inceste est une fausse piste. C’est simplement la première dérogation d’une existence, entamée seize ans auparavant dans le plus reculé d’une Creuse unissant bûcherons et communautés post-soixante-huitardes, et qui se poursuivra ultérieurement dans une sorte de décalage ou de détachement. Car la « trajectoire » de cette figure quasi mystique, de la sauvagerie rurale à la passion des hommes et au réconfort des malades, conserve sans cesse un pied dans le cours du monde et un autre en dehors.

L’Amant des morts possède bien des traits distinctifs du réalisme : des personnages nettement dessinés, une succession de scènes assorties à des lieux, un arrière-plan on ne peut plus concret (le drame du SIDA). Pourtant, par son montage (pas vraiment linéaire), ses ellipses et surtout sa façon singulière de créer du flou ou des flottements, le récit déjoue les attendus les plus classiques. À la manière des textes de Genet, influence majeure, le propos semble s’enrouler autour d’un sentiment indicible, annonce sans cesse repoussée d’une cérémonie ou d’une scène capitale, destinée à se répéter dans les vestibules du temps, mais dont on ne capterait que des bribes. Énigmatique aussi la voix qui narre l’ensemble, affectionnant le « on » et le « nous » : elle est, semble-t-il, organe de tous les mourants que Jérôme Alleyrat a accompagnés dans le hors champ de la narration.


En une grosse décennie, l’auteur de Mère biscuit, Quelqu’un s’approche et Le corps des anges s’est imposé comme l’un des plus singuliers prosateurs de la langue française. Mais jamais auparavant l’écriture de Mathieu Riboulet n’avait atteint un tel niveau de souveraineté. Les phrases ici peuvent revêtir un classicisme impeccable ou prendre divers chemins de traverse, elles forment de part en part une matière ductile dont le grain est superbe de maîtrise. Elle est parfois d’une sensualité exacerbée ou curieusement sociologique, ondoyant entre divers registres, tout en gardant le cap assez étrange d’un mysticisme sans visée, pour ne pas dire sans dieu. Roman à la croisée des chemins, L’Amant des morts suggère une inflexion dans l’inspiration de l’auteur mais sa richesse nous laisse dans l’expectative sur ce qui adviendra.

 

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Chanson française et homosexualité 2

 

 

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Ça arrive aussi aux garçons de Michel Dorais

Michel Dorais, Ça arrive aussi aux garçons. L’abus sexuel au masculin, Typo, « Essai », 2008.

 

Les éditions Typo ont réédité en 2008 une étude de Michel Dorais, publiée pour la première fois en 1997 au Canada et traduite en anglais en 2002. Ancien travailleur social devenu universitaire, l’auteur est connu pour ses recherches sur la prostitution masculine, le suicide des adolescents homosexuels et d’autres questions LGBT qui font le lien entre recherche savante et travail social, avec un arrière-plan militant très discret. D’une clarté limpide, Ça arrive aussi aux garçons. L’abus sexuel au masculin dresse avec sobriété le tableau d’existences meurtries, voire définitivement bouleversées, tout en suggérant avec une grande retenue quelques pistes d’intervention et, autant que faire se peut, de prévention. Les huit chapitres d’analyse sont entrecoupés par douze récits à la première personne, qui ne cèdent jamais au sensationnel même si ce qu’ils dévoilent est très dur.

Basée sur une trentaine d’entretiens avec des hommes qui ont été abusés entre quatre et quatorze ans par des adultes ou des adolescents plus âgés (tous masculins), l’enquête a une dimension essentiellement psychosociologique : elle retrace des itinéraires individuels et essaie de dégager les circonstances et les répercussions des agressions sexuelles sur les individus qui en furent victimes. Faute d’alternative, l’auteur a eu recours au volontariat pour construire son « échantillon », ce qui pose un problème inévitable de représentativité. La démarche étant compréhensive et non quantitative, et montrant une forte « récurrence de difficultés vécues », les résultats ont un intérêt en soi. En revanche, on peut considérer comme un biais méthodologique l’homogénéité de certains traits comportementaux : ils nous renseignent peut-être spécifiquement sur un profil de garçon abusé qui a été en mesure de témoigner, ce qui peut sembler impossible à d’autres. Néanmoins, l’auteur renvoie abondamment à des études américaines, y compris quantitatives, qui mettent en perspective ses propres résultats.

