Sylvie Massicotte, Les Habitués de l’aube, Les éditions de la courte échelle, « roman+ », 1997.
Je n’avais jamais entendu parler de Sylvie Massicotte, avant que mon collègue du blog « Cultures et débats » ne signale ce roman. C’est une auteure canadienne qui a déjà publié de nombreux romans et nouvelles. J’ai beaucoup aimé Les Habitués de l’aube même si la mise en page du livre est un peu rebutante : pages blanches comme des intercalaires, pavé de texte avec des marges ridiculement réduites, composition mal fichue.
L’héroïne du livre en est la narratrice. Le point de vue est tellement subjectif, tellement enraciné dans son regard qu’on ne saura ni comment elle s’appelle, ni où elle vit, ni exactement quel âge elle a. Pour autant, ça ne crée jamais de difficultés. Le lecteur n’est pas désorienté. Je ferais l’hypothèse que l’auteur a fait ce choix pour au moins deux raisons. D’une part, cela plonge le lecteur dans le monde de son héroïne sans mise à distance, lui fait épouser au plus près les tâtons du personnage. D’autre part, cela confère au roman une portée universelle, débarrassée d’éléments contextuels qui viendrait situer l’histoire dans le temps et l’espace. Il y a néanmoins un léger accent québécois dans certaines tournures, mais on est loin de tout pittoresque. J’imagine qu’à l’instar d’un Robert Lalonde, Sylvie Massicotte a dû travailler à neutraliser autant que possible les particularismes de sa langue.
Il s’agit donc d’une histoire très épurée, racontée par chapitres brefs, voire extrêmement courts (certains font deux pages). Il y a une âpreté, une sécheresse, qui sont à l’image de l’héroïne, une fille au caractère tranchant, aux sentiments intenses, mais taiseuse et incisive en même temps. Par l’accumulation de réflexions, de formules lapidaires, sa personnalité émerge vigoureusement au fur et à mesure que l’on avance dans le livre. Cette façon de procéder me semble très bien fonctionner. Rares sont les caractères dans la littérature pour ados qui prennent autant d’épaisseur et de nuances, sans le moindre blabla psychologique.
Ainsi donc, quand l’histoire commence, c’est l’été et son oncle est venu lui proposer de passer dix jours dans sa maison auprès du lac. Elle reste sur une rupture douloureuse avec son petit ami, Laurier. Ses parents ont fait un nouvel enfant sur le tard, un Léo qui doit avoir entre un et deux ans. Elle s’occupe de lui avec une tendresse bourrue. Néanmoins, elle accepte l’offre qui lui est faite, car elle est très complice avec son cousin Antoine, et c’est l’occasion de passer quelque temps à la campagne.
Sa tante est dans un asile psychiatrique. L’oncle, assez perturbé, est souvent absent. Elle fait connaissance des amis de son cousin : Guillaume, un garçon ordinaire, immédiatement séduit, Olivia, la rivale, Camille, beaucoup plus sympathique. Et Marc-André…
Antoine, déjà installé à la table de pique-nique. Antoine, oui, mais le gars assis en face de lui… Beau, un vrai dieu ! Je cherche quoi dire… « Il fait beau », c’est tout ce qui me vient, j’appuie sur le mot beau. Je n’arrive pas à porter mon attention ailleurs que sur lui. Sa petite fossette au menton qui apparaît et disparaît pendant qu’il mange. Son regard sur moi, difficile à définir. Je suis sûre qu’il connaît la peine, lui aussi, qu’il comprend tout.
Il a de longs cils, comme Laurier… L’épaisseur de ses sourcils lui donne l’air un peu triste. Une touche sombre autour des grands yeux clairs, l’obscurité et la clarté en un seul visage. (p. 20-21)
Marc-André, c’est « le voisin », un musicien, très proche d’Antoine. L’héroïne, elle, est saxophoniste. Lors d’une soirée sur la plage avec les amis de son frère, ils jouent tous les deux et un lien s’établit.
Le cri de mon instrument monte dans la nuit. Il s’élève avec la fumée, jusqu’aux étoiles. Camille est une étoile. J’accueille avec elle le son qui paraît lentement se dédoubler. Je détourne la tête en ne cessant pas de jouer. C’est Marc-André qui me rejoint avec son saxophone dans lequel il raconte l’histoire, notre histoire à nous, à mesure qu’il bouge dans son chandail à gros cables de laine. J’aimerais m’y blottir…
Ma musique se vautre dans la sienne. Les étoiles semblent s’être décrochées du ciel. Elles scintillent là, tout autour, dans les yeux de Camille et d’Antoine, elles se mêlent aux flammèches que me lance Olivia.
Un silence, un soupir, comme on dit en solfège. Les autres applaudissent, mais, tous les deux, nous savons que la pièce n’est pas terminée. On reprend là où on s’est arrêtés. Marc-André se rapproche de moi en jouant. Son visage à demi éclairé par les flammes, son visage qui m’apparaît si maigre soudain. (p. 46-47)
La passion de l’héroïne pour Marc-André ne cesse de croître à mesure que l’histoire avance. Le lecteur, soumis à son point de vue, peut s’y abandonner ou trouver certains détails surprenants. Ainsi, l’oncle énonce-t-il platement à propos de Marc-André vis-à-vis de son propre fils : « C’est son ami ». Elle-même trouve que c’est « un garçon bizarre », qui peut faire la sieste dans un champ de fleurs. Antoine a fait de nombreux dessins de lui. Comme toujours, elle taquine son cousin en l’appelant « P’tite nature ». Au milieu de l’histoire, Marc-André s’efface, disparaît dans sa maison. L’héroïne se console en fréquentant vaguement avec Guillaume, sans élan. Marc-André est malade, on ne saura jamais de quoi. Il faudra une échappée sur le ponton pour qu’elle comprenne enfin ce qu’elle refusait de voir…
Les Habitués de l’aube est l’histoire d’un aveuglement qui peu à peu se défait. Ce faisant, le roman se tient au plus près des émotions d’une jeune fille, et c’est sans doute l’une de ses principales qualités. Le double jeu entre ce que l’héroïne voit et ce que l’on peut (ou non) deviner, est plutôt subtil. À aucun moment l’auteur ne ridiculise son personnage, ni ne suscite une connivence avec le lecteur averti, et c’est tant mieux. Elle n’hésite pas non plus à exprimer la colère de son héroïne, et la férocité que sa découverte suscite en elle dans un premier temps. Elle évoque aussi, et avec beaucoup de tact, le déni de l’oncle — qui sait parfaitement qui son fils aime, mais refuse de l’accepter pleinement.
En somme, et sans la moindre lourdeur, Sylvie Massicotte réussit à dire beaucoup de choses sur « l’amour au masculin pluriel » (Romain Didier) du point de vue d’une jeune fille hétérosexuelle. Certains passages distillent une poésie discrète, parfois un rien convenue, mais plutôt agréable. En revanche, la langue d’ensemble est résolument celle d’une jeune fille, pas vraiment policée, parfois choquante (pour un temps), à la nervosité travaillée. Je trouve que l’ensemble est une vraie réussite.