Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

portrait

Tony Duvert (1945-2008)

La nouvelle est tombée la semaine dernière : « l'écrivain Tony Duvert a été retrouvé mort le mercredi 20 août à son domicile de Thoré la Rochette ». Détail macabre, le décès remontait à un mois. Ni suicide, ni assassinat. Après vingt ans de silence, c'est dans une nuit plus épaisse qu'il s'est évanoui.
 

Il y a catharsis en littérature si la réalité pénible que peint l’écrivain est transfigurée par le bonheur de l’expression. Virus atténué égale vaccin. La beauté formelle saisit et extirpe la cause même de la souffrance que le thème de l’oeuvre avait ranimée.

Mais la beauté est perçue seulement à l’issue d’une éducation personnelle, et l’effet de catharsis n’est sensible qu’à celui qui a appris à lire. Tâche infinie.

Les autres gardent en eux leurs microbes, et se contentent d’un emplâtre sur l’abcès, ce cataplasme de litière pour chat qu’ils appellent un beau livre.

Abécédaire malveillant, article « Catharsis », Minuit, 1989, p. 25-26

 

 
Éric Loret lui a consacré une très belle nécrologie dans Libération, Florent Georgesco un texte d'humeur émouvant et Pierre Assouline un article de son blog.
Tony Duvert a publié entre 1967 et 1979 une douzaine de romans, récits, fragments, auxquels il faudrait ajouter force articles dans diverses revues. Ses premiers livres ont été publiés sous forme de souscription, car son éditeur Jérôme Lindon redoutait une violente réaction sociale (voir à ce sujet l'article d'Anne Simonnin, « L'écrivain, l'éditeur et les mauvaises mœurs »). En 1973, Paysage de Fantaisie a obtenu le prix Médicis, ce qui rétrospectivement apparaît plutôt courageux de la part des jurés. Le livre, qui raconte la vie sauvage d'une troupe d'enfants dans un château aux airs de maison close, est l'un de ses plus aboutis.
En 1978-1979, l'écrivain atteint un sommet d'activité : deux romans, dont son chef d'œuvre, L'Île atlantique, et deux magnifiques recueils de textes courts aux éditions Fata morgana. D'une certaine manière, le reflux est intervenu immédiatement : la décennie qui suit verra seulement la publication de deux pamphlets et d'un roman assez médiocre, Un anneau d'argent à l'oreille. Et depuis l'Abécédaire malveillant de 1989, plus rien...
Il est assez tentant de lire ce repli comme un effet de la réprobation croissante dans notre société à l'égard d'un auteur qui fut le chantre des relations intimes entre enfants et adultes. C'est possible, et le ton assez bilieux de L'Enfant au masculin (1980) et de l'Abécédaire pourrait encourager cette lecture.
Mais je ferais pour ma part deux autres hypothèses, déjà contenues dans mon découpage chronologique : je pense que Duvert a rencontré une sévère crise de créativité après L'Île atlantique. Je me demande même s'il n'a pas épuisé ses thématiques de prédilection en accouchant de ce livre. Et, deuxième hypothèse, il a fait le choix d'une écriture romanesque plus accessible à partir de Quand mourut Jonathan (1978), parce qu'il voulait s'adresser à un public plus large. En renonçant à l'expérimentation, il aspirait à être lu davantage. Or la stratégie n'a pas fonctionné et L'Île atlantique n'a pas eu le retentissement qu'il souhaitait. De nombreuses pages de l'Abécédaire malveillant énoncent sa terrible frustration. Je pense que l'on se tromperait à réduire le silence des vingt dernières années de sa vie à sa condition de paria. Témoignage amer,  l'article « Scandaleux »  :

Un moyen de montrer l’imposture des « littéraires », critiques, écrivains, professeurs, glosateurs, découvreurs, cultureux de tout panier, de tout salon, de tout commerce, c’est de les prendre à la lettre et d’agir selon ce qu’ils prêchent à la Littérature d’être et disent qu’elle a été. Apprendre leurs décalogues épineux, mener une carrière aux règles arides, une vie exigeante, méditer les grands modèles, produire un art à leur exemple, être résolument seul, imprudent, neuf, s’égarer, déranger, être vrai : bref, se plier aux valeurs les plus rudes que ces gens aient enseignées aux jeunes, préconisées à longueur de thèses, de manuels scolaires, d’articles et de congrès, jetées à la figure des gribouilleurs, des infatués, des mercantis.

Ce choix devrait-il vous marginaliser ? Évidemment non : il vous situe au centre même de la tradition. Et tel fut mon effort depuis vingt ans et plus : or j’en fais un étrange bilan. Je crains bien d’être l’un des rares auteurs que ces cultureux conchient de rage, omettent avec obstination, diffament avec joie, pillent d’un air absent, traitent en débutant bizarre, enfant terrible, talent fourvoyé, censurent, éloignent, affament, plagient en l’insultant et enterrent comme on écrase un mégot. Scandale à la messe un croyant est venu. Sortez-le!

Abécédaire malveillant, Minuit, 1989, p. 110-11.

 
 
De fait, le « scandaleux » et la « réalité pénible », Tony Duvert les a énoncés plus que quiconque dans ses essais Le Bon Sexe illustré (1974) et L'Enfant au masculin (1980) livres dont tout un chacun s'étonne qu'ils n'aient pas été interdits (dans la France giscardienne ou depuis) pour apologie des relations sexuelles entre adultes et jeunes mineurs. Dans une interview fleuve accordée à Guy Hocquenghem et Marc Voline pour le quotidien Libération (10-11/04/1979, disponible ici), il affirmait cependant : « Je me désolidarise entièrement de la pédophilie telle que je la vois. Je reste entièrement solidaire des combats contre. » Reniement ? Paradoxe ? On oublie souvent de dire qu'avant toute chose, Tony Duvert était un homme de gauche radical, au point d'ailleurs que certaines de ses positions sur la féminité ou le formatage social sont aujourd'hui tout aussi étrang(èr)es et choquantes que ses vues sur la sexualité enfantine. Aussi, en un certain sens, il n'y a effectivement rien de commun entre ce qu'il a écrit et ce que l'on trouve dans la « littérature » complaisante d'un Roger Peyrefitte ou d'un Gabriel Matzneff. Il n'y a aucune fascination éthérée pour la jeunesse, aucun culte de l'innocence, de la fraîcheur ou de la grâce. Au contraire, ces valeurs-là sont pour lui des leurres, des machines idéologiques qu'il s'agit de mettre à bas. Il a aussi eu cette formule : « Seule la compagnie des enfants me fait préférer ne plus en être un » (dans l'Abécédaire malveillant).
Ici, le lecteur pourrait me trouver excessivement indulgent ou désireux d'entreprendre une réhabilitation sournoise non simplement de l'écrivain mais aussi du bougre. J'espère qu'on m'accordera la bonne foi quand je dis qu'il n'en est rien et que j'éprouve une distance insurmontable par rapport à certaines positions de Duvert, notamment dans l'interview auquel renvoie le lien ci-dessus. Pour autant, je le tiens pour un immense écrivain. J'admire aussi sa lucidité socio-politique, telle qu'elle s'exprime notamment dans certaines pages de l'Abécédaire malveillant (par exemple les articles « communisme », « gérontocratie », « journalistes », « pub ») même si les conclusions qu'il en tire ne me conviennent pas. Je pense aussi qu'il était un prosateur inégal. Mais certains de ses livres valent vraiment le déplacement, ainsi que j'ai déjà essayé de le dire ici ou en signalant ailleurs le très bel article de Thierry Cécille paru en 2006 dans Le Matricule des anges, à l'occasion d'une réédition de L'Île atlantique.