On apprend ainsi que la plupart des études outre-atlantique évaluent entre 10 et 15 % le nombre de garçons concernés par une forme ou une autre d’agression sexuelle, très majoritairement perpétrées par des hommes ou des adolescents. Cette proportion semble particulièrement élevée, et fait contraste avec les statistiques bien plus faibles qu’enregistrent le travail social ou la justice. Il y va pour partie, selon l’auteur, du tabou qui pèse encore sur des expériences qui stigmatisent souvent la victime (presque) autant que l’agresseur. Par ailleurs, dans certaines groupes très spécifiques comme les prostitués masculins, les anciens enfants abusés représentent une proportion très élevée (le tiers ou davantage).

Dans le compte rendu qui suit, j’ai essayé de consigner les résultats les plus significatifs, tout en m’abstrayant des expériences circonstanciées que relate le livre : elles lui appartiennent et n’auraient pas leur place ici.

 

Les premiers chapitres délimitent les circonstances des agressions. La prévalence des affaires se passant à l’intérieur d’une famille est particulièrement frappante. L’auteur fait d’ailleurs ultérieurement l’hypothèse qu’il existe une culture de l’agression sexuelle intériorisée dans certaines d’entre elles : « […] des situations d’abus multiples ne sont pas exceptionnelles, surtout quand des membres d’une même famille sont impliqués, comme s’il existait une sous-culture familiale faisant en sorte que l’agression sexuelle soit sans cesse reproduite. » (p. 54). Au-delà, la proximité (sociale ou géographique) semble une règle absolue. La connaissance de l’enfant facilite considérablement le passage à l’acte, tout en aggravant l’impact de la situation sur celui-ci.

[…] je résumerais l’ensemble de [m]on propos en disant que plus l’agresseur est proche de l’enfant, plus le rapport qu’ils entretiennent sera perçu par la victime comme intrusif et menaçant. Pour les mêmes raisons, il sera davantage malaisé de fuir ou de dénoncer la situation. Il semble aussi que plus l’abus a eu lieu précocement dans la vie de l’enfant, plus il s’est produit de façon répétée (impliquant parfois plus d’un agresseur), plus il risque de laisser des traces indélébiles. La superposition d’abus physiques, psychologiques et sexuels de la part du père doit particulièrement être soulignée : une forme d’abus peut en cacher une autre. (p. 58)

Presque tous les agresseurs semblent se définir comme hétérosexuels et c’est moins l’appartenance des enfants au sexe masculin que leur vulnérabilité et (éventuellement) leur neutralité en termes d’identité sexuelle qui les constitue en cible. Nombre d’enfants abusés étaient par ailleurs des enfants fragiles (vivant dans des familles dysfonctionnelles, souvent abandonnés à eux-mêmes, etc.). M. Dorais suggère à plusieurs reprises que les agresseurs ont dû le percevoir et en tirer avantage (un chapitre est d’ailleurs sous-titré « Le contexte facilitant l’abus sexuel »). Dans les cas d’inceste familial, le parent abuseur se caractérise la plupart du temps par une grande froideur à l’encontre de l’enfant (sauf en situation d’abus), alors qu’a contrario « la préoccupation du père pour le bien-être de son enfant diminue de beaucoup les risques de molestation sexuelle » (p. 44).

Les circonstances dans lesquelles se sont produites les agressions vécues par les hommes interviewés montrent à quel point ils se sont en quelque sorte retrouvés piégés. Pour la plupart, ces jeunes se trouvaient en effet dans une situation de grande vulnérabilité, en raison d’un contexte familial problématique, au moment où l’agresseur leur manifesta de l’intérêt. C’est pourquoi, dans un premier temps du moins, la relation avec cet homme est souvent perçue par le garçon comme une planche de salut. C’est le père qui porte enfin quelque intérêt à son fils, c’est l’oncle qui prend la place d’un père absent, indifférent ou violent, c’est le frère aîné qui accorde une certaine attention à son cadet négligé par le reste de la famille, c’est l’ami qui se montre disponible au moment où le jeune en a tant besoin. À la fragilité physique de l’enfant se superpose sa fragilité psychologique en tant qu’enfant isolé, mal aimé ou rejeté.

