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"Les Habitués de l'aube" de Sylvie Massicotte

Sylvie Massicotte, Les Habitués de l’aube, Les éditions de la courte échelle, « roman+ », 1997.


sylvie-massicotte-copie-1.jpg    Je n’avais jamais entendu parler de Sylvie Massicotte, avant que mon collègue du blog « Cultures et débats » ne signale ce roman. C’est une auteure canadienne qui a déjà publié de nombreux romans et nouvelles. J’ai beaucoup aimé Les Habitués de l’aube même si la mise en page du livre est un peu rebutante : pages blanches comme des intercalaires, pavé de texte avec des marges ridiculement réduites, composition mal fichue. 

L’héroïne du livre en est la narratrice. Le point de vue est tellement subjectif, tellement enraciné dans son regard qu’on ne saura ni comment elle s’appelle, ni où elle vit, ni exactement quel âge elle a. Pour autant, ça ne crée jamais de difficultés. Le lecteur n’est pas désorienté. Je ferais l’hypothèse que l’auteur a fait ce choix pour au moins deux raisons. D’une part, cela plonge le lecteur dans le monde de son héroïne sans mise à distance, lui fait épouser au plus près les tâtons du personnage. D’autre part, cela confère au roman une portée universelle, débarrassée d’éléments contextuels qui viendrait situer l’histoire dans le temps et l’espace. Il y a néanmoins un léger accent québécois dans certaines tournures, mais on est loin de tout pittoresque. J’imagine qu’à l’instar d’un Robert Lalonde, Sylvie Massicotte a dû travailler à neutraliser autant que possible les particularismes de sa langue. 


    Il s’agit donc d’une histoire très épurée, racontée par chapitres brefs, voire extrêmement courts (certains font deux pages). Il y a une âpreté, une sécheresse, qui sont à l’image de l’héroïne, une fille au caractère tranchant, aux sentiments intenses, mais taiseuse et incisive en même temps. Par l’accumulation de réflexions, de formules lapidaires, sa personnalité émerge vigoureusement au fur et à mesure que l’on avance dans le livre. Cette façon de procéder me semble très bien fonctionner. Rares sont les caractères dans la littérature pour ados qui prennent autant d’épaisseur et de nuances, sans le moindre blabla psychologique. 

Ainsi donc, quand l’histoire commence, c’est l’été et son oncle est venu lui proposer de passer dix jours dans sa maison auprès du lac. Elle reste sur une rupture douloureuse avec son petit ami, Laurier. Ses parents ont fait un nouvel enfant sur le tard, un Léo qui doit avoir entre un et deux ans. Elle s’occupe de lui avec une tendresse bourrue. Néanmoins, elle accepte l’offre qui lui est faite, car elle est très complice avec son cousin Antoine, et c’est l’occasion de passer quelque temps à la campagne.

Sa tante est dans un asile psychiatrique. L’oncle, assez perturbé, est souvent absent. Elle fait connaissance des amis de son cousin : Guillaume, un garçon ordinaire, immédiatement séduit, Olivia, la rivale, Camille, beaucoup plus sympathique. Et Marc-André… 

Antoine, déjà installé à la table de pique-nique. Antoine, oui, mais le gars assis en face de lui… Beau, un vrai dieu ! Je cherche quoi dire… « Il fait beau », c’est tout ce qui me vient, j’appuie sur le mot beau. Je n’arrive pas à porter mon attention ailleurs que sur lui. Sa petite fossette au menton qui apparaît et disparaît pendant qu’il mange. Son regard sur moi, difficile à définir. Je suis sûre qu’il connaît la peine, lui aussi, qu’il comprend tout.

Il a de longs cils, comme Laurier… L’épaisseur de ses sourcils lui donne l’air un peu triste. Une touche sombre autour des grands yeux clairs, l’obscurité et la clarté en un seul visage. (p. 20-21)

Marc-André, c’est « le voisin », un musicien, très proche d’Antoine. L’héroïne, elle, est saxophoniste. Lors d’une soirée sur la plage avec les amis de son frère, ils jouent tous les deux et un lien s’établit.

Le cri de mon instrument monte dans la nuit. Il s’élève avec la fumée, jusqu’aux étoiles. Camille est une étoile. J’accueille avec elle le son qui paraît lentement se dédoubler. Je détourne la tête en ne cessant pas de jouer. C’est Marc-André qui me rejoint avec son saxophone dans lequel il raconte l’histoire, notre histoire à nous, à mesure qu’il bouge dans son chandail à gros cables de laine. J’aimerais m’y blottir…

Ma musique se vautre dans la sienne. Les étoiles semblent s’être décrochées du ciel. Elles scintillent là, tout autour, dans les yeux de Camille et d’Antoine, elles se mêlent aux flammèches que me lance Olivia.

