Je suis une véritable couleuvre. Je suis allé piocher un certain nombre de mes critiques sur le net parce que je n’avais pas trop le temps d’en écrire dans un court terme de quelques mois.
Ma Deuxième peau d'Erwin Mortier
Autrement dit, ce livre est une pure merveille. Moins méchant que Marcel, qui est une satire des petits bourgeois catholiques flamands, mais quand même assez vachard, et d’abord avec Anton lui-même. Immensément sensuel ensuite, notamment pour réinventer les sensations d’un tout petit garçon curieux de tout, ou dire les gestes balbutiants de la puberté. L’écriture est extrêmement stylisée et en même temps jamais lourde ou fastidieuse : il y a une liberté d’expression, une facilité déconcertante à épouser tous les tons, à jouer tous les jeux de la langue, qui est la marque des plus grands écrivains. Le plus étonnant est sans doute la façon très particulière dont Erwin Mortier se joue des thèmes les plus mastocs de la littérature (l’amour, la mort, la mémoire, ce genre de choses) pour les faire vibrer à sa manière, sans aucun grand discours, juste en les faisant résonner dans le prisme chatoyant de sa merveilleuse écriture.
Voir aussi mon analyse de son bref récit, Les Dix Doigts des Jours.
L'Île Atlantique de Tony Duvert
À sa parution en 1979, s'il s'est mieux vendu, ce livre n'a pas eu le retentissement de ses livres précédents, notamment Paysage de fantaisie, couronné par le prix Médicis en 1973. Pourtant, la facture de ce roman est bien plus classique. Tony Duvert s'éloigne en apparence des expérimentations audacieuses de ses livres antérieurs et raconte une histoire, de façon assez linéaire en somme.
L'Île du titre est un symbole: elle figure un microcosme, un monde en vase clos, avec ses notables, ses intellectuels, ses épiciers, ses prolos, sa prostituée et, surtout, les rejetons de cette société. Duvert procède à la manière de Dos Passos, circulant d'un personnage à l'autre, changeant régulièrement de point de vue. Il fait des allers et retours entre le monde des enfants et celui des adultes, manifestant pleinement à quel point ils sont hermétiques l'un à l'autre. Le sexe est une composante importante des deux univers, rarement joyeux, le plus souvent marqué du sceau de la prédation.
Chaque saynète donne à l'auteur l'occasion d'exercer ses talents de satiriste génial, qui fait exploser la médiocrité, la perversion ou la brutalité avec une économie de mots absolument stupéfiante. Les dialogues sont particulièrement fascinants: leur vacuité fait penser à Nathalie Sarraute ou Robert Pinget, mais qui se seraient convertis au roman (pseudo)réaliste. Il n'y a pas la moindre trace de gras dans ce livre découpé au bistouri dans lequel chaque mot est disposé au millimètre près. Mais comme Duvert est un artiste éblouissant, on peut parfaitement dévorer son livre comme un thriller inquiétant sans s'arrêter sur la forme parfaite qui le sous-tend. Presque tous les amis auxquels je l'ai fait lire l'ont dans un premier temps dévoré, avant de revenir éventuellement sur l'histoire, les personnages (ah ! Madame Seignelet: la mère la plus affreuse de la littérature française !), la satire, l'art, etc.
L'Île atlantique est un chef d'œuvre, un « poème » au sens des Âmes mortes de Gogol, une synthèse entre réalisme et nouveau roman, un livre tout à la fois facile à lire et d'une richesse infinie. Il est plus que temps que l'on reconnaisse enfin l'un des écrivains français les plus importants du XXe siècle, tombé au purgatoire (au moins) dans les années 1980 du fait de ses positions sur les relations entre adultes et mineurs. À sa décharge, on pourrait ajouter que Tony Duvert n'est ni Roger Peyrefitte ni Gabriel Matzneff: ce n'est pas un chasseur sommé de se justifier, et qui s'invente des raisons hypocrites. Ce n'est pas non plus un chantre de l'enfance ou de l'adolescence, dont il poursuit au contraire les mesquineries et la mauvaise foi. Les jeunes sont chez lui des adultes en devenir, déjà pourris par une forme ou une autre de suffisance sociale. Et lui les traque avec un moralisme qui pourra sembler paradoxal.
Voir aussi mon hommage à Duvert après sa mort.
Prends-moi par la main de Sheri Joseph