Puisque les hommes qui ont offert leur témoignage dans le cadre de cette enquête proviennent de toutes les classes sociales et de tous les milieux, il est clair que les abus sexuels sur des garçons se retrouvent partout : en milieu rural comme en milieu urbain, dans des familles aisées aussi bien que dans des familles défavorisées. Les agresseurs sont des hommes de tous les métiers : fermier, soldat, éducateur, gardien de sécurité, marchand, médecin, policier, ouvrier, etc. Fait remarquable, la plupart sont décrits par leurs victimes comme étant ou s’affirmant d’orientation hétérosexuelle, quelquefois bisexuelle, très rarement homosexuelle. Manifestement, l’attirance érotique à l’endroit des enfants transcende les orientations sexuelles et ne fait pas appel aux catégories généralement utilisées pour comprendre l’attrait envers des hommes ou des femmes adultes. (p. 72-73)

 

L’auteur consacre une large place aux types d’interprétation des faits (et des motivations des agresseurs) qu’on produits les victimes et aux comportements, sentiments, stratégies de dépassement qu’ils ont pu développer. À la base, donc, « [i]l semble […] que plus l’abus a eu lieu précocement dans la vie de l’enfant, plus il s’est produit de façon répétée (impliquant parfois plus d’un agresseur), plus il risque de laisser des traces indélébiles. » (p. 58). L’abus est une école de la désillusion et de la méfiance, quelle que soit la nature des actes et le degré de coopération de la victime. Il est vécu comme une trahison et comme une rupture d’intelligibilité du monde social.

L’abus sexuel entraîne souvent une confusion, sinon une dissonance cognitive chez le garçon […]. Il y a confusion cognitive quand le garçon ne sait plus que penser et comment interpréter ce qui lui arrive. Il y a dissonance cognitive quand survient une discordance ou une rupture dans des informations contraires. Dans un cas comme dans l’autre, le processus de construction de la réalité est brouillé. L’individu éprouve alors des émotions disparates ou paradoxales. (p. 133) 

Tout en soulignant la difficulté qu’il y a à établir le rôle causal de l’agression, l’auteur souligne la pesante récurrence de certaines conduites ultérieures : cauchemars, crises d’angoisse, consommation élevée et précoce d’alcool et de drogues, délinquance, tentatives de suicide, sexualité compulsive, prostitution, difficultés extrêmes à s’inscrire dans une vie de couple durable, etc.

Le garçon dont on a abusé se retrouvé porteur d’une blessure psychique, symbolique et identitaire qui non seulement ne cicatrise pas aisément, mais s’aggrave souvent au fil du temps. Plus cette blessure est niée, cachée ou négligée, plus elle rappellera sa présence à travers divers symptômes physiques, psychologiques ou relationnels. Comme le disait un répondant, « c’est comme une bombe à retardement installée en toi », une arme invisible dont personne ne connaît le mécanisme suffisamment pour pouvoir l’arrêter. (p. 132)

Le chapitre V examine la « dissonance cognitive » et les sentiments ambivalents qu’engendre l’agression, tandis que le chapitre VI se concentre sur la « dissonance identitaire », « successivement examiné[e] sous quatre angles : l’identité personnelle (« qui suis-je ? »), l’identité sexuelle (« suis-je un vrai homme ? »), l’orientation sexuelle (« suis-je homo ou hétéro ? ») et l’homophobie. » (p. 176). Sur chacun de ces points, l’enquête montre à quel point les repères sont brouillés, conduisant les victimes d’abus à se réfugier dans des comportements dont l’aspect stéréotypé les rassure : « avoir une apparence et une conduite viriles devient une hantise » (p. 182), « un moyen privilégié [de rétablir symboliquement leur masculinité] sera d’affirmer sa virilité à travers l’accumulation d’aventures avec des femmes » (p. 185), « leur volonté de prouver qu’ils n’ont rien à voir avec l’homosexualité peut mener à […] une homophobie quasi obsédante. » (p. 194). Le rapport à l’homosexualité est complexe : si certains garçons ont eu la révélation d’attirances masculines à leur corps défendant dans l’abus, la plupart des jeunes abusés développent un rapport problématique aux hommes (notamment gays) et, assez fréquemment, donc, une homophobie prononcée — et ce malgré le statut hétérosexuel de la plupart des agresseurs. Michel Dorais semble suggérer que l’abus est d’autant plus pénible à supporter qu’il a pu révéler par rebond à une personne une orientation sexuelle d’emblée marquée par une initiation traumatique et indésirable.