Un silence, un soupir, comme on dit en solfège. Les autres applaudissent, mais, tous les deux, nous savons que la pièce n’est pas terminée. On reprend là où on s’est arrêtés. Marc-André se rapproche de moi en jouant. Son visage à demi éclairé par les flammes, son visage qui m’apparaît si maigre soudain. (p. 46-47)

La passion de l’héroïne pour Marc-André ne cesse de croître à mesure que l’histoire avance. Le lecteur, soumis à son point de vue, peut s’y abandonner ou trouver certains détails surprenants. Ainsi, l’oncle énonce-t-il platement à propos de Marc-André vis-à-vis de son propre fils : « C’est son ami ». Elle-même trouve que c’est « un garçon bizarre », qui peut faire la sieste dans un champ de fleurs. Antoine a fait de nombreux dessins de lui. Comme toujours, elle taquine son cousin en l’appelant « P’tite nature ». Au milieu de l’histoire, Marc-André s’efface, disparaît dans sa maison. L’héroïne se console en fréquentant vaguement avec Guillaume, sans élan. Marc-André est malade, on ne saura jamais de quoi. Il faudra une échappée sur le ponton pour qu’elle comprenne enfin ce qu’elle refusait de voir…

Les Habitués de l’aube est l’histoire d’un aveuglement qui peu à peu se défait. Ce faisant, le roman se tient au plus près des émotions d’une jeune fille, et c’est sans doute l’une de ses principales qualités. Le double jeu entre ce que l’héroïne voit et ce que l’on peut (ou non) deviner, est plutôt subtil. À aucun moment l’auteur ne ridiculise son personnage, ni ne suscite une connivence avec le lecteur averti, et c’est tant mieux. Elle n’hésite pas non plus à exprimer la colère de son héroïne, et la férocité que sa découverte suscite en elle dans un premier temps. Elle évoque aussi, et avec beaucoup de tact, le déni de l’oncle — qui sait parfaitement qui son fils aime, mais refuse de l’accepter pleinement.

En somme, et sans la moindre lourdeur, Sylvie Massicotte réussit à dire beaucoup de choses sur « l’amour au masculin pluriel » (Romain Didier) du point de vue d’une jeune fille hétérosexuelle. Certains passages distillent une poésie discrète, parfois un rien convenue, mais plutôt agréable. En revanche, la langue d’ensemble est résolument celle d’une jeune fille, pas vraiment policée, parfois choquante (pour un temps), à la nervosité travaillée. Je trouve que l’ensemble est une vraie réussite.

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"L'Amour en chaussettes" de Gudule

Gudule, L'Amour en chaussettes, éditions Thierry Magnier, 1999.

Une histoire de fille amoureuse de son professeur. Delphine est en troisième. Elle tient un journal, qui dure le temps d'un printemps. Cela commence de manière très instantanée, dans un style frontal assez typique de la dame Gudule : 

Cette nuit, j'ai rêvé de monsieur Letellier. Pfou ! J'en suis encore chamboulée... C'est sa faute, aussi. Est-ce qu'il avait besoin de venir nous parler de préservatifs ! (page 7)

La scène inaugurale, donc, c’est un cours de dessin qui se transforme en séance d’éducation sexuelle. Message impeccable, dialogue avec la classe, geste de théâtre : le beau professeur enfile une capote sur le pied d’une chaise. C’est le début d’une passion adolescente, lancinante. Delphine tombe en amour. Il faut dire : 

Letellier, y a pas plus sympa comme prof, au bahut. Toutes les filles en sont folles, parce qu’en plus il est super beau. Style Mulder dans X-Files. Et quand il sourit, il a les yeux tristes… (page 7)