J'ai acheté ce livre un peu au hasard en 2004. Mais après l'avoir enfin lu, je peux dire que ce fut l'une des plus belles surprises de l'année. L'histoire se passe de nos jours au fin fond de la Georgie, au cœur « Green County », épicentre de l'Amérique puritaine, dans l'un des États les plus conservateurs du Sud des États-Unis. Prends-moi par la main entremêle les destinées de quelques personnes, qui ont un lien plus ou moins fort avec un adolescent sensible et hors-norme, Paul. L'auteur utilise une technique de narration assez particulière: elle épouse successivement le point de vue d'une dizaine de personnages en déroulant globalement l'histoire au fil de ces séquences (sauf que certaines sont des flash-backs). Ainsi, l'auteur passe d'un individu à un autre de chapitre en chapitre, avec des retours en arrière, des portraits singuliers, tandis que l'intrigue principale chemine doucement. On pourrait dire que ce roman ressemble à un puzzle, dont le lecteur apprend à recoller lentement les morceaux. Paul est un garçon de dix-sept ans, blond, fragile et doux. Il est irrésistiblement attiré par les hommes et ne peut pas s'empêcher d'aller les séduire le long des routes de Georgie. Mais Paul est entouré par des adultes qui l'aiment et qui, à défaut de le « remettre dans le droit chemin » (sic), veulent tout faire pour le préserver des terribles menaces qui pèsent sur lui: le SIDA, la police, un lynchage collectif. Mais comment sauver Paul et éviter qu'il ne fugue et se perde? Les personnes qui l'aiment veulent le sauvegarder, le préserver, mais rien n'est plus difficile au pays des red necks. L'histoire est organisée autour de ce suspense, de plus en plus fort de page en page. Maniant une écriture à la fois poétique et juste, ce premier roman de Sheri Joseph est un coup de maître, qui aurait dû trouver son public.
J'ai écrit depuis un article plus développé sur Prends-moi par la main, et un autre sur sa "suite", Stray.
Yves Navarre, Le Jardin d’acclimatation
Fin des années 70 ou début des années 80, Henri Prouillan, ancien ministre, veuf, septuagénaire, se replonge dans son passé et les tragédies familiales. Peu à peu, les autres membres de la famille émergent: Suzy, la soeur, veuve d'un dramaturge rive droite; Luc, Claire, Sébastien, les enfants devenus grands. Par courts paragraphes, Yves Navarre nous insinue dans leurs pensées, fait surgir leur mémoire. Dès le début du livre, le petit dernier de la famille est dans toutes les pensées, Bertrand. Bertrand va avoir quarante ans. Il est retiré dans la maison de famille, à Moncrabeau. On le voit mener une vie hagarde sous le regard des gardiens du domaine. Vingt ans auparavant, il était le soleil de la famille et ses phrases nourrissaient la vie de chacun au rythme de ses trouvailles. Il était promis aux plus belles réussites scolaires. Entretemps, il s'est passé un double drame. L'épouse d'Henri en est morte. Le livre est un chemin qui nous mène à la compréhension de ces événements révolus.
Jamais Yves Navarre n'a écrit aussi juste, aussi sec que dans ce livre-là. Ce fut un Goncourt justifié (une fois n'est pas coutume). Le portrait de Bertrand Prouillan en jeune homme amoureux d’un autre produit aussi l'un des plus beaux personnages romanesques que je connaisse: je m'y suis attaché comme rarement dans ma vie de lecteur. Les lettres de Bertrand à Romain, un jeune acteur de la troupe de son oncle, situées à la fin du livre, sont le sommet de celui-ci, admirable correspondance imaginaire.
Réédité chez H&O en 2009.
Deux garçons, la mer de Jamie O'Neill
Entre Joyce et Balzac (quel grand écart !), Jamie O'Neill nous plonge le nez dans l'Irlande Catholique de la première guerre mondiale, partagée entre fidélité à la couronne et tentation républicaine. Chaque page est un cadeau au lecteur. Avec une patience et une minutie sans équivalent, l'auteur nous fait assister à l'avènement de Jim, beau garçon en quête d'absolu. Entre son amour de toujours, le truculent Doyler, et MacMurrough, l'initiateur cynique et débauché, il va s'ouvrir à la vie comme une fleur miraculeuse et improbable. Aucun personnage du livre n'est traité avec mesquinerie, même les plus réprouvables à nos yeux d'aujourd'hui. Il n'est pas besoin de connaître l'histoire de l'Irlande, car on suit sans difficultés cette tragédie qui n'est jamais là où on l'imagine. L'histoire déroule son fil, allant d'un personnage à l'autre, de scène en scène, de l'intime au cinémascope. Jamie O'Neill semble d'ailleurs s'inspirer d'une technique cinématographique dans sa façon de raconter l'Irlande de 1915. Mais il peut aussi dérouler des monologues intérieurs qui rappellent un autre lignage (celui de Joyce).