Concernant la prévalence des abus sexuels chez des hommes qui sont d’orientation homosexuelle ou bisexuelle, une donnée s’avère particulièrement intéressante. Elle montre que […] le pourcentage des garçons agressés qui manifesteront un intérêt homosexuel serait plus élevé que la moyenne. Selon un article analysant les 2500 premiers questionnaires d’une enquête scientifique menée par le magazine gay The Advocate auprès de ses lecteurs, 21 % des répondants considéraient avoir été victimes d’abus sexuels avant l’âge de 16 ans. Cette proportion est plus élevée que celle de la population masculine en général. Si cela ne signifie pas que de subir des abus sexuels mène à une orientation homosexuelle ou bisexuelle, deux ou trois hypothèses valent néanmoins la peine d’être sérieusement envisagées. Soit, comme il a déjà été souligné, que les enfants atypiques quant à leur identité de genre ou leur orientation sexuelle émergente seraient davantage la cible d’agressions sexuelles ; soit que les expériences vécues lors de victimisation sexuelle seraient susceptibles de modeler les conduites sexuelles des victimes par un processus d’apprentissage (fût-il inconscient et involontaire). Enfin, […] l’abus subi peut aussi être perçu par certains comme un révélateur de leur homosexualité, même si les hommes qui rapportent de tels propos sont unanimes à dire qu’ils auraient souhaité être « initiés » autrement. (p. 190-191) 

L’un des intérêts majeurs du livre est de suivre la diversité de schémas comportementaux par lesquels chaque individu essaie de surmonter la blessure subie (chapitre VII). Certains peuvent sembler à certains égards paradoxaux (comme de s’enfermer dans une posture de victime), d’autres sont plus attendus (la vengeance — souvent déplacée dans son modus operandi et ses destinataires), d’autres plus surprenants (rechercher un homme protecteur qui défait l’association), etc.

La question des comportements reproduisant l’agression est abordée à plusieurs reprises. Autant l’auteur que les personnes qu’il a rencontrées étaient conscients de la représentation commune selon laquelle « qui fut agressé agressera ». Son étude montre que ce n’est pas, loin s’en faut, une fatalité, même si la réitération sur d’autres des violences subies est l’un des scénarios « adaptatifs » adoptés par certaines victimes devenues abuseurs (ou schéma contre lequel d’autres se battront longtemps). Certaines victimes développent au contraire à l’âge adulte des stratégies ultra-protectrices à l’égard des enfants, ou se tiennent à l’écart de toute interaction avec eux. La question assez mystérieuse des effets de contagion des actes pédophiles est interprétée suivant plusieurs angles par M. Dorais.

 Un certain nombre d’hommes ayant été asservis par leurs aînés ressentiront donc eux-mêmes l’appel de la vengeance. Comment s’étonner des lors que, d’une génération à l’autre, la violence sexuelle se perpétue ? « Faire un homme de soi », n’est-ce pas apprendre à encaisser la violence de ses pairs et de ses aînés pour la transmettre ensuite aux plus jeunes ? Des milieux exclusivement masculins — l’armée, la prison — en sont un triste exemple : le dominé n’aspire qu’à prendre à son tour le rôle de dominant. Sa survie en dépend. L’incitation à cette reproduction est d’autant plus présente qu’un homme victime de violence, répétons-le, devient un « non-homme » à ses propres yeux. L’une des façons les plus éclatantes de regagner sa virilité sur le plan symbolique n’est-elle pas de la manifester de la manière la plus éloquente possible en soumettant plus vulnérable que soi ? C’est pourquoi la vengeance n’est que rarement dirigée contre l’auteur véritable de l’agression initiale. (p. 116) 

Ailleurs, il ajoute :

Quel que soit le motif qu’il invoquera par la suite, tel est bien l’acte du garçon qui fait vivre à d’autres enfants ce qu’il a lui-même subi : il traverse avec eux une frontière défendue. Il les fait ainsi entrer dans cette zone interdite dans laquelle il s’est lui-même retrouvé jadis : celle de l’abus, du silence et du secret. (p. 225). 

Et peu après :

Les garçons qui s’identifieront à l’agresseur perdraient moins l’estime d’eux-mêmes, du moins dans un premier temps. Ils s’en sortiraient donc mieux, provisoirement, sur le plan identitaire. L’important pour un homme est de conserver sa virilité, sa supériorité, sa dominance : le plus grand déshonneur est d’être soumis sexuellement par un autre homme. Aussi, l’affirmation de leur virilité est une urgence ressentie par plusieurs victimes masculines d’abus. Commettre un abus est malheureusement l’une des stratégies possibles pour ce faire. C’est la tentative de se libérer d’un traumatisme par la répétition active de ce qui fut jadis subi passivement. Les thérapeutes qui travaillent auprès d’agresseurs d’enfants confirment que, dans bien des cas, ces derniers reproduisent effectivement leur propre victimisation en s’en prenant à des enfants d âge similaire au leur à l’époque du premier abus. En effet, les agresseurs reconnaissent souvent en ces enfants des traits qu’ils avaient eux mêmes étant jeunes. Ils réécrivent ainsi leur propre histoire de façon à en sortir symboliquement vainqueurs cette fois. (p. 226).

