Anne Percin
L’idée de faire écrire Pierre est ici payante, car elle nous laisse toujours un coup en arrière, avec ce qu’il veut bien coucher sur le papier, qui n’est pas tout. Ce n’est pas évident de le réaliser quand on est pris dans l’histoire, mais les non-dits sont finalement aussi importants que ce qui se dévoile.
J’ai envie d’une présence. J’ai envie d’une main sur mon épaule. J’ai envie… de quelque chose que je ne peux pas écrire, même pas ici. (p. 71)
La métaphore de la course n’est pas arbitraire, car elle tient une place concrète dans la vie du héros :
Et puis cette année, au mois d’avril, j’ai vu à la télé des images du Marathon de Paris.
Il faisait chaud, ce printemps-là. Devant moi, ma mère a dit : « par cette chaleur, c’est suicidaire de courir. »
Alors j’ai commencé à courir.
C’est facile quand on a de la volonté. Ça ne demande aucun matériel, aucun conseil, aucun partenaire. Deux mois plus tard, j’avais perdu cinq kilos. Maman a cru que j’avais fait ça pour perdre du poids. Elle n’a pas tort, mais ce qu’elle ne sait pas, c’est que je compte perdre tout mon poids. (p. 14)
L’histoire est égrenée par les courses de Pierre, qui dans cette nouvelle activité est comme une chrysalide en pleine métamorphose, prête à se révéler finalement papillon. En ce sens, plus que tout autre, ce livre exprime le mouvement de l’adolescence, la figure, le suggère, même si l’ensemble est ramassé sur une petite année. Le héros, qui a vécu en creux durant les sept années précédentes, rattrape en quelques mois ce qui lui avait été volé par un accident.
Héros-narrateur, donc, auquel Anne Percin a prêté beaucoup d’humour, en deçà de sa carapace. Pierre ne cesse de se moquer de lui-même, et accessoirement un peu des autres. Mais il décrit aussi avec maestria des moments de trouble (un baiser dans les toilettes, un triomphe qui tourne à l’humiliation, un coup de foudre…). Sa langue n’est ni recherchée ni caricature, une langue de jeune homme, sans cette surcharge de signes qui démonétiserait rapidement le livre.
La lettre est là, à côté de moi, sur le lit. J’écris adossé au mur de ma chambre, la couverture à carreaux rouges sur mes genoux, celle avec des étriers, des chiens, des cors de chasse, offerte glorieusement à ma mère par la société La Redoute. J’ai aussi sur les épaules le pull violet de la fille du ciné. Je me fais l’effet d’un chiffonnier d’Emmaüs, l’abbé Pierre Mouron. (p. 99)
Dans le même ordre d’idées, nous sommes situés en un lieu (Strasbourg), à une période précise (du 28 juillet 1999 au 1er juillet 2000), mais cette précision ne se referme pas comme un piège qui périmerait rapidement ce qui est raconté. Dans quarante ans, le livre n’aura pas pris une ride. Anne Percin a eu cette adresse d’ancrer très nettement l’histoire tout en l’épurant de tous les détails qui pourraient la lester et rapidement la rendre obsolète.
Il faut dire aussi un mot du style, extrêmement limpide. Les phrases sont brèves, nerveuses. Parfois, ce rythme semble figurer les tâtons du personnage. Cela donne en général un tempo rapide, mais qui peut accélérer ou ralentir. Anne Percin dispose d’une palette extrêmement riche, qui fait qu’elle peut tout se permettre. Ainsi la phrase parfois s’allonge insensiblement pour dire le temps suspendu, par exemple quand Pierre raconte une course contre un drôle de mauvais génie.
J’entends le souffle de Xavier derrière moi. Il ne doit pas être bien loin. Deuxième tournant à gauche. J’ai un goût de sang dans la bouche. Encore mes amygdales qui me jouent des tours, j’ai l’impression qu’elles saignent mais ce n’est que de la salive et un mauvais souffle, je suis encore un peu trop gros, si je perdais des tas de kilos j’aurais peut-être des poumons très larges et très purs, pourtant je ne vois pas pourquoi, les cantatrices ont bien de grandes cages thoraciques : on dit qu’elles ont du coffre. Quand les gens les voient à la télé, ils s’exclament : « Quel coffre ! ça doit être pratique pour y ranger les bagages ! » Les gens sont marrants. Quand ils ne sont pas méchants. (p. 36-37).
Dans Strasbourg un après-midi, on se perd facilement. Je ne parle pas d’orientation, mais d’identité. Très vite, hier, je me suis senti aspiré. J’avais à peine atteint la place Gutenberg que, déjà, je m’étais dissous. J’ai continué à voguer dans la foulé, sous les arcades jusqu’à la place Kléber, presque fantôme, à cette différence près que tous mes sens étaient en éveil. Ma peau frissonne dès qu’on la frôle, même si c’est par hasard. Je rougis dès qu’on me regarde. (p. 70)
La perfection n’existe pas, mais Point de côté s’en rapproche, qui dit tant de choses en 147 pages à bride abattue. L’économie apparente de moyens cache une richesse contenue comme de l’air comprimé. En le refeuilletant, je m’extasiais du peu de ligne qu’il lui faut pour exprimer tant de sentiments et d’événements. Même les moments les plus forts peuvent tenir sur une feuille de papier à cigarette. D’après ce qui est dit dans le prière d’insérer, Anne Percin a réécrit son roman trois fois en quinze ans. Cela me confirme qu’il n’y a aucun rapport entre la spontanéité d’un livre et le travail qu’il a demandé.
Très vivement recommandé. Du même auteur (publié depuis) : Servais des collines (un roman très réussi se passant à la Renaissance) et L'Âge d'ange.