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Point de côté d’Anne Percin

Anne Percin

 
J’ai relu Point de côté, car cela fait de longs mois que je souhaite écrire sur ce livre. Mais je voulais le faire décemment. La première fois que je l’ai lu, c’était en novembre dernier. J’en suis ressorti marqué, mais tout était flou dans mon esprit. Il m’en restait une impression extrêmement forte, mais la mémoire en était comme effilochée. Les mois ont passé. La première fois, j’avais vécu le livre, j’avais été Pierre. Il m’a fallu une relecture pour confirmer mon sentiment premier, pour déplacer mon point de vue et prendre le recul nécessaire à une analyse. Pour ceux qui n’ont pas lu le livre, j’ai rédigé cette revue de manière à ce que l’on puisse la quitter en chemin. J’ai évité aussi de dévoiler ce qui fait le sel de l’histoire.

 

Point de côté est un roman formidable, l’un des meilleurs que je connaisse dans la littérature pour adolescents ; un livre de vie, drôle, poétique et fort. Il se présente comme le journal d’un garçon de dix-sept ans, Pierre Mouron. Tout un programme, ce nom. La vie de Pierre est marquée au fer rouge : la mort accidentelle de son jumeau lorsqu’ils avaient dix ans a plongé son existence dans un puits sans fond. Quelques pages évoquent ce passé douloureux, avec finesse et subtilité. L’essentiel est tout de même chronologique : onze mois de la vie du personnage, trajectoire en dents de scie, mais jamais donnée à l’avance, le contraire d’une tragédie.

L’idée de faire écrire Pierre est ici payante, car elle nous laisse toujours un coup en arrière, avec ce qu’il veut bien coucher sur le papier, qui n’est pas tout. Ce n’est pas évident de le réaliser quand on est pris dans l’histoire, mais les non-dits sont finalement aussi importants que ce qui se dévoile. 

J’ai envie d’une présence. J’ai envie d’une main sur mon épaule. J’ai envie… de quelque chose que je ne peux pas écrire, même pas ici. (p. 71) 

En outre, le rythme va s’accélérant : l’histoire commence durant un été brûlant comme une chape de plomb ; la rentrée s’appesantit, l’automne est confus. Avec l’hiver, la vie de Pierre prend un nouveau tour, sa course un nouveau virage, puis un autre. Après 110 pages (sur 150), le lecteur serait bien incapable de deviner comment l’histoire va tourner. C’est le début du troisième cahier, le lundi 3 janvier 2000. Le lecteur est déjà si proche de la fin du livre. La suite déroule un tiers du temps de l’histoire sur moitié moins de pages (un sixième). En quelque sorte, Point de côté raconte l’accélération d’une vie longtemps retenue prisonnière.

 

La métaphore de la course n’est pas arbitraire, car elle tient une place concrète dans la vie du héros :  

Et puis cette année, au mois d’avril, j’ai vu à la télé des images du Marathon de Paris.

Il faisait chaud, ce printemps-là. Devant moi, ma mère a dit : « par cette chaleur, c’est suicidaire de courir. »
Alors j’ai commencé à courir.

C’est facile quand on a de la volonté. Ça ne demande aucun matériel, aucun conseil, aucun partenaire. Deux mois plus tard, j’avais perdu cinq kilos. Maman a cru que j’avais fait ça pour perdre du poids. Elle n’a pas tort, mais ce qu’elle ne sait pas, c’est que je compte perdre tout mon poids. (p. 14)

L’histoire est égrenée par les courses de Pierre, qui dans cette nouvelle activité est comme une chrysalide en pleine métamorphose, prête à se révéler finalement papillon. En ce sens, plus que tout autre, ce livre exprime le mouvement de l’adolescence, la figure, le suggère, même si l’ensemble est ramassé sur une petite année. Le héros, qui a vécu en creux durant les sept années précédentes, rattrape en quelques mois ce qui lui avait été volé par un accident.
    Héros-narrateur, donc, auquel Anne Percin a prêté beaucoup d’humour, en deçà de sa carapace. Pierre ne cesse de se moquer de lui-même, et accessoirement un peu des autres. Mais il décrit aussi avec maestria des moments de trouble (un baiser dans les toilettes, un triomphe qui tourne à l’humiliation, un coup de foudre…). Sa langue n’est ni recherchée ni caricature, une langue de jeune homme, sans cette surcharge de signes qui démonétiserait rapidement le livre.