Toutes les victimes n’adoptent pas un tel schéma : c’est précisément l’un des efforts majeurs du livre que de rompre avec le fatalisme des représentations convenues. La position adoptée est foncièrement mesurée : oui, nous dit Michel Dorais, certains enfants abusés peuvent devenir plus tard à leur tour abuseurs, mais c’est loin d’être une fatalité, surtout si une prise en charge (au minimum) psychologique a lieu. Et il pointe le problème que soulève la stigmatisation uniforme des « pédophiles », laquelle, faute de distinguer ceux qui ne sont pas passés à l’acte de ceux qui ont commis des actes délictueux, rend presque impossible toute politique de prévention.

Demeure la question de la réparation. L’auteur insiste sur le caractère souvent inextricable d’affaires survenant très majoritairement dans un cadre familial, et les difficultés (souvent insurmontables) pour les victimes à dénoncer l’agresseur. La judiciarisation est rare et les sanctions le sont davantage encore. Pourtant, la reconnaissance des faits et de leur gravité par l’agresseur, sinon par la justice, est décisive pour permettre à la victime de surmonter les séquelles du traumatisme. La prise en charge thérapeutique est quant à elle souvent trop courte.

 

L’ensemble constitue à la fois un document très riche sur un sujet ultra sensible et une tentative pour dépasser, par la réflexion, les prises de position purement émotionnelles. En ce sens, c’est un travail salutaire et qui mérite d’être lu.

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Prayers for Bobby, pour Ryan Kelley et pour parler de l'homophobie en famille

Le 10 janvier 2009, j’ai rédigé un texte à propos de la sortie aux États-Unis du téléfilm Prayers for Bobby (Bobby seul contre tous en version française), avec Sigourney Weaver et Ryan Kelley. Porté par l’enthousiasme de voir un acteur que je trouve prometteur incarner un personnage gay, j’avais passé quelques heures à fureter sur internet. Et pour la première fois, je me suis essayé à insérer une vidéo que j’avais dénichée sur le site AfterElton (il s’agit de la bande-annonce la plus longue que j’aie pu trouver). Quelle ne fut pas ma surprise, deux jours plus tard, de découvrir que les quelques alinéas laborieusement sortis de mon clavier s’étaient évanouis… Depuis, d’autres sites francophones en ont parlé et l’on peut espérer que le buzz poussera l’un des éditeurs français spécialisés à sortir le film en DVD [20 septembre 2010].

[Note ultérieure : averti de la sortie précipitée sur M6 d'un Bobby seul contre tous en version française, le 20 avril en début d'après-midi, je me suis bien gardé de la visionner. J'ai beaucoup de mal avec la vf en général, mais là, voir Ryan Kelley parler en français dans une histoire tellement américaine, c'est plus que ce que je suis capable d'endurer. J'attendrai donc une éventuelle sortie en DVD pour compléter des visionnages partiels sur des sites américains. L'avis sur le téléfilm sera donc pour plus tard. Compte tenu de ce que j'en ai vu, j'y vois davantage un document socio-culturel qu'une oeuvre d'art, d'où les propos un peu plus loin dans cet article...

Ryan Kelley & Sigourney Weaver
 
Le 24 janvier 2009 est donc passé pour la première fois aux USA un téléfilm réalisé par Russel Mulcahy (l'un des deux pères du Queer as Folk américain), intitulé Prayers for Bobby. C'est « l'histoire vraie de Mary Griffith [...] dont le fils gay se suicida à cause de l'intolérance religieuse de sa mère. » (source : IMDb). Les événements relatés, qui se déroulent dans les années 1980, sont basés sur un livre éponyme de Leroy Aarons (1995) qui a été un best-seller aux États-Unis. Un article en ligne de Brent Hartinger (publié le 14 janvier 2009) narre les difficultés rencontrées par le producteur principal, Daniel Sladek, depuis sa découverte du livre en 1997 : un premier projet avorté avec NBC (et Susan Sarandon dans le rôle de Mary Griffith) en 2000, des chaînes de télévision qui montrent le bout de leur nez puis renoncent... Ailleurs, j’ai lu que Sigourney Weaver avait déjà essayé de faire adapter le livre dans les années 1990. Cette fois, elle a participé à la production. Le film a été calibré dès le début pour les Emmy Awards, et certains prédisent à l’actrice à tout le moins une nomination.