Bref, Jamie O'Neill est un écrivain de très grand talent, l'un des rares à éviter les ornières du roman historique. Je ne vois guère que La mort du Vazir-Moukhtar de Iouri Tynianov, comme équivalent dans la littérature européenne.
Dream Boy de Jim Grimsley
Nathan est un adolescent ballotté de maison en maison par ses parents, fuyant un lourd et pesant secret dont il est la victime. À l'occasion d'un énième déménagement et de son arrivée dans une petite localité piétiste du Sud des États-Unis, il devient le voisin de Roy, jeune homme à peine plus âgé dont il tombe profondément amoureux. Rapidement, l'un et l'autre réalisent leur commune attirance, à cette nuance que Roy peine à assumer pleinement leur passion. Mais les deux garçons doivent affronter la pesanteur des tabous d'une Amérique rurale confite en religion, les ambiguïtés de Roy et le lourd passé de Nathan, poursuivi par un horrible secret familial, après. Ce livre de Jim Grimsley, le dernier traduit en français à ce jour, est un délice, sans doute son oeuvre la plus réussie. L'écriture est moins réaliste et plus poétisée que dans les premiers livres traduits de Grimsley. La délicatesse extrême avec laquelle il dépeint les sentiments de Nathan est un pur enchantement, de poésie et de grâce. Il excelle à rendre sensible tous les émois de son personnage principal, à le rendre extrêmement attachant. À aucun moment le livre, malgré son arrière-fond, ne bascule dans la vulgarité ou la facilité. Le chef d'oeuvre que l'on pouvait attendre de Jim Grimsley.
Patrick Gale, Chronique d’un été
À ceux qui souhaiteraient se plonger dans ce magnifique roman, je déconseille de lire la 4ème de couverture de l'édition de poche. En effet, « Chronique d'un été » est presque un thriller, dont le mystère est un peu éventé par le résumé. Sans être un livre à énigme façon Agatha Christie, l'auteur en pastiche les procédés et se joue de nous. Patrick Gale aime les histoires compliquées, mêlant plusieurs récits, plusieurs époques, et les entrelaçant finalement, sans que pour autant la fin soit synonyme d'explication, comme c'est le cas chez les vieilles romancières anglaises...
Pour raconter quoi ? L'histoire de deux garçons, Julian, onze ans, qui part en vacances avec ses parents, et Will, quadragénaire gay, heureux propriétaire d'une librairie à succès. Chapitre après chapitre, la narration passe de l'un à l'autre, racontant en parallèle deux histoires de famille. Le procédé pourrait être fastidieux si l'auteur n'avait cet incroyable génie des petits détails subtils, doublé d'une grande drôlerie, et d'un don de poésie jamais galvaudé. Le résultat est un régal de tous les instants, le genre de livre qu'on a un mal de chien à abandonner, ne serait-ce que provisoirement. En outre, Patrick Gale sait exprimer ce je-ne-sais-quoi de vertigineux qui étreint un être quand l'amour lui tombe dessus. On retrouve d’ailleurs certains personnages du précédent roman de Gale traduit en français, L'aérodynamique du porc. À la différence de la série des Barbary Lane d'Armistead Maupin, Chronique d'un été est bien plus que ce que son titre (français) n’indique: un authentique roman, écrit, sensible, d'une grande subtilité. Un humour pince sans rire, typiquement old english, en moire les meilleures pages. Rien, finalement, d'énorme ou de télégénique dans tout cela, mais un excellent roman que l'on referme avec la nostalgie de ne plus l'avoir devant soi.
Éric Jourdan, Les Mauvais Anges, 1957
rééd. La Musardine 2005.
Depuis, il m'aurait fallu rajouter :
André Aciman, Plus tard ou jamais, éditions de l’Olivier, 2008.
Peter Cameron, Un Jour cette douleur te servira, Rivages, 2008.
Julia Glass, Jours de juin, Éditions des 2 terres, 2006.
Sans parler de tous ceux que je n'ai jamais trouvé le temps de chroniquer...
Si l'un de ces livres vous fait envie, il y a moyen notamment de les retrouver sur la liste que j'ai constituée sur Amazon.