La grande copine de Delphine, Gaëlle, ne rate pas une occasion de la conforter dans son béguin. Et puis il y a Arthur, « le grand nunuche » de la classe, qui a la douloureuse particularité d’être bègue. Il est plutôt aimé par ses camarades, mais ils se moquent pas mal de lui. Arthur en pince pour Delphine. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes, s’il n’y avait pas « la mère Éloy », une « vieille vache » prof de français, qui pourrit la vie à coups d’heures de colle.
    L’histoire se déroule peu à peu. Delphine sort le grand jeu pour déclarer ses sentiments à « Joël » ou « Jo » Letellier. Et là, elle tombe sur un os. Les bonnes raisons se suivent : M. Letellier ne veut pas, ce serait un détournement de mineur, etc. En plus, il a le bon goût de faire ça à la façon d’un adulte, sous forme de sermon. Aiguillonnée par Gaëlle, Delphine y revient quand même, jusqu’à la révélation ultime qui ruinera définitivement ses espoirs. Alors, elle ira se réconforter dans les bras d’un garçon de son âge…
    Je n’ai pas lu un grand nombre de livres de la prolifique Gudule. Il n’y a pas beaucoup de sujets qu’elle n’a pas « traités ». Ici donc : l’amour pour un adulte, la « première fois », l’aveuglement. En revanche, l’homosexualité n’est qu’un accessoire mineur. C’est plein de sentiments politiquement corrects : il faut être gentil avec les bègues, ne pas écouter les conseils foireux des bonnes copines, et mettre un préservatif quand on fait l’amour pour la première fois
    Paradoxalement, je trouve que l’histoire du béguin de Delphine pour Jo comporte nombre d’invraisemblances, ce qui est gênant pour un roman réaliste. La langue « djeune » n’a strictement aucun relief. Le seul moment que je trouve vraiment convaincant est la description de la première expérience sexuelle de Delphine. L’auteur a su décrire à la fois crûment et sans ostentation des sensations, sans autocensure mais sans trash non plus. C’est à peu près le seul passage que je n’ai pas trouvé convenu. Le reste n’est pas désagréable, certes, mais sans cette petite musique qui rend un livre singulier. Dans le genre chronique collégienne, je préfère nettement Qui Suis-je ? de Thomas Gornet.

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BD et homosexualité

Voilà un sujet sur lequel je n'ai jamais blogué et... ce ne sera que pour faire une ébauche cette fois  !

 

Je fais ce post pour vous signaler une page sur un autre blog, très complète sur la question, même si déjà "vieille" de 2 ans. C'est un travail de François Peneaud sur Actua BD. J'ai appris plein de choses. Il y a juste quelques bricoles qui ne sont pas à jour. Je regrette que la place accordée à Emmanuel Lepage soit un peu restrictive.
Ce dernier est l'auteur de BD mainstream le plus d'actualité sur le sujet, avec son diptyque Muchacho dans la collection Aire Libre chez Dupuis. Il y raconte  le destin en lignes brisées d'un jeune prêtre issu de la bourgeoisie nicaraguayenne atterri dans un village forestier en 1976. La rebellion sandiniste est proche et la violence de l'armée féroce. Le jeune Gabriel de la Serna a été envoyé là pour ses talents de peintre. Il va découvrir l'injustice, la guerre civile et l'amour des garçons. Chaque image de ces deux albums est une splendeur et Lepage montre qu'il n'a plus besoin d'un scénariste pour raconter des histoires. Il y a un souffle cinématographique qui me fait penser à Sergio Leone et aux frères Taviani, une façon juste de glisser une histoire particulière dans l'Histoire majuscule. Esthétiquement, je suis absolument inconditionnel des garçons qui viennent sous le crayon de ce dessinateur. Déjà, avec le cycle Névé, coécrit avec Dieter, il avait réussi à capter une certaine qualité de trouble, particulièrement dans le dernier volume, Noirs désirs. On y voyait le héros éponyme succomber timidement aux charmes d'un autre homme. Il est allé plus avant depuis, notamment dans le deuxième volet de Muchacho. Comme précédemment, ce sont les images et les gestes qui parlent. Il n'y a pas besoin de nommer les sentiments de Gabriel. En outre, le jeune héros est dessinateur et peintre, ce qui pose la question de son lien avec son créateur.
On trouvera une interview pléthorique  sur le site jeuxdepiste.com, où l'on découvre qu'Emmanuel Lepage a été très proche de l'illustrateur de la collection Signe de piste, Pierre Joubert, et qu'il a souffert des suspicions d'accointance fachiste qui pèsent sur celle-ci (alors que c'est un homme de gauche). D'un autre côté, c'est éclairant par rapport à l'esthétique androgyne des visages juvéniles qu'il dessine, proches des archétypes de cette collection (découverte quand j'avais onze-douze ans et pas revue depuis - c'est donc un simple souvenir). Une riche évocation (en anglais) figure sur un un site américain. François Peneaud y a consacré depuis une chronique sur un nouveau site. Le jour où j'aurai le temps, j'aimerais écrire mieux sur Emmanuel Lepage, même si je me sens un peu démuni sur les aspects techniques.
 