 

Ryan Kelley, Henry Czerny & Sigourney Weaver

Il est difficile de se faire une idée de ce que vaut le film simplement à partir d’un trailer (bande-annonce), sachant combien on arrive à rendre fascinant n’importe quelle œuvrette par un judicieux travail de sélection. Je trouve celui de Prayers for Bobby un peu sinistre avec ses lumières électriques et sa tonalité mélodramatique, qu’accuse une bande-son outrageuse… L’équipe de réalisation affirme qu’elle n’a eu à faire aucun compromis : « Nous avons commencé le tournage avec le script original, l’idée de départ et le travail initial réalisé par la scénariste Kathy Ford », explique Daniel Sladek, « De nombreuses personnes tout au long du projet ont essayé de nous faire changer des choses, de tempérer le propos ou d’en faire un mélodrame. Mais nous avons campé sur nos positions. » L’appréciation de Brent Hartinger est louangeuse, qui trouve le film « subtil » et « sophistiqué », Sigourney Weaver et Ryan Kelley « excellents », jusqu’au climax : « Ce pourrait être le meilleur téléfilm jamais réalisé sur les problèmes des gays précisément parce qu’il n’y a rien de pusillanime ou d’édulcoré dedans. » Bon, l’auteur de Geography Club n’a pas pour signe distinctif un esprit critique très poussé…

 

Sur la gauche, la vraie Mary Griffith
 
Comme il n’est question que de Sigourney Weaver (ou presque) sur les pages internet consacrées au film, je me fais un devoir de rapporter quelques informations sur Ryan Kelley ! Il incarne donc le personnage de Bobby. J’ai noté avec amusement que Carly Schroeder (avec laquelle il jouait déjà dans le merveilleux Mean Creek) incarnait le personnage de la petite sœur de Bobby, Joy. Dans un reportage disponible sur Life between lines, Ryan Kelley affirme que jouer un personnage gay, c’est l’enfance de l’art : « ce n’est rien à faireC’est comme si vous me demandiez ce que ça fait de jouer un gamin aux cheveux bruns [sic !] ». En revanche, exprimer les aspects tourmentés d'un personnage clivé, qui rejette sa propre homosexualité, serait ce qu'il a eu de plus difficile à faire dans sa carrière. Plus récemment, l’équipe a participé à un gala du Trevor project (une association fondée par James Lecesne qui vient en aide aux jeunes LGBT). Il a aussi participé (seul) à une projection-discussion à Dayton (Ohio) organisée par le groupe PFLAG (Parents, Families & Friends of Lesbians & Gays), l'équivalent américain de Contact. C’est peu de dire que je suis très fier de Ryan !
[Je tiens aussi à préciser, pour les nombreuses personnes qui ont visité ou visiteront cette page, avec parfois une interrogation là-dessus, que Ryan Kelley s'est toujours très nettement défini comme hétérosexuel. C'était déjà le cas il y a trois ans, bien avant qu'il ne soit question de la réalisation de ce téléfilm. Les sites américains bruissent d'interrogations sur ce topic (sujet), mais tout semble converger dans le même sens. Je sais que cette information en décevra plus d'un, mais, après tout, quelle importance ? Un acteur n'est pas censé partager obligatoirement l'orientation sexuelle de son personnage, même si on nous dit si souvent qu'il est très difficile pour un acteur ou une actrice notoirement homo d'obtenir un rôle hétérosexuel, ce qui est une détestable discrimination...]
Note ultérieure : après visionnage de la première moitié du téléfilm, je trouve particulièrement injuste la focalisation des médias sur la composition de Sigourney Weaver. En effet, durant toute la première partie, c'est le personnage de Bobby qui est au centre de l'histoire, et tout repose sur la prestration de Ryan Kelley, qui est effectivement irréprochable. La façon dont son incarnation du personnage est occultée, sans doute parce qu'il est bien moins connu, me semble emblématique d'un journalisme que la notoriété rend borgne.

