Frank Secka, À pic, éditions Thierry Magnier, 2002.
Pour les besoins du projet C'est comme ça, j’ai été amené à relire récemment de nombreux livres jeunesse à thématique LGBT. L’exercice m’a fait revivre mes premières découvertes, dans les années 2003-2004. Dans certains cas, j’ai été déçu par rapport à mon expérience initiale (ça a été le cas pour le Cahier rouge de Claire Mazard), dans d’autres j’ai reconsidéré un souvenir mitigé (J’ai pas sommeil de Cédric Érard — que j’avais lu trop vite et sur lequel j’aimerais faire un post élaboré). Et puis il y a cette valeur sûre qui a traversé les années : À pic de Franck Secka, découvert en juillet 2003, et qui m’avait propulsé derechef dans Le Garçon modèle, roman « adulte » du même.
Cette relecture m’a permis de confirmer une intuition : Franck Secka a vraiment une très belle plume, une authentique maestria d’écrivain, qui peut tout se permettre. En particulier, À pic est complètement bluffant. Sous la forme d’une remémoration, adressée en guise d’envoi à un-e destinataire surgi-e de nulle part, il y raconte les premiers émois d’un garçon à peine sorti de l’enfance (et dont l’âge n’est jamais fixé), à la fin des années 1970. La coïncidence avec la date de naissance de l’auteur (né en 1965) n’est peut-être qu’un attrape-nigaud (ou pas).
Dès les premières lignes, Jean, le narrateur d’À pic, plante le décor :
C’était il y a longtemps... En 1977. À cette époque, une professeur d’anglais du lycée de mon frère réunissait chaque année une cinquantaine d’adolescents pendant les vacances de Pâques ; avec l’accord de leurs parents (ainsi qu’une somme d’argent proportionnelle au dérangement), elle les emmenait skier à Thal dans les Alpes suisses. Mon frère faisait partie de ce groupe pour la troisième année consécutive et, quoique je sois de cinq ans son cadet, je m’étais chaque fois plaint de ne pas partir avec lui. (p. 11)
Âgé d’une douzaine d’années à l’époque (à ce que l’on devine), Jean est pour la première fois du voyage cette année-là. Il part, encore un peu petit garçon, manifestement peu dégourdi, pour ce qui va être une expérience initiatique. Chaque moment saillant est raconté avec un mélange de jeu sur le genre éculé du récit de vacances et de truculence. Très conscient de lui-même et des codes de popularité, il glisse sur les événements pour se composer un personnage de mascotte cool. C’est néanmoins par une succession de bévues qu’il retient l’attention du groupe : il chute à ski, s’égare dans la ville d’à côté, frôle l’accident lors d’une soirée de griserie... Il sympathise plutôt avec les filles, s’il n’y avait Samuel, un garçon légèrement plus âgé que lui, objet d’une fascination que le narrateur, dans un premier temps, effleure et distille. Avec la montée d’un intérêt réciproque chez Samuel, Jean se découvre peu à peu, la narration suggérant avec un bonheur rare la mue progressive de ce qui était au départ une attirance vague en quelque chose de nettement plus fort.
Écrit dans une langue alerte et délurée, À pic est une très grande réussite, en particulier dans sa façon de montrer comme incidemment la découverte des sens et le désir d’un garçon… pour un autre garçon. Le narrateur arrive à suggérer le mélange de pudeur et de franchise d’un préadolescent pour lequel des sensations confuses peu à peu s’ordonnent, trouvent des mots, faisant brusquement rupture avec l’enfance. Ultra rythmée et très orale au début, la langue devient plus lente et poétique à mesure que le roman s’approche de son terme, épousant l’humeur changeante du personnage. Là est sans doute l’un des indices les plus probants de la maestria que j’évoquais : dans cette façon de faire coulisser des registres, depuis la légèreté aérienne du début, farceuse et connnivente, jusqu’au goût de cendres des derniers chapitres. Et malgré la jeunesse de Jean, il n’y a pas d’âge pour s’identifier à l’expérience qu’il traverse.
J'aimerais détailler davantage l'analyse. J'avais envisagé de créer une page annexe à cet effet, afin de ne pas dévoiler en première intention le chemin accompli par Jean. Une autre fois ?