La lettre est là, à côté de moi, sur le lit. J’écris adossé au mur de ma chambre, la couverture à carreaux rouges sur mes genoux, celle avec des étriers, des chiens, des cors de chasse, offerte glorieusement à ma mère par la société La Redoute. J’ai aussi sur les épaules le pull violet de la fille du ciné. Je me fais l’effet d’un chiffonnier d’Emmaüs, l’abbé Pierre Mouron. (p. 99)

Dans le même ordre d’idées, nous sommes situés en un lieu (Strasbourg), à une période précise (du 28 juillet 1999 au 1er juillet 2000), mais cette précision ne se referme pas comme un piège qui périmerait rapidement ce qui est raconté. Dans quarante ans, le livre n’aura pas pris une ride. Anne Percin a eu cette adresse d’ancrer très nettement l’histoire tout en l’épurant de tous les détails qui pourraient la lester et rapidement la rendre obsolète. 

Il faut dire aussi un mot du style, extrêmement limpide. Les phrases sont brèves, nerveuses. Parfois, ce rythme semble figurer les tâtons du personnage. Cela donne en général un tempo rapide, mais qui peut accélérer ou ralentir. Anne Percin dispose d’une palette extrêmement riche, qui fait qu’elle peut tout se permettre. Ainsi la phrase parfois s’allonge insensiblement pour dire le temps suspendu, par exemple quand Pierre raconte une course contre un drôle de mauvais génie.

J’entends le souffle de Xavier derrière moi. Il ne doit pas être bien loin. Deuxième tournant à gauche. J’ai un goût de sang dans la bouche. Encore mes amygdales qui me jouent des tours, j’ai l’impression qu’elles saignent mais ce n’est que de la salive et un mauvais souffle, je suis encore un peu trop gros, si je perdais des tas de kilos j’aurais peut-être des poumons très larges et très purs, pourtant je ne vois pas pourquoi, les cantatrices ont bien de grandes cages thoraciques : on dit qu’elles ont du coffre. Quand les gens les voient à la télé, ils s’exclament : « Quel coffre ! ça doit être pratique pour y ranger les bagages ! » Les gens sont marrants. Quand ils ne sont pas méchants. (p. 36-37).

Au cœur du récit jaillit un monologue intérieur qui dérive entre dinguerie et métaphores. Ce ne sont plus Pierre et Xavier, mais un chameau et un serpent, et le narrateur raconte la course avec la distance d’un renard amusé. Insensiblement, il injecte des images, belles mais discrètes, qui font toute la poésie du roman. Car Point de côté est un livre poétique, pas violemment, à la Xavier Deutsch, mais dans des inflexions discrètes, un abord des choses, une façon de les prendre de biais.

Dans Strasbourg un après-midi, on se perd facilement. Je ne parle pas d’orientation, mais d’identité. Très vite, hier, je me suis senti aspiré. J’avais à peine atteint la place Gutenberg que, déjà, je m’étais dissous. J’ai continué à voguer dans la foulé, sous les arcades jusqu’à la place Kléber, presque fantôme, à cette différence près que tous mes sens étaient en éveil. Ma peau frissonne dès qu’on la frôle, même si c’est par hasard. Je rougis dès qu’on me regarde. (p. 70)

La perfection n’existe pas, mais Point de côté s’en rapproche, qui dit tant de choses en 147 pages à bride abattue. L’économie apparente de moyens cache une richesse contenue comme de l’air comprimé. En le refeuilletant, je m’extasiais du peu de ligne qu’il lui faut pour exprimer tant de sentiments et d’événements. Même les moments les plus forts peuvent tenir sur une feuille de papier à cigarette. D’après ce qui est dit dans le prière d’insérer, Anne Percin a réécrit son roman trois fois en quinze ans. Cela me confirme qu’il n’y a aucun rapport entre la spontanéité d’un livre et le travail qu’il a demandé. 

Très vivement recommandé. Du même auteur (publié depuis) : Servais des collines (un roman très réussi se passant à la Renaissance) et L'Âge d'ange.