Ryan Kelley & Scott Bailey 
Pour une sensibilité française, certaines particularités de Prayers for Bobby peuvent sembler exotiques. Le fait que l’histoire se passe dans une famille très religieuse amènera sans doute certains à faire l’hypothèse que « ça ne pourrait pas se passer comme ça ici ». Pourtant, pas plus tard qu'en janvier dernier, il m’est revenu aux oreilles l’histoire suivante (authentique) : la mère d’une lycéenne est venue annoncer au proviseur du lycée de sa fille que celle-ci était désormais privée de téléphone portable, d’internet et de tout autre moyen de communication. En cause, un coming out refusé par les parents… avec en arrière-fond la doctrine actuelle du Vatican à l’égard de l’homosexualité. Le simple fait de priver un jeune de moyens de communication — réaction assez classique hélas chez les parents homophobes — me semble typiquement la chose à ne pas faire. C'est l'une de ses innombrables rétorsions domestiques qui créent du mal-être chez des jeunes que l'on punit non pour des actes mais pour ce qui est au minimum un délit d'opinion et au pire une identité intime. Heureusement, il n’existe pas en France de camps de réhabilitation comme on en trouve aux USA, ni de mouvement ex-gay (mais il en va différemment en Italie, par exemple). Robin Reardon a écrit un roman pour la jeunesse d’une grande intelligence, Thinking Straight, qui décrit ce genre de lieux comme une expérience concentrationnaire (j’aimerais y revenir). Mais dans tous les cas, mettre un jeune en situation d’isolement c’est créer les conditions de l’anomie décrite par Durkheim dans Le Suicide. Enfin, vous m’aurez compris…

 

Récemment, une chercheuse de la San Francisco State University (SFSU) Caitlin Ryan a dressé une typologie des conduites maltraitantes qui, dans un contexte familial, sont un facteur de risque pour les adolescents LGBT en matière de tentatives de suicide ou de consommation de drogue. C’est à ma connaissance la première recherche qui dépasse la connaissance intuitive pour établir un rapport causal entre les comportements homophobes en famille et les conduites à risque chez les jeunes gays et lesbiennes (ce que médecins et psychothérapeutes appelleraient une recherche étiologique). Les réactions les plus extrêmes (comme mettre un enfant à la porte ou l’envoyer en « rééducation ») ne sont pas forcément toujours les plus mutilantes pour la personnalité, en ce sens qu’elles entraînent souvent une rébellion qui permet à l’adolescent-e de se reconstruire contre. En revanche, les formes de discrimination plus subtiles, la coercition implicite, le déni, etc., sont autant d’autant plus difficiles à circonscrire qu’elles ne donnent guère de prise.

Je ne suis pas loin de penser qu’il faudrait mettre à disposition des parents concernés (si tant est qu’ils aient pris des positions publiques ou que l’on puisse les atteindre) une brochure expliquant les tenants et les aboutissants d’une posture hostile. La culpabilisation est souvent une arme un peu lourde, mais qu’on ne devrait pas exclure, à condition de savoir correctement la doser et la contre-balancer. À ce titre aussi, l’existence d’un téléfilm aux ressorts quasi documentaires est une bonne chose.

Une dernière chose pour conclure : certains psychologues (je pense notamment à Ritch Savin-Williams) ou esprits avertis trouvent que l’on insiste trop sur le taux anormalement élevé de suicides parmi les jeunes LGBT, induisant une représentation excessivement lugubre de leur condition qui pourrait les enfermer dans un pessimisme fataliste. C’est typiquement selon moi un faux-débat. L’écueil serait de s’en tenir à telle ou telle représentation au détriment des autres. Il ne suffit pas d’un livre ou d’un film pour figer des stéréotypes, pour peu que l’offre culturelle se renouvelle régulièrement.

 

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"Prayers for Bobby" : bande annonce en anglais





[!] Pour une raison que j'ignore, le texte que j'avais posté à la suite de cette vidéo a disparu. J'en suis désolé : la réécriture est ici.

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Oranges sanguines, My Side of the story, en bref

Je m'aperçois que je n'ai rien publié sur ce blog depuis un bon mois. Effet rentrée ? C'est possible. Pour un certain temps encore, je suis pris dans une spirale d'activités qui ne me laissent guère le temps de lire pour mon agrément. Quant aux livres que j'avais promis de chroniquer il y a longtemps, si ce n'est pas fait, l'écart temporel est trop important et imposerait une seconde lecture. Mais je n'ai pas renoncé à vous parler de L'amour comme on l'apprend à l'école hôtelière de Jacques Jouet, ni d'écrire davantage sur les trois premiers romans d'Erwin Mortier.
 