Depuis 2005, un autre auteur évoqué par François Peneaud s'est montré plutôt prolixe : Hugues Barthe, auquel on doit notamment Dans la peau d'un jeune homo et Bienvenue dans le Marais (Hachette littératures), véritable chronique en BD d'un coming out, sur un mode plutôt rigolo qui rappelle l'extraordinaire Max & Sven de Tom Bouden. Les BD de  ce dernier sont plus hardcore et un seul volume est paru en français (Max & Sven, donc, les autres sont disponibles seulement en anglais, chez Bruno Gmünder, éditeur "spécialisé"). Ce que j'apprécie énormément chez ce dessinateur flamand, c'est son humour constant et multiforme.
Côté fille, en complément de l'article de François Peneaud, je voudrais signaler le magnifique Fun Home. Une tragicomédie familiale d'Alison Bechdel (chez Denoël Graphic) et, sur un mode plus léger, les deux tomes de La Voleuse du père fauteuil d'Omond & Yoann (chez Poisson pilote). Fun Home est un peu le pendant féminin d'Un monde de différences d'Howard Cruse (voir l'article cité en début de blog  à ce propos) : une vaste fresque autobiographique. Je tiens à signaler toutefois que c'est un ouvrage qui nécessite une certaine maturité et une tournure d'esprit assez intellectuelle (ce qui n'est pas le cas des autres ouvrages cités). [Rajout : François Peneaud a depuis proposé une analyse remarquable de Fun Home ici.]
En anglais existe un excellent site, The gay comic list, que je vous recommande chaudement si vous maîtrisez cette langue.
Bon. Pour un non-blog, c'est déjà assez long comme ça !
 
Mise à jour ultérieure : il existe depuis le 1er octobre 2008 un site dédié en français, qui s'appelle LGBT BD où l'on retrouvera divers auteurs et critiques (Jean-Paul Jennequin, Virginie Sabatier, François Peneaud) chroniquant l'actualité et le patrimoine de la BD à thématique LGBT.

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Matthew Shepard

Matthew-Shepard-head-shot.jpgMatthew Shepard est un jeune Américain né le 1er décembre 1976 à Casper dans le Wyoming. A la fin du lycée, il est parti en Suisse suivre un cursus de l'Ecole américaine. Il y a amélioré sa maîtrise de l'allemand et de l'italien. De retour aux Etats-Unis, il a étudié les sciences politiques et les langues à l'université du Wyoming à Laramie. Le 7 octobre 1998, il a été kidnappé et torturé par deux hommes, qui l'ont ensuite laissé pour mort. Le 12 octobre, il a succombé à ses blessures. Depuis cette date, il est devenu le symbole de tous les crimes de haine homophobe commis chaque année aux Etats-Unis. Ses parents, et tout particulièrement sa mère, Judy, sont devenus des figures de proue du combat contre la haine infâme, et pour que cesse l'expulsion de centaines d'adolescents par leur famille lorsque leur homosexualité est révélée.
Ce phénomène, relativement restreint dans les sociétés latines d'Europe, est terriblement répandu aux Etats-Unis, notamment dans les milieux de l'extrême-droite religieuse, où tout jeune gay est soumis à l'alternative des centres de rééducation ou de l'expulsion. Des sociétés prospères comme Exodus international offrent des "réhabilitations" (reparative therapy) qui sont des hauts lieux de mutilation psychique, dénoncés officiellement par l'Association américaine de psychiatrie. Outre qu'ils n'ont jamais rendu "hétérosexuel" qui que ce soit, ces centres sont régulièrement dénoncés pour leur fonctionnement, entre condition carcérale, embrigadement idéologique et torture morale. Quant à ceux qui ne sont pas expédiés dans ces goulags d'un nouveau genre, on en retrouve une bonne partie dans les grandes villes du pays, à la rue, souvent condamnés à la prostitution pour survivre.
Matthew Shepard avait la chance d'avoir des parents ouverts et compréhensifs, ce qui ne lui a pas épargné la vie. Durant ses années à l'université du Wyoming, il ne faisait pas mystère de son homosexualité. De toute évidence, il a été tué parce que le témoignage de son existence était insupportable pour certains. Des organisations proches de l'extrême-droite religieuse ont essayé de le discréditer dans les années qui ont suivi son assassinat, en le dépeignant comme un prostitué et un garçon de mauvaise vie. La nature calomnieuse de cette campagne a fini par être révélée, à force de témoignages patients. Quand bien même Matthew Shepard eût été un prostitué, cela n'aurait justifié en aucun cas des circonstances atténuantes pour ses deux meurtriers. En l'occurrence, ce n'était pas le cas. D'après de nombreux témoignages recueillis sur internet, c'était un garçon formidable, épris de justice et respectueux des autres.
Judy Shepard fait partie des figures de proue pour que la condition des jeunes non hétérosexuels s'améliore aux Etats-Unis. Elle a créé une fondation au nom de son fils pour lutter contre toutes les formes de discrimination. Récemment, la dite fondation a ouvert un site interactif en ligne destiné aux jeunes LGBTQQ (lesbian, gay, bisexual, transexual, queer and questionning).