Je n'ai pas exactement lu tous les livres de la 




L'album est arrivé par la poste et j'ai découvert le reste du disque. La moitié des textes a été écrite par son père et son frère. Comme il le souligne dans une interview, cette association n'est pas allée de soi : "


Elliot, garçon fluet et petit pour son âge, a fait l'objet des années durant de harcèlement dans son école anglaise. Pour mettre un terme à ce calvaire, la famille a déménagé et le garçon entre à la high school de Holminster, ancien établissement privé devenu public. Il lui faut assez peu de temps pour comprendre qu'au-delà de sa façade plus policée, le nouvel établissement est encore pire que l'ancien. Il y règne en effet un système de domination insidieux et fascistoïde. Pourtant, victime pendant des années, Elliot ne veut plus endurer la torture. Il va développer des stratégies pour échapper à la fatalité des exclus, au risque de devenir impassible au sort des autres. Sur le bashing (harcèlement) dans les écoles anglo-américaines, on n'a rien écrit d'aussi beau que ce roman de Graham Gardner. Rarement livre n'a été aussi loin dans la description des ruses par lesquelles une victime s'endurcit, au risque de devenir bourreau, tout en s'enfermant dans un monde de dissimulation et d'incommunicabilité. Je préviens tout de suite : ce livre n'a rien de gay. En revanche, il nous concerne tous, parce que sa réflexion sur la domination est universelle. Pour un adolescent, maltraité ou maltraitant, ou simplement spectateur de la violence scolaire, je crois qu'il apporte des repères essentiels. D'un point de vue littéraire, c'est un roman tout à fait remarquable. (sur adventice.com)


Voici un roman hilarant et fûté, peut-être pas gay, mais assurément queer, à faire lire à tous les ados qui se prennent la tête avec les histoires de garçons et de filles. Matthew Burton, 13 ans, et ses parents coulent une vie paisible dans la périphérie de Londres, jusqu'à ce que débarque dans leur vie le neveu de Mme Burton, Sam, qui vient de perdre sa mère. Au premier abord, ce garçon est le prototype du petit macho américain, méprisant pour les moeurs anglaises, grossier, et d'un incroyable manque de tact. Intégré vaille que vaille dans la bande de son cousin, il multiplie les bourdes, jusqu'à susciter la colère du trio. Lesquels inventent une punition en apparence inacceptable : pour les avoir ridiculisés devant leurs trois ennemies, Sam devra aller au collège déguisé en fille pendant une semaine... Contre toute attente, Sam accepte. Et c'est là que le livre commence vraiment, multipliant les situations cocasses, à la limite du fantastique. Avec une habileté de sorcier, Terence Blacker multiplie les adversités et les dénoue avec une ingéniosité humoristique sidérante. Demeure une énigme : Sam lui-même, le seul personnage qui n'est jamais narrateur de l'histoire (c'est le seul), alors que tous les autres ont en quelque sorte leur point de vue à faire valoir. L'énervant petit américain se transforme en une personne de plus en plus riche et mystérieuse, de plus en plus queer. Et l'auteur a le tact de laisser le mystère s'épaissir au fil des pages. Très vivement recommandé. (sur adventice.com)







La relation père-fils est la grande affaire de Christophe Honoré, vue des deux points de vue, comme en témoigne ce dernier livre « pour (jeunes) enfants » en date. Parce qu'il aborde un thème fort d'aujourd'hui (l'homoparentalité) en le prenant complètement de biais, du point de vue d'un gamin rageur, ce joli livre m'apparaît comme l'un des plus réussis de son auteur. En somme, le fait qu'Anton a un papa doté d'un amoureux ne change strictement rien à la grande tragicomédie des relations familiales, ni à la stupeur qu'un enfant peut ressentir devant les comportements stupides de son géniteur. Bref, il s'agit d'un livre malicieux, bien écrit, touchant sans sensiblerie : à mettre entre toutes les mains. (sur adventice.com)


Depuis cette époque un peu triste, les choses ont bien changé : plus particulièrement ces quinze dernières années l’édition pour ados s’est beaucoup développée, et on a vu apparaître de plus en plus de romans qui, sans être toujours franchement gays ou lesbiens, évoquent cette thématique — avec plus ou moins de réussite. Après une période où les associations catholiques hurlaient à la perversion de la jeunesse, plus personne ne remet en cause l’importance d’offrir aux adolescents, garçons et filles, des livres auxquels ils peuvent s’identifier ou qui les aideront à devenir tolérants... Certes, on a vu encore il y a quelques années les éditions Bayard refuser de publier dans un de leurs journaux la BD de Tito Le pari (par ailleurs d'une laideur graphique spectaculaire), mais hormis cela, c’est le printemps !




Mais le thème du deuil ne se réduit pas au SIDA ou à la déportation : on le retrouve aussi dans Le Cahier rouge de Claire Mazard, Mon frère et son frère de Hakan Lindquist, Frère de Ted van Lieshout, C'était mon ami d'Anneke Scholtens... Il faut bien avouer qu'un nombre très élevé de romans pour ados parlant d'homosexualité ont un caractère assez lugubre, y compris des livres d'une grande beauté comme