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J
<br /> <br /> J'ai lu ce livre il y a quelques temps, et je trouve que tu en parle vraiment bien ! Je suis d'accord avec tout ce que tu as dit, la spontanéité de l'écriture, le côté poétique, tout ça...<br /> <br /> <br /> C'est vraiment un livre magnifique !<br /> <br /> <br /> <br />
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J
<br /> <br /> Merci. Je suis d'accord : c'est un très beau livre.<br /> <br /> <br /> <br />
U
<br /> Il ne s'agit pas de dire que les homos sont nuls en sport mais de constater que, vivre des désirs que l'on refoule vis-à-vis des garçons de son âge peut, à l'adolescence, rendre pénible un certains<br /> nombre de situations, comme celles, de rapprochement et de rivalité, qui se retrouvent en cours d'EPS.<br /> <br /> Il ne s'agit pas d'enfermer les homos dans un type de comportement, mais de constater que l'homosexualité (par le fait qu'elle fait vivre une situation d'exclusion par exemple) a des conséquences<br /> sur d'autres aspects de la vie de la personne.<br /> <br /> Amitiés<br /> <br /> <br />
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J
<br /> OK. Ma réponse était un "coup double", parce que le dossier de Têtu m'a passablement énervé. Cela ne favorise pas toujours une communication efficace...<br /> <br /> <br />
U
<br /> -----<br /> Avertissement: si vous n'avez pas lu le livre, ce commentaire en dévoile certains aspects<br /> -----<br /> <br /> Bonjour,<br /> <br /> Ce Pierre Mouron, il n'est pas heureux. Pourquoi? Certes, il doit faire le deuil de son jumeau, mais pour moi, le livre raconte autre chose.<br /> <br /> <br /> <br /> Des désirs qu'on n’ose pas avouer, même dans un journal intime (ta citation: "J’ai envie d’une présence. J’ai envie d’une main sur mon<br /> épaule. J’ai envie… de quelque chose que je ne peux pas écrire, même pas ici")<br /> <br /> <br /> Un mal-être dans un corps qui réclame ce qu'on ne veut pas lui donner "Honte de cette enveloppe de chair à qui je n'ai rien demandé, et qui<br /> n'arrête pas de supplier qu'on la touche" (p 17)<br /> <br /> <br /> Un mal-être dans la relation avec les garçons de son âge<br /> <br /> <br /> Un avenir dans lequel on n’arrive pas à se projeter. (Pierre prévoit de se suicider à 20 ans)<br /> <br /> <br /> J’ai vécu tout cela aussi. Et c’est en lisant ce livre que j’ai compris. Refuser mes désirs homosexuels a eu des conséquences sur toute ma vie, et en particulier à l’adolescence: mon rapport à mon<br /> corps*, mon rapport aux autres (aux garçons en particulier), ma capacité à me projeter dans l’avenir (qu’imaginer quand on ne se voit pas marié?).<br /> <br /> On dit homosexualité, mais il n’y a pas que la sexualité qui est en jeu...<br /> <br /> Merci encore de m’avoir fait découvrir ce roman extraordinaire.<br /> <br /> * Peut-on faire un lien avec le fait que de nombreux homosexuels racontent à quel point ils étaient malheureux pendant les cours de sport au collège? cf article dans Têtu<br /> <br /> <br />
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J
<br /> Cyrille,<br /> <br /> J'ai lu ce dossier dans Têtu et très franchement je ne vois pas pourquoi il y aurait une fatalité à ce que les homos soient nuls en sport (collectif). J'ai trouvé le dossier complaisant et<br /> rempli de clichés. J'ai plusieurs contre-exemples mais ils relèvent de l'expérience individuelle, difficilement exposable ici. Je refuse qu'on enferme la diversité des hommes qui aiment les hommes<br /> et des femmes qui aiment les femmes dans tel ou tel type de comportement, telle ou telle inclination culturelle, etc. L'attirance (amoureuse, sexuelle) n'est pas tout et ne met pas tout à son<br /> diapason, selon moi.<br /> Je n'ai pas trop le temps de développer présentement, mais c'est l'occasion de dire que l'envie d'écrire de nouveaux posts me démange et que je devrais enfin avoir du temps pour.<br /> <br /> Bon, sinon, je n'ai aucun moyen de modérer les commentaires autrement qu'en les refusant ou en les acceptant. Sinon, j'aurais cassé le lien internet (pour éviter la publicité à ce magazine, que je<br /> trouve de moins en moins intéressant).<br /> <br /> <br />
J
Bonjour,les bouquins que vous citez dont le thème central est la recherche de soi chez l'adolescent, l'évolution vers la maturité et le statut d'homme ou de femme, me rappellent un livre publié récemment aux éditions Portaparole. Il s'agit de "Peter Mayr Strasse" de Denis Costa. Contrairement à son titre qui pourrait le laisser penser, il s'agit d'un contenu d'anecdotes d'un jeune étudiant français qui poursuit des études non pas en Allemagne mais dans une ville du nord de l'Italie. C'est assez impudique comme récit mais vraiment drôle, le héros ne se prend pas la tête, et il y a plein de tendresse là dedans. Je pense aue tous les ados pourraient se retrouver dans ce récit. Moi j'ai super aimé. 
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G
eh ben! quel éloge!<br /> je suis bien content de te l'avoir fait découvrir!!
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J
Et moi, je t'en remercie !