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Angles morts

Dans un pays comme la France, les homosexuels (au sens large) ont acquis une visibilité sans précédent. On trouve des publicités énormes pour Têtu jusque dans des petites villes de province. Des personnages récurrents d'homos (surtout masculins) peuplent les séries télévisées, des téléfilms à thématique gaie font un tabac (comme Un Amour à taire), on ne compte plus les vedettes dont l'homosexualité est un secret mal gardé (comme Mika). Au risque d'apparaître comme un optimiste invétéré, j'aurais envie de dire qu'en l'espace de vingt ans la société de ce pays a opéré en la matière un spectaculaire changement d'attitude. Ce sont aujourd'hui les homophobes qui sont sur la sellette - chose qui aurait semblé inimaginable jusqu'à l'orée des années 1980.
Cela ne va pas sans contrecoup : les actes homophobes sont en hausse constante, même si l'on prend en compte le fait qu'ils étaient rarement déclarés dans un passé proche. Un jour ne se passe sans que l'on n'apprenne (si l'on veut savoir) qu'untel a fait un sketch ignoble, qu'une telle a eu des propos qu'on croirait d'un autre âge, etc. Pourtant, les blagues et les raisonnements homophobes ont toujours eu cours. Jusque dans les années 1980, ils avaient parfaite licence. Je me souviens d'un bal à Gigouzac organisé par France Inter dans la première moitié des années 1980. L'animateur, salarié d'une radio d'Etat, n'arrêtait pas de s'exciter contre "ces messieurs", et ça faisait rire. Je pense que ça ne passerait plus aujourd'hui, même à Gigouzac. L'homophobie ordinaire s'est rétractée, redoutant l'espace public, pour se réfugier dans les situations plus informelles : relations de travail, fêtes familiales. Elle continue à régner en maître sur les cours de récréation, quand un travail de sensibilisation n'a pas eu lieu.
Ceci dit, les contrastes n'ont cessé de s'accuser, en fonction du niveau d'éducation, de l'emprise d'un catholicisme ou d'un islam traditionnels, du sentiment d'intégration dans la société française, et de quantité d'autres facteurs moindres. L'intolérance est devenue virulente, mais également insupportable. C'est dans l'enseignement secondaire (collège et lycée) que les enjeux sont les plus vifs, parce qu'il correspond à la période où se construit à la fois l'identité sexuelle mais aussi morale des individus. Lieux sensibles par excellence, où se vivent encore les pires harcèlements homophobes, parce que les victimes n'ont pas souvent les moyens d'abréger l'expérience. Lieux où les comportements évoluent à toute vitesse, néanmoins. L'idéal serait que les collégiens et lycéens soient les acteurs principaux de la lutte pour faire reculer l'homophobie. Après tout, la condamnation des racistes en herbe la plus efficace vient de leurs pairs, et pas des adultes. On n'en est pas encore là, sauf dans une minorité de lieux privilégiés. L'intervention en milieu scolaire me semble très importante, mais elle sera bien plus efficace le jour où elle sera non pas obligatoire mais fortement encouragée. Ce n'est pas avec l'actuelle majorité qu'on peut espérer quelque chose de cet ordre. Il faut donc espérer que la pratique se généralise par la base (les établissements du secondaire), associée à d'autres transformations.
Comme les adolescents sont de grands consommateurs de médias, il est certain que l'évolution du traitement de l'homosexualité par ceux-ci joue un rôle-clé. De ce point de vue, je pense que la vigilance de groupes de pression qui auscultent les émissions, livres et journaux est absolument nécessaire, et tant pis si revient sans cesse un discours idiot sur les réactions "communautaires" ou "politiquement correctes". Ceux qui les énoncent oublient qu'un propos public n'a pas le même statut juridique qu'un propos privé et que toute incitation à la haine est théoriquement punissable. Mais la question n'est pas seulement de refuser l'homophobie dans les médias. Elle est aussi d'accueillir favorablement (sinon de favoriser) la diffusion des représentations non exclusivement militantes, banales, de personnes non hétérosexuelles, dans toute leur diversité. Et notamment