J'ai entamé une collaboration avec Sitartmag depuis quelque temps. Ce sera l'occasion pour moi (entre autres) de chroniquer des livres qui n'ont rien (ou peu) à voir avec la thématique gay/lesbienne/bi/trans (LGBT) que j'entends conserver ici. J'espère écrire bientôt pour ce site en ligne un article sur le merveilleux écrivain sud-africain Troy Blacklaws, dont le second roman, Oranges sanguines, vient d'être traduit chez Flammarion, et alors que ressort en poche le premier, Karoo Boy (dans la collection « points roman » des éditions du Seuil). Je mettrai un lien ici quand ce sera publié. Troy Blacklaws puise dans sa jeunesse la matière de romans poétiques qui évoquent l'apartheid dans les années 1970-1980, la mentalité des Boers (descendants des colons néerlandais) vivant dans les régions rurales, le climat dans les écoles pour "blancs", etc. Il y a une sensibilité très vive aux paysages et une façon de raconter assez peu ordinaire. Si vous avez l'occasion de vous les procurer, je vous recommande vraiment Karoo Boy et cette nouvelle variation sur les mêmes thèmes que constitue Oranges sanguines.

Inscrite au cahier des charges aussi, la recension de Tale of Two Summers de Brian Sloan et A Secret Edge de Robin Reardon, lus cet été. Tous les deux ont été publiés dans des collections "young adults" aux USA. Ce ne sont pas de grands livres, même si le second est addictif. J'y reviendrai. Je suis à la moitié de My Side of the Story de Will Davis, roman que m'a recommandé Blandine Longre. C'est un livre extrêmement drôle, pas spécialement facile à lire pour un autodidacte de l'anglais dans mon genre. La motivation pour en parler est plus importante. Et je lis en parallèle l'anthologie de comics, Young Bottoms in Love, réunie par Tim Fish. Malgré un titre évocateur ("bottom" peut se traduire par "passif"), il ne s'agit pas de pornographie, mais d'un florilège dédié à la BD gay, avec des publications régulières. L'inspiration rappelle des homologues européens comme le flamand Tom Bouden (Max & Sven) et Hughes Barthe (Dans la peau d'un jeune homo, Bienvenue dans le Marais) : trajectoires biographiques et peinture sarcastique du « milieu » gay. Du côté de la littérature jeunesse, j'aimerais lire Je n'ai plus dix ans de Thomas Gornet et L'Âge d'ange d'Anne Percin (acquis mais en attente).

Que me reste-t-il à dire ?
Avec plus de 2700 pages vues et plus de 1000 visites, ce mois de septembre atteint un record en termes de fréquentation. Je ne suis pas un obsédé des chiffres, mais c'est un encouragement à continuer. Je préférerais néanmoins travailler à un projet collectif, sous une forme
« site » plutôt que « blog ». Parfois, je m'interroge aussi sur certains voisinages ou hasards de publication. Écrire un texte sur Tony Duvert ici n'avait rien d'évident. J'assume ce choix, mais je sais que ça pourrait choquer certain-e-s.

Depuis le début, j'ai essayé de tenir un certain nombre de règles : pas d'images susceptibles de choquer, pas de pornographie, respect des cadres légaux, délimitation d'une rubrique
«adolescents» pour des visiteurs jeunes. Pour autant, je suis fermement opposé à tous ces prescripteurs qui prétendent édulcorer toute offre en direction de la jeunesse, sous prétexte que celle-ci serait « influençable », et qu'il ne faut lui mettre entre les mains que des ouvrages édifiants. C'est ainsi que l'on produit de la mauvaise littérature à message, des romans de patronage ou de la guimauve. C'est oublier que les lecteurs, même très jeunes, sont justement capables de trier et de faire la différence entre l'imaginaire et la vie. Les pédago-idéologues, qu'ils soient catho-conservateurs ou alter-sexuels, ne font pas la différence entre une œuvre d'art et un prêche. Ils instrumentalisent la lecture sous la férule de leurs certitudes, au risque souvent de ne rien comprendre à un roman qui ne rentre pas dans leur schéma. Ça n'empêchera pas la terre de tourner ni les livres qu'ils vomissent de trouver des lecteurs, mais cela donne souvent envie de leur signifier l'indigence de ce qu'ils écrivent. Dans le cas du site "choisir un livre", je n'ai pas pu m'empêcher d'exhiber au grand jour hypocrisie, niaiseries et nullité critique. Dans d'autres cas, je m'abstiens (parce qu'on ne tire pas sur une ambulance ?). Certains se sont étonnés de ne pas trouver de liens vers des sites assez connus qui parlent de sujets voisins. C'est, dans certains cas, ma facon de refuser ce que je trouve (selon les cas) mauvais, indigent ou malhonnête (dans la mesure de ce que je connais, infime parcelle de ce qui se publie sur internet). En revanche, si lien il y a, c'est que je n'ai pas de réserves à faire valoir.

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