Pour aborder Duvert-l'artiste en quelques lignes, il me faudrait en revenir au soubassement classique de son écriture : pas de gras, aucun lyrisme, pas la moindre arabesque. Une écriture à l'os, poussant l'idéal de l'économie jusqu'à sa plus grande extrémité. Et dans le même mouvement, une saturation de détails descriptifs, narratifs, qui se télescopent, s'entassent, sans raison apparente. Dans Paysage de fantaisie, les tableaux en plan fixe alternent avec les scènes de bacchanale dans une construction étrangement cinématographique.

 

trois garçons traversent sur une barque verte et noire un bras de la rivière qui s’élargit avant le grand bois et enserre une île que couvrent des châtaigniers et des fourrés épais le garçon blond et le plus jeune enfant ne sont pas du village leurs traits fins et leurs façons gracieuses prouvent qu’ils appartiennent sans doute à l’institution les deux plus grands ont environ douze ans et sont en maillot de bain aux couleurs gaies le troisième a une dizaine d’années son torse est nu il porte un short en velours noir qui semble plutôt l’élégante culotte courte d’un petit costume elle lui tombe aux hanches faute de ceinture et la bande élastique blanche du slip en déborde irrégulièrement sur les reins

Paysage de fantaisie, Minuit, 1973, p. 47.

 
À partir du Journal d'un innocent (1976), la ponctuation et les majuscules font leur apparition. Duvert a commencé sa mue vers une prose moins expérimentale. Tout n'est pas de la même venue dans ce récit de voyage posé en une contrée latine, mais certains passages sont absolument superbes, et typiques de sa manière de prosateur, aux phrases à géomètrie variable (ramassées dans les notations psychologiques, amples et cliniques dans la description).

 

Je voulais parler des oiseaux, mais ce n’est plus l’heure. Au printemps on a vu des cigognes; elles étaient grises et maigres, pareilles aux branches mortes des nids qu’elles bâtissent sur certains remparts, loin vers le sud. Plus tard, elles ont étiré leurs ailes tristes et, lentement, avec un vieux bruit d’éventail disjoint, elles ont pris leur essor.

Il y a eu dans la ville un temps de carême et j’ai commencé à écrire. C’est l’hiver d’un monde sans saisons ; mes amis me désertent ; vivre est plus lourd. Les journées de soleil s’écoulent et on n’en fête aucune. Puis, au crépuscule, l’existence peut reprendre. Les mangeurs occupent déjà les bancs des gargotes en plein air, et reçoivent les bols où se verse la soupe aux pois chiches. C’est une purée liquide, pimentée, mêlée de lentilles, acidulée de tomates, où nagent des fèves et du vermicelle ; elle sent le grain torréfié, elle est bonne, farineuse et forte, elle brûle. Je suis dans une maison qui m’intimide. Une veuve et sa fille sont assises à ma gauche, presque par terre, sur une paillasse à fleurs. Je me tiens au bord d’un sommier de fer qu’une autre paillasse change en divan; les deux femmes s’adossent à l’arête d’un lit semblable ; sur des tabourets, les fils aînés complètent le cercle. Une table basse est au milieu de nous. La mère a posé la marmite de soupe près d’elle, dans l’angle du mur. Jambes en tailleur, robe et tablier relevés aux genoux, les mamelles grosses, la face plate et carrée, la peau onctueuse de blancheur, la bouche et l’oeil étroits, elle aspire sa soupe dans une petite louche en bois et me jette des regards brefs, un peu méfiants, un peu dédaigneux, un peu aimables. Je me sens l’un de ces vieux chiens raides à qui les femmes donnent un câlin parce que c’est le protégé de leur commère. Je fais l’amour avec l’un de ses grands fils, elle le sait peut-être ; et les sourires convenus qui tirent rides et fossettes dans la graisse de sa figure font paraître plus froids ses petits yeux durs.

 

Journal d'un innocent, 1976, p. 7-8.

 
Quand mourut Jonathan (1978) introduit les dialogues, dans ce qui demeure sans doute l'œuvre romanesque la plus dérangeante de Tony Duvert, au reste bien davantage que les pamphlets. Le récit de la relation étroite entre un « garçonnet » de huit ans et un peintre vagabond de vingt ans son aîné est devenue encore plus problématique aujourd'hui qu'au moment de sa parution. Du point de vue littéraire, c'est sans doute un texte mineur, qui n'a pas d'autre ambition que de raconter très simplement (et dignement ?) une histoire dont le substrat heurte complètement nos valeurs morales (sans parler de la législation). Son roman en apparence le plus banal est celui qui figure un tabou majeur de nos sociétés avec un naturel de roman rustique. Car, précisément, le trouble naît de l'infinie quiétude qui unit Serge (l'enfant) et Jonathan, relation transparente où il n'y a plus de rôles ni surtout de hiérarchie. L'auteur s'y tient au plus près de son utopie privée, avec le réalisme pour arme et l'apaisement comme caution.
 
Un an après, L'Île atlantique est une sorte d'antithèse du roman précédent (ou le revers de la médaille ?), tableau violemment désenchanté de la guerre familiale, dans lequel le seul apprentissage possible est celui d'une aliénation. Moderne Rousseau, Tony Duvert explore les chemins du dressage qui transforme la « progéniture » humaine en une meute cupide, calculatrice et désenchantée. Les adolescents du roman, les Marc Guillard, Bertrand Seignelet, Hervé Pélisson, sont déjà des créatures veules et piégées par le système, y compris dans leurs révoltes individualistes.
Ce roman, sous des dehors anodins, est d'une construction ultra sophistiquée, avec sa narration principale (une histoire quasi policière) festonnée par d'innombrables scènes de genre, ses changements répétés de point de vue, ses ellipses, ses morceaux de bravoure (monologues intérieurs, farces, drames). C'est une sorte d'œuvre totale, aussi bien dans son ambition de peinture sociale (damer le pion à un Balzac détesté ?) que dans sa variété de tons ou de registres. Tony Duvert y a mis la quintessence de son art, d'un côté un réalisme extrême qui n'a d'autre équivalent que Tolstoï, de l'autre une virtuosité dialogique qui louche du côté de Nathalie Sarraute.

 

 

Madame Théret n’était aucunement jalouse des femmes de ce milieu, pourtant si supérieur au sien. Elle n’enviait que les continentales. Qu’une touriste chic, en pantalon, bronzée, longue, lunettes de soleil remontées sur le front, pacotilles ruineuses, maigre comme une chèvre et la voix comme un aéroport, entre dans la boutique et madame Théret chavirait de rage. Elle qu’on jugeait belle, élégante, juste assez replète, elle n’était plus qu’un petit pot, une commère, une concierge bas du cul, une bonniche mal ficelée et mal attifée, devant ces prétentieuses de Paris. Des femmes qui réclamaient des produits impossibles sur un ton protecteur, vous souriaient comme à une attardée et n’achetaient presque rien. Ça ne les empêchait pas de vous empoisonner pendant une heure, avec leur genre, à sucer leurs lunettes pour vous cracher dessus.

Belle et élégante, au contraire, demeurait madame Théret devant les Salorde et toutes leurs semblables de l’île, qu’elle accueillait courtoisement.

Madame Salorde baisse les yeux vers sa petite-fille :

— Yolande voyons ! Ne mets pas tes doigts sur ce comptoir tu vas te salir ma chérie.

« C’est ça fous-les toi au cul ce sera plus propre », pense madame Théret, en veine d’ironie.

L’enfant préfère se toucher le nez. Madame Salorde fait la cliente avec talent. Elle ne lésine pas. Louise Théret lui donne très bien la réplique. Hélas non, elle n’a pas de vinaigre de mangues. Ni même de vinaigre de framboises ? Ni même de framboises. Cela se prépare chez soi, madame. Certes, madame, mais j’aurais souhaité, euh. Désolée, madame.

Yolande a rêveusement investi une de ses narines et elle l’occupe du pouce, en béant sur les rayons poussiéreux de chêne noirci. Tant de boîtes coloriées! Tant de bouteilles! Tant de beaucoup, non, de bocaux ! Tant de choses, de choses. La narine, bien grattée, s’humecte peu à peu.

— Je t’ai pourtant défendu Yolande ma chérie. À ton age, voyons!

La fillette fronce les sourcils : quelle interdiction est-ce, déjà ? Ah oui, le nez. Zut pour le nez. Elle se fait indolemment essuyer le doigt coupable. Madame Théret, du haut du comptoir, lui grimace un sourire. Ce ne sont pas ses filles à elles qui seraient aussi moches et gourdes. Des trésors, les petites Théret.

— Et vos trésors? dit madame Salorde. Je ne les vois plus ! Nous habitons, oh ! si loin !

— Elles vont bien, mais je vous remercie ! dit coquettement madame Théret. Elles sont un peu plus grandes que cet amour, bien sûr, neuf et dix ans, bien sûr.

— Bien sûr, oui oui, oh ! oui ! Ça pousse si vite, si vite, oh, oui !

— Oh oui, oh, oui ! Ça pousse vite ! Ça pousse à une allure !...

— Oh, oui, à une allure ! C’est le mot ! On ne les voit plus grandir ! À peine elles naissent, et les voilà déjà mariées

— Oh oui, oh ! A peine ! approuve Louise Théret.

— Je sais pas, de votre temps, mais de mon temps, on ne grandissait pas si vite ! dit madame Salorde. On restait plus longtemps petite fille, il me semble ! Tenez votre fils est-ce qu’on ne dirait pas déjà un grand garçon ? Ah! Et pourtant il n’a que...

— Treize ans, complète madame Théret. Eh oui ça pousse, ça pousse. À peine ils sont là et on ne les voit plus.

— Oui, oui, oh! Ne m’en parlez pas ! ... A une allure

— Oh, ne m’en parlez pas, c’est affolant! Enfin... Vous l’aurez bien encore quelques années cet amour!

— Oui, oui, oh! oui! Tout de même! Cette chérie ! Ça ne pousse quand même pas si vite que ça

— Oui, oui, oh non ! Il ne faudrait quand même pas exagérer ! Ça ne pousse pas si vite, oh non ! ... On a le temps de les voir les années !

— Oh ! oui, on a le temps ! oh oui, hélas, oh ! Comme ça passe

Elles émettent des soupirs protecteurs, nostalgiques et tendres.

Madame Salorde achète des confitures de gingembre, de bergamote, de cédrat, un flacon de marjolaine, cinq grammes de safran en filaments et deux onces de thé Mao Feng cha.

— Oui, oh ! Succulent, si fin, si léger, si délicat, oh ! Il n’y a que chez vous qu’on le trouve ! Rien que pour cela d’ailleurs ! Mais toute votre boutique est... Oh cet arôme !

« Je te crois qu’elle sent meilleur que la tienne ma boutique », pense sarcastiquement madame Théret. Elle jette à la dérobée des regards carnassiers à la vieille madame Salorde, baisse les yeux avec pudeur, murmure « un thé très rare, il est très rare », tuerait un chat à coups de talons s’il y en avait un sous le comptoir.

 

L'Île atlantique, Minuit, 1979, p. 70-72.

 
Cette scène de satire est sans doute un peu énorme, mais j'adore la façon dont Duvert suggère la vacuité d'un échange basé sur des interjections vides de sens, où coagulent des poncifs qui se retournent en leur contraire. Seule Yolande, la gamine, par une torsion sur les mots (« Tant de beaucoup, non, de bocaux ») fait vaciller cette routine de la parole.
À l'image de ses inspirateurs, Duvert a peuplé son Île de personnages aux noms inoubliables : les Guillard, Théret, Seignelet, Grandieu, Salorde, Boitard, Glairat, Roquin, Pélisson, Gassé, Viaud, etc., à la fois on ne peut plus français et en même temps malicieux. Les quelques patronymes qui échappent à la signification parodique sont ceux des personnages un peu neutres (ou positifs) comme Mme Lescot et la lointaine « doctoresse Ambreuse ». Tous les personnages ne sont pas également présents dans la narration, mais presque tous ont des noms qui tintent, ainsi Claire Fouilloux, la jeune prostituée écervelée, le « président » Gassé, parangon de notable, Raymonde Seignelet (inutile que je reparle d'elle !), François-Xavier Boîtard et sa concupiscence pour les oreilles de Camille Gassé...
Quant à ce réalisme extrême qui me semble égal à celui de Tolstoï par sa puissance d'évocation, il est distillé dans certaines phrases et des fragments de dialogue, à concurrence des autres veines du roman (les aspect satiriques, notamment). Pour en donner une idée, j'ai choisi délibérément un passage relativement peu virtuose en apparence, et pas spécialement méchant. Il me semble néanmoins donner une présence intense au personnage de Mme Lescot, tenancière d'un café-restaurant.

 

 

Madame Lescot se demande pourquoi Joachim n’est pas venu l’embrasser : d’habitude il est couché à cette heure-ci. Il n’a quand même pas veillé jusqu’à onze heures et plus ! Le coquin, ou il aura encore relu sa pile d’illustrés ! Il lit, il lit, il lit tellement vite que parfois il saute tout le texte, ne suit que les images et ne comprend plus l’histoire. Alors il apporte l’illustré à sa maman pour qu’elle lui explique.

— Ma poule, mon poussin, eh bien tu ne sais plus lire mon chéri ? reproche, toute bonne, madame Lescot. Tu as déjà oublié comment on lit ?... Et voyez-moi ce petit âne qui ne sait rien, rien, rien lire, même pas dans ses illustrés, le petit, petit âne ! ... que je vais embrasser le chéri !

— Meuh ! Meumeu ! ... fait complaisamment Joachim.

Madame Lescot ouvre des moules sur le feu. Un client, de l’autre côté du comptoir, siffle des rhums debout et lui parle de croustades aux fruits de mer. Qu’a-t-il donc à aimer ces saletés ? pense Yvonne Lescot. Elle n’ose rien en dire. Les buveurs, ça a sa petite idée dans un coin et ça ne la lâche plus. Pas la peine de répondre, de discuter.

— Et attention ! Pas des soi-disant quenelles de ceci cela ! Attention ! C’est pas ça que je veux ! On m’a pas comme ça moi ! Pour bouffer de la farine moi j’aime mieux bouffer du pain ! Alors là attention ! ... Non mais c’est pas vrai ?

— Oui, oui, ah oui le pain, dit machinalement madame Lescot. Elle ne peut pas quitter ses moules, qu’on mange ici presque crues mais très chaudes : il faut l’oeil. Elle ira voir après si Joachim est couché. Et une crêpe nature pour madame Bignon (une soularde, entre parenthèses, brave femme, ça n’empêche pas, et pas malheureuse avec la rente de son viager : c’est plutôt qu’elle s’ennuie), non, à la confiture : ah, Yvonne Lescot ne sait plus.

 

— À quoi, déjà votre crêpe madame Bignon? crie-t-elle vers un coin enfumé de la salle.

— À ce que tu veux ma petite! répond madame Bignon. Elle a un ton de harengère mais une voix flûtée, roucoulée, aux notes très rondes : elle a dû apprendre le chant, jadis, à l’église ; et pousser la chansonnette sentimentale dans les noces, où son gros organe suraigu, son vibrato surprenaient. Ces mémères pleines de romances, leur énorme poitrine bombée comme une gorge de colombe, remuaient un sentiment filial chez madame Lescot.

Elle pensa qu’elle pourrait mettre une télévision pour les clients du soir ; ce serait gentil, s’ils étaient tous roucoulants, maternels et solides comme cette vieille madame Bignon. Et peut-être ils baisseraient un peu la voix. Madame Lescot n’était pas hostile à un certain vacarme, cependant; son café ne lui plaisait jamais tant qu’aux heures d’affluence extrême, quand s’embrouillaient les conversations, les rires, les appels, les chocs de verres, les effluves alcoolisés, les grincements de chaises qu’on tire, de tables qu’on rapproche : et ce brouhaha, mêlé aux fumées bleues des cigarettes, étirait à travers la salle des longs fils souples, nouait des filets, des hamacs, d’étranges ponts suspendus où se mouvait madame Lescot, oscillante et affable, dans les vapeurs.

— Et ils vous bourrent ça de champignons de Paris ! disait l’ivrogne à croustade. Non mais ça pousse dans la mer les champignons dites-moi ?... Dans la mer cette blague !

— Non non vous pensez! murmura madame Lescot, qui répondit plus fort à madame Bignon :

— Alors je vous la fais attendre deux petites minutes, je suis inquiète, je vais voir mon canard.

Avant, elle servit ses moules : et elle débouchait du blanc supérieur quand Joachim apparut dans la salle. Il était habillé, avec sa nouvelle culotte courte en velours bleu et son chandail rouge géranium, à petites étoiles jaune canari en forme de cristaux de neige. Madame Lescot, savante, tricotait ces jacquards aux heures creuses : surtout pour ne pas trop manger, car l’oisiveté lui donnait des fringales, elle se jugeait déjà un peu boulotte, elle n’avait pas peur d’un petit verre non plus, alors oui le tricot, les étoiles.

— Oh poussin ! gémit Yvonne Lescot comme si l’enfant était blessé, mais tu fais pas encore dodo ? Oh, chéri !

Joachim Lescot ne semblait pas le moins du monde ensommeillé ; la bouche riante, les pommettes pointues, les yeux en fleurs, c’était un vrai angelot, frais comme le matin : madame Lescot eut ce sentiment. Elle se demandait ce qui avait rendu son fils si joli, quand celui-ci commença un récit volubile où il était question de batailles, de pouilleux, de polissons, de pognon.

 

L'Île atlantique, Minuit, 1979, p. 127-130.

 
L'ensemble du roman est tissé de ce genre de séquences où l'on s'attarde sur tel ou tel personnage, tandis que l'intrigue générale progresse en sourdine. On pense parfois à Genet ou Céline. Mais le tout constitue une ambitieuse comédie humaine en 300 pages, à la fois terrifiante, drôle et moraliste. Car là est sans doute l'aspect le plus troublant de la personnalité littéraire de Tony Duvert : ses livres offrent un regard profondément pétri de morale. Ainsi dans ce dernier extrait du roman :

 

 

Pendant les longues flemmes qu’elle tirait, l’après-midi, Raymonde Seignelet avait ses rites, qui étaient invariables, et qu’avaient découverts peu à peu ses enfants les moins impressionnables, Bertrand et surtout Jean- Baptiste : ils en ricanaient à loisir, et ils assouvissaient ou entretenaient leur haine des époux Seignelet en épiant et en collectionnant leurs ridicules, leurs saletés, leurs énormités. Même Bertrand, à ces exercices hygiéniques, se retrouvait un peu d’esprit.

Le singulier est que madame Seignelet ne dissimulait guère. Il n’y avait pas grand-chose à surprendre, et elle affichait jusqu’à ses douteuses gourmandises ou son discret penchant à l’ivrognerie (ou plutôt au biberonnage : elle aimait siffler du vin, des apéritifs sucrés, muscats, vermouths, par gorgées isolées, pour s’entretenir, mais elle ne se soûlait jamais, gueule avide et cervelle glacée). Elle annonçait, d’un glapissement bêtasse et geignard, la raison qui la forçait à s’infliger telle ou telle chose qui, pour tout autre, auraient été des gâteries mais qui n’étaient pour elle que des souffrances, des contraintes, des calvaires de plus. Ainsi, lorsque Jean-Baptiste ou Bertrand « découvraient » un vice de madame Seignelet, c’était simplement que, soudain, les récriminations de leur mère ne les abusaient plus : ils se bouchaient les oreilles, ils voyaient ce qu’il y avait à voir, ils jaunissaient de révolte, de mépris. Comment ! C’était cette vieille vache écoeurante, menteuse, hargneuse, infantile, malpropre, qui les avait malmenés, qui les tyrannisait encore ? Incroyable ! Et ils se dépeignaient les travers de madame Seignelet, parodiaient, soupçonnaient, supputaient, inventaient d’autres tares, comme des potaches qui se vengent d’un pion odieux ou d’un prof ubuesque.

Dominique et Philippe n’avaient pas cette santé. Ils prenaient au mot leur père et leur mère. Ils ne se seraient pas permis un regard criminel à la Jean-Baptiste, une ironie ou une mine à double sens pendant les repas, un doute sur la véracité des discours parentaux, la perfection des us et coutumes seignelesques, la légitimité des engueulades, la respectabilité des humeurs de chien, l’humanité profonde des gifles, la noblesse grave des vachardises adultes, le sublime sacrifice de papa, l’abnégation bouleversante de maman. Et quand Philippe s’approchait d’une vitre, regardait dehors, et que sa mère ânonnait aussitôt une interdiction hurlante, comme : « Touche pas aux carreaux tu vas encore tout salir ! On voit que c’est pas toi qui les fais ! Tu t’en fous du travail de ta mère hein ! Ben pas moi ! Et qu’est-ce que t’as besoin de regarder par la fenêtre hein avec tes mains sales que tu vas fiche partout ? » il croyait sincèrement qu’il était infernal et que sa mère était persécutée.

La malheureuse usait sa vie, en effet, à réparer les saletés que tout le monde s’ingéniait à faire; chaque objet, chaque centimètre du logis était sacralisé, presque tabou : il était le travail de maman. L’employer, ou seulement être là, c’était détruire son oeuvre. Raymonde Seignelet excellait dans l’art de vous culpabiliser d’exister. Votre respiration même lui était à charge. Ne l’obligerait-on pas à se déranger pour ouvrir et aérer ? Que les enfants nettoient quelque chose : madame Seignelet, pour tout remerciement, grinçait qu’ils avaient sali le balai, l’éponge, mal vidé l’aspirateur, rangé la vaisselle n’importe où, laissé un évier dégoûtant.

 

L'Île atlantique, Minuit, 1979, p. 115-116.

 

 
Après avoir donné naissance à cette fiction hors norme, Tony Duvert n'a plus jamais publié de livre important, même si certains passages de l'Abécédaire malveillant sont remarquables. L'avenir nous dira peut-être s'il a continué à écrire dans sa réclusion. En tout cas, j'ai le sentiment qu'il a atteint un sommet avec L'Île atlantique et qu'il lui était difficile après cela de l'égaler, voire seulement de se renouveler. Et si c'était son exigence littéraire qui l'avait réduit au silence.

SILENCE

Des écrivains cheminent vers le silence, renoncent à s’exprimer, à communiquer. Jugent-ils trop mensonger de dire, de croire, de faire croire? Tout progrès intellectuel vous rend plus apte à créer, mais plus réticent à le faire.

On rejoint l’abstention des bons esprits qui n’ont rien mis au monde.

Abécédaire malveillant, Minuit, 1989, p. 112-113.


Sélection bibliographique (certains ouvrages sont très difficiles à trouver aujourd'hui)
Récidive, roman, Minuit, 1967.
Paysage de fantaisie, roman, Minuit
, 1973. (Longtemps disponible en « folio ».)
Journal d'un innocent, récit, Minuit, 1976.
Quand mourut Jonathan, roman, Minuit, 1978.
District, récits, Fata Morgana, 1978. (Ses plus belles proses ?)
Les Petits métiers, récits, Fata Morgana, 1978. (On pense à Michaux dans ce bestiaire de métiers imaginaires.)
L'Île atlantique, roman, Minuit, 1979. (Réédité en format de poche par Le Seuil en
« Points roman » puis dans la collection « Double » chez Minuit.)
Abécédaire malveillant, aphorismes, Minuit, 1989.
 
Sur Duvert :

Anne Simonnin, « L'écrivain, l'éditeur et les mauvaises mœurs », dans Damamme (D.), Gobille (B.), Matonti (F.) et Pudal (B.), dir., Mai-Juin 68, Paris, éditions de l'atelier, 2008, p. 411-425.

 

Note postérieure (mars 2016) : l'écrivain Gilles Sebhan a consacré deux livres fort respectables à Tony Duvert, l'un en 2010 (Tony Duvert, l'enfant silencieux, Denoël) et l'autre en 2015 (Retour à Duvert, Le Dilettante). Le premier était une méditation assez personnelle, à une époque où très peu d'informations étaient disponibles. Par suite, des particuliers lui ont ouvert leurs archives (plus ou moins), de sorte que le deuxième livre est davantage la présentation de fonds documentaires, en particulier de correspondances, en même temps qu'une mise à jour de l'information sur la vie de l'écrivain. J'avoue que plus j'en apprends et moins j'ai envie d'en savoir davantage. La vie de Duvert a été particulièrement sauvage, précaire et isolée. Resteront les livres, l'art.

Voir les commentaires

In memoriam : Thomas Disch (1940-2008)

Because of his intellectual audacity, the chillingly distant mannerism of his narrative art, the austerity of the pleasures he affords, and the fine cruelty of his wit, Thomas M. Disch has been perhaps the most respected, least trusted, most envied and least read of all modern first-rank SF writers.

John Clute, Science Fiction Encyclopedia

         Le 4 ou le 5 juillet dernier, le romancier, critique et poète Thomas Disch s’est tiré une balle dans la tête. À en croire les nécrologies parues dans la presse américaine, cela faisait déjà un certain temps qu’il évoquait cette possibilité, avec l'humour grinçant qui était sa marque de fabrique. Ces dernières années, il avait enduré une succession de catastrophes : son compagnon Charles Naylor est mort en 2005 (ils avaient vécu ensemble trois décennies) ; leur appartement au centre de New York a brûlé, puis leur autre résidence a subi une inondation ; il était depuis peu sous le coup d’une procédure d’expulsion et souffrait de diabète et de crises de sciatique (d’après le New York Times). Comme aurait dit un romancier du xixe siècle, « il est mort dans le chagrin et le dénuement ».

                En fait, cette succession de catastrophes n’a rien de drôle et m’a causé énormément de peine lorsque j’ai découvert la nouvelle. J’ai lu Disch pour la première fois en 1983. J’avais quinze ans. Certains écrivains deviennent de précieux compagnons de vie. Il en a été ainsi pour lui et moi durant quelques années. Et même si cela fait 20 ans que je ne le lis plus vraiment, il est resté un jalon essentiel. À l’époque, presque tous ses romans et recueils de nouvelles étaient disponibles en français.
       

         Thomas Disch est surtout connu comme un écrivain de science fiction. Mais rien à voir avec l’imagerie de La Guerre des étoiles, de Star Trek ou des livres d’Asimov ou Jack Vance. Il a participé à un courant des années 1960-1970 qui voulait rendre le genre adulte en le débarrassant de ses côtés « littérature d’évasion ». Il s’agissait de parler du présent en le projetant dans un avenir proche, en général plutôt inquiétant. Très critique et engagée politiquement, cette tendance — que l’on appelait speculative fiction ou new wave (mais la nouveauté a bien passé !) —, a commencé à refluer dans les années 1980, alors que la contre-révolution idéologique avait débuté en Angleterre et aux États-Unis. Mais ce n’est pas qu’une affaire de contexte socio-politique : la science-fiction est passée de mode durant la décennie 1980, au profit notamment de l’heroic fantasy, des histoires d’horreur et du fantastique en général. Il n’est plus question de parler du présent mais au contraire de se projeter dans un univers de rêve, déconnecté autant que possible du quotidien (tendance dont nous ne sommes visiblement pas sortis). 

Disch lui-même a cessé d’écrire de la science-fiction à partir de 1984, multipliant les expériences alternatives : romans d’horreur, livret d’opéra, romans historiques, livres pour la jeunesse (le Vaillant petit grille-pain, c’est lui), etc. Il a même été co-concepteur d’un jeu vidéo, Amnesia ! Il a aussi beaucoup écrit sur la science-fiction et ses lecteurs, et c’est d’ailleurs dans le domaine de la critique littéraire qu’il a connu une consécration tardive, malgré le caractère extrêmement sarcastique de ses analyses. Il a obtenu en 1998 le prix Hugo pour son essai The Dreams Our Stuff is Made Of. How Science Fiction Conquered the World (littéralement : Les rêves avec lesquels on fabrique nos trucs. Comment la science-fiction a conquis le monde). Or il s’agit d’un prix décerné par les fans du genre, et qui est allé à une œuvre qui décortique le fonds idéologique de droite et les aspects régressifs de la SF américaine « classique » !

        Avant d’en arriver là, Thomas Disch a été durant vingt ans (1962-1984) l’un des plus brillants représentants d’une avant-garde politique et littéraire qui voulait profondément transformer le genre. Avec Harlan Ellison, Norman Spinrad et quelques autres, il entendait débarrasser la SF de ses obsessions enfantines et en faire un outil de critique politique et sociale. Lui-même était particulièrement sensible au thème de l’enfermement des individus : sa nouvelle La Cage de l’écureuil, ses romans Camp de concentration, 334 et Sur les ailes du chant sont autant de variations sur le thème de l’individu aliéné, séparé des autres par la volonté de pouvoirs manipulateurs. La plupart des institutions américaines (armée, CIA, églises, etc.) ont stimulé son imagination satirique. Dans nombre de ses fictions, on retrouve posé le problème de la soumission (inconsciente ou délibérée) des individus à un système qui confine à l’absurde. Dans la nouvelle Un amour envahissant (1966), il change d’échelle et imagine sous un angle assez singulier l’avènement du Royaume de Dieu (qu'il considère comme le totalitarisme ultime).

 

        Mais les romans et nouvelles de Disch se laissent difficilement réduire à des idées : c’était un formidable conteur et dialoguiste, qui disposait d’une vaste palette de moyens artistiques. Son premier roman publié, Génocides (1965) raconte un avenir apocalyptique dans lequel la terre sert de jardin à de lointains extra-terrestres dont la technologie élimine les hommes comme une simple vermine. Ce roman-catastrophe, raconté du point de vue d’un groupe de survivants, est une méditation terrible sur la vanité de la condition humaine (on pense à l’Ecclésiaste). Dans Casablanca (1967), il dissèque la lente déchéance d’un couple américain condescendant, alors que les États-Unis viennent d’être rayés de la carte par une apocalypse nucléaire. La Rive asiatique (1970) et Les Oiseaux (1971), autres nouvelles magistrales, déclinent chacune à leur façon les thèmes de prédilection de l’auteur : dans la première, un architecte séjournant à Istambul sombre peu à peu dans l’univers d’illusions dont il a longtemps clamé qu’il valait autant que la réalité ; dans la seconde, le lecteur assiste à l’agonie pathétique d’un couple d’oiseaux anthropomorphes littéralement subjugués par la pollution…

 

 

        À partir de la fin des années 1960 s’est fait jour une nouvelle dimension, qui pour demeurer discrète, allait devenir récurrente dans les livres de Thomas Disch. Selon ses propres dires, d’abord dans des poèmes, puis dans des nouvelles du cycle 334, et surtout dans Sur les ailes du chant (1979), il s’affirme comme le premier auteur de SF ouvertement gay. Il a précisé dans un entretien avec Paul Horwich (2001) : « Je suis gay moi-même, mais je n’écris pas de la littérature « gay » ». Et de rajouter : « J’étais ravi quand un livre intitulé Le Canon Gay est sorti, qui incluait Sur les ailes du chant. Je me suis dit : « Enfin, ils font attention à moi ! ». Et puis juste après, alors que l’auteur faisait la promotion de son livre, il a été quasiment battu à mort par des homophobes à Dublin. […] C’est la seule fois où quelqu’un a relevé : « oh !, c’est un écrivain gay ».
        Il y a dans cet entretien une attitude ambiguë de Disch, qui tout à la fois rejette ce label pour sa production littéraire, tout en regrettant que la thématique homosexuelle qui irriguait nombre de ses récits n’ait pas été reçue par ses lecteurs ou attiré un lectorat gay. À vrai dire, depuis 2001, la situation a sensiblement changé et l’on trouvera sur internet quantité de considérations sur le sujet, souvent recopiées d’une page à l’autre…
        De manière non équivoque — mais pas isolée pour autant — T. Disch a été l’un des premiers auteurs de SF a faire figurer des personnages importants ouvertement homos dans ses récits : Shrimp, lesbienne au premier plan de la longue nouvelle 334 (1972) ; Bing Anker, personnage homo du Businessman (1984) ; etc. Mais un Robert Silverberg en a fait presque autant dans L’oreille interne (quelque peu homophobe) puis surtout avec le personnage (positif) de Ned dans Le Livre des cranes (deux romans publiés en 1972 comme 334).
        À la différence de Samuel Delany, auteur d’ouvrages à la limite de la pornographie (The Tides of Lust, 1973 ; Dhalgren, 1975 ; Hogg, 1995), Thomas Disch a inscrit son expérience de l’homosexualité de façon extrêmement allégorique dans ses œuvres, et tout particulièrement dans celle dont c’est le sujet central : Sur les Ailes du chant (On Wings of Song, 1979). Patrice Duvic avait déjà remarquablement analysé le sous-texte gay de ce roman en 1981 :

Ce thème [de l’homosexualité] occupe une place primordiale dans Sur les ailes du chant que la critique new-yorkaise salua comme le Candide homosexuel.

Ce roman nous raconte la vie de Daniel Weinreb. Sa jeunesse dans l’Iowa d’abord, avec le retour de sa mère qui avait déserté le domicile conjugal pour apprendre à « voler » à New York, mais revient quelques années plus tard sans y avoir réussi.

La curiosité et bientôt l’obsession de Daniel pour tout ce qui touche au vol, dans un État puritain où celui-ci est interdit, en fera un être à part. « À l’âge de onze ans, Daniel se prit d’une passion pour les fantômes ; ainsi que pour les vampires, les loups-garous, les insectes mutants et autres envahisseurs bizarroïdes. Vers la même époque — et en grande partie à cause de leur goût partagé pour le monstrueux — il tomba amoureux d’Eugène Mueller... ». Eugène qui d’ailleurs n’hésitera pas à l’abandonner lors d’une escapade à Minneapolis, le laissant dans une situation qui le mènera dans un camp de travail sous l’accusation de « vente de journaux interdits dans l’État d’Iowa ».

À la sortie, Daniel retournera à l’école et finira par épouser Boa Whiting, la fille de l’homme le plus riche d’Iowa. En voyage de noces, ils s’arrêteront à New York et se rendront immédiatement dans les locaux de l’Agence Nationale pour l’Envol où se trouvent de petits studios munis de tout l’appareillage électronique pour faciliter le « vol ». Théoriquement, rien de plus simple que de voler : il suffit de chanter avec sentiment pour décoller, quitter son propre corps et devenir une fée, explorer les étoiles, se plonger dans la contemplation et l’extase mystique et revenir lorsqu’on le souhaite dans son corps que des machines se chargent de maintenir en vie. Boa, bien sûr, s’envolera immédiatement, mais Daniel, lui, restera cloué au sol.

Treize ans plus tard, Boa (un prénom significatif) n’a toujours pas réintégré son corps et, pour le maintenir en vie, Daniel, qui rêve toujours de voler et écrit des chansons, doit travailler dans un gymnase. Mais bientôt on lui offre un emploi d’huissier au Metastasio, le théâtre lyrique à la mode avec le revival du Bel Canto. Là, il devient l’objet des désirs d’Ernesto Rey, le plus fameux castrat de l’époque, qui le forcera à devenir un « phoney » en teignant sa peau en noir « à l’exception des joues de manière à ce qu’il puisse rougir » et à porter une ceinture de Chasse Gardée. Daniel accepte ces humiliations pour pouvoir continuer à payer l’entretien du corps de Boa. Il y gagnera d’apprendre à chanter et deviendra même une vedette avec le Succès de l’opérette Le temps des lapins jolis, sans toutefois réussir à voler.

Un roman qui n’hésite pas à accumuler les symbolismes. Le vol tout d’abord, métaphore sexuelle bien connue, où l’on se transforme en fée (en anglais « fairy » veut dire « fée » mais aussi est l’équivalent de notre « tante »). Ensuite la maîtrise du chant : les leçons qu’on propose à notre héros y sont toujours liées à une acceptation de l’homosexualité, que ce soit dans le camp de prisonniers ou plus tard avec Ernesto Rey. Enfin, le succès viendra avec un déguisement en petit lapin joli, succès qui d’ailleurs n’est qu’une acceptation de son échec. […]

                                                        P. Duvic, préface du Livre d’or de la science fiction : Thomas Disch,   
                                                        Presses pocket, 1981, p. 26-28.

 

        Un spécialiste pourrait certainement raffiner bien davantage cette analyse. Je ne serais pas étonné qu’existât déjà ou fût en gestation un travail savant qui décortiquerait méticuleusement la façon dont l’homosexualité est figurée dans les œuvres de Thomas Disch. J’ai l’intuition qu’il y aurait bien des choses à dire…

        Le lecteur patient aura compris au fil de ce texte l’une des raisons principales qui ont fait de Thomas Disch un compagnon de mon adolescence, en une époque où les figures homos dans les livres n’étaient pas aisées à rencontrer. Il y aurait eu pire compagnonnage que celui-ci, car lire et comprendre les œuvres d’un écrivain de cette sorte était une forme d’éducation de l’esprit. En revanche, je ne mesure qu’aujourd’hui, en le relisant, l’influence qu’il a pu avoir sur moi.

 

Ouvrages encore disponibles en français :

Sur les ailes du chant, Folio SF, 2001 (réédition).

Poussière de lune, Denoël, « Présence du futur », 1999 (nouvelles, rééd.).

(avec John Sladek), Black Alice, Rivages, « Rivages Noir », 1993 (roman policier).

Le Businessman, Denoël, « Présence du futur », 1985 (roman d'horreur).

L'Homme sans idées, Denoël, « Présence du futur », 1983 (nouvelles).

 

Ouvrages majeurs (dans l'ordre chronologique) :

1965, The Genocides, Berkley Books, N. Y. Trad. fr. : Génocides [OPTA, 1970 ; Robert Lafont, « Ailleurs & Demain classiques », 1977; J'ai Lu, 1983 ; Le Livre de poche, 1990]. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.

1967, Concentration Camp, London, Rupert Hart-Davis. Trad. fr. :Camp de concentration [OPTA, 1970 ; Robert Lafont, « Ailleurs & Demain classiques », 1978 ; J'ai Lu, 1983]. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.

1968. Under Compulsion / Fun With Your New Head, N.Y., Doubleday. Trad. fr. : Poussière de lune, Denoël, « Présence du futur », 1973.

1972. 334, London, MacGibbon & Kee. Trad. fr. : 334, Denoël, « Présence du futur », 1976. Toujours disponible actuellement en v.o.chez Vintage Books.

1976. Getting into Death, London, Rupert Hart-Davis. Trad. fr. : Rives de Mort, eds Henri Veyrier, coll. «Off », 1978.

1979. On Wings of Song, London, Gollancz. Trad. fr. : Sur les Ailes du chant [Denoël, « Présence du futur », 1980 ; Folio SF, 2001].

1981. Le livre d'or de la science fiction : Thomas Disch, Paris, Presses Pocket. Anthologie réunie et présentéée par Patrice Duvic (épuisée hélas).

1982. The Man Who Had No Ideas, London, Gollancz. Trad. fr. : L'Homme sans idées, Denoël, « Présence du futur », 1983.

1984. The Businessman, London, Jonathan Cape. Trad. fr. : Le Businessman, Denoël, « Présence du futur », 1985.

1991. The M. D.: A Horror Story, N. Y., Harper & Collins. Trad. fr. : Le Caducée maléfique [Julliard, 1993 ; Presses pocket, « Terreur », 1999].

1994. The Priest : A Gothic Romance, N. Y., Millenium. Non traduit à ce jour.

1998. The Dreams Our Stuff is Made Of. How Science Fiction Conquered the World , N. Y., Simon & Schuster. Non traduit à ce jour.

1999. The Sub : A Study in Witchcraft, N. Y., Alfred Knopf. Non traduit à ce jour.

2005. On SF. Ann Arbor, University of Michigan Press. Non traduit à ce jour.

2008. The Word of God, N. Y., Tachyon publications, à paraître le 1er août 2008.

Liens :
Wikipédia
Le cafard cosmique
Biographie en français
Nécro dans The Guardian

Nécro dans le New York Times
Une interview très riche (en anglais)

"Remembering Thomas Disch" by Elizabeth Hand (la nécrologie la mieux informée)
En contrepoint, un discours violemment hostile par un "libertarien" assez déplaisant (mais c'est instructif)

Voir les commentaires

Owen Pallett

En ce mercredi 15 août, il est venu jouer à Paris. Il nous est apparu aux alentours de 21 heures dans une improbable tunique orange, sur la scène du Café de la Danse. Avant, c'était Robin des Bois, maintenant il tend vers Peter Pan. Longiligne, plutôt grand, un visage qui serait magnifique, s'il n'y avait ce menton avachi qui pendouille. Des mêches châtain clair et des yeux noisette tendant vers le vert, même s'il paraît parfois strictement blond. Car sa physionomie change selon les lumières et les angles de vue. Même son physique échappe aux qualificatifs. Même là, il est toujours ailleurs, et c'est ce qui fait sa grandeur.
Owen-Pallett-2.jpgOwen Pallett. Nouveau genre d'homme orchestre, avec guère plus qu'un violon. Caché derrière son "groupe", encore plus fantômatique que la Divine Comedy de Neil Hannon : Final Fantasy. Rien à voir avec l'univers des mangas japonais. Ce serait plutôt un Moyen Âge vaudou jonché d'objets et de symboles de notre époque, son petit monde. Mais si le décor est débris, la musique, elle, est parfaitement homogène.
Après une interminable première partie, il était là, debout, seul, avec son violon, sur la gauche de la scène, flanqué d'un synthétiseur en retrait. Trônant au centre de la scène : un rétroprojecteur assez pitoyable comme on en croisait dans les salles de collège il y a dix ans. Il projetait le nom du groupe. Final Fantasy. Pour ceux qui ont eu la chance d'entendre son deuxième album, He poos clouds (2006), jouer les morceaux de ce disque sur scène paraît de l'ordre de l'improbable pour un soliste.
Final-Fantasy.jpgIl se sert d'un système de sample pous se démultiplier : il joue une première séquence, au bout de laquelle il en joue une nouvelle, accompagné par le premier motif que la machine répète. Au bout de quelques itérations, il est devenu plusieurs musiciens avec son seul violon... Mais quel violon : pas seulement archet ou notes pincées, mais aussi instrument de percussion sophistiquée, alors le tout mélangé ! On sent une technique impériale, toute classique à la base, mais qui s'aventure sur des territoires inédits. Rien qu'avec ses deux bras et un pied - pour faire redoubler ou dévisser le sampler.
Et là-dessus, au troisième ou au quatrième passage, la voix. Une voix chaude, juste, en général ténor, mais capable de s'aventurer dans les aigus pour contrefaire les choeurs de He poos clouds ou beugler les étranges interjections du disque. Un deuxième instrument, aussi labile que le premier, mais qui en concert jamais ne se dédouble. Un sommet a été atteint durant la performance la plus improbable : une version solo de This Lamb Sells Condos, le morceau le plus orchestral d'Owen Pallett. Je n'aurais jamais cru qu'il aurait l'aplomb de la jouer ici. Et pourtant ! De temps en temps, il s'accompagnait du synthétiseur, mais sans jamais trop le mobiliser. Il s'en est servi pour reprendre Paris 1919 de John Cale, le genre de chanson où il est difficile de se mesurer à l'interprète original. Et pourtant, dans une version très littérale, qui dit aussi tout ce qu'il doit au grand violoniste du Velvet Underground, je trouve qu'il fait plus que l'égaler. Partialité ?
A l'usage, il s'est avéré qu'il n'était pas seul : une dame d'origine indonésienne a utilisé l'improbable rétroprojecteur pour un théâtre d'ombres et de couleurs, à mi-chemin entre Bali et la blague de potache. Elle affichait des intertitres et manipulait diverses sortes d'images, couleurs, messages, dessins... C'était souvent macabre, et très mélangé : images médiévales, de science fiction, gimmicks de publicité, mandalas, graffitis de high school... Parfois, c'était complètement cheap, parfois fascinant, ainsi un parallèle entre des figures de la Renaissance italienne et des extra-terrestres à la Topor. Ces images mi-figées, mi-animées, figuraient un territoire tout aussi incertain, tout aussi mélangé, que la musique ou les paroles d'Owen Pallett.
 
Owen-Pallett4.jpgCar si une chose est certaine, c'est l'invraisemblable catalyse qui s'opère dans ces chansons mini-symphoniques aux paroles improbables. En notre époque de ressassement, de reprise, voilà un artiste qui invente des formes nouvelles, incroyablement belles, mystérieuses et chimériques. La beauté lumineuse de la musique fait contraste avec l'étrange univers macabre des images et des paroles. Les textes de He poos clouds sont énigmatiques comme le reste, mais assurément, il fait un pied de nez à l'époque. Cela semble très sérieux, même s'il s'y loge quelque moquerie ravageuse. Pour une oreille non parfaitement anglophone, sans les texte sous les yeux, les paroles restent inaudibles. Mais ce n'est pas très important.
Il n'est pas très à l'aise non plus. Après le second morceau, il nous a dit que le lieu était "weird", avant de nous enjoindre de rentrer chez nous. Plaisanterie ? Sans doute, quoique à moitié. Ses "thank you" ressemblaient légèrement à des "fuck you". C'est la prestation la plus schizophrène à laquelle il m'ait été donné d'assister dans ma vie. Jamais je n'ai senti un malaise aussi palpable, un être aussi intérieur, et en même temps, tout de même, en mouvement vers nous. Il parlait entre les morceaux dans un anglais ultra-rapide, sollicitant les techniciens ou parlant à la cantonade sans toujours s'adresser à des interlocuteurs déterminés. Etait-ce à la salle ? Sur la fin du concert et pendant les rappels, il est devenu beaucoup plus cordial, nous remerciant pour la chaleur de l'accueil. Il parlait dans sa barbe, un peu, notamment quand il lui arrivait un (léger) pépin. Beaucoup d'humour pince-sans-rire, surtout, car l'homme entier, l'artiste, est fantasy.
Owen-Pallett---Ed-Droste.jpgJ'ai déjà évoqué ailleurs son interview dans le magazine néerlandais Butt (n° 18) par son compère Ed Droste, le chanteur non moins talentueux du groupe Grizzly Bear. Ils y discutent de sexualité d'une façon assez crue, ce qui pourrait surprendre chez une personne aussi réservée qu'Owen. Il semble avoir négocié une inflexion assez largement queer depuis cette époque. Sa tenue de Peter Pan orange et quelques maniérismes légers avaient valeur de signature durant le concert, sans parler de la reprise d'une chanson de Beyruth dont il a écrit les paroles, beaucoup plus réalistes que ses textes pour Final Fantasy. Ce n'était pas non plus ostentatoire, quoi qu'en dise la notice (en anglais) de Wikipedia. Toujours est-il qu'Owen Pallett, du haut de ses 28 ans, est un intense motif de fierté et d'émotion : l'un des musiciens les plus doués et les plus fascinants d'aujourd'hui, et un garçon sensible.

Alpentine (Owen Pallett Fansite)

Portrait sur C'est comme ça

Voir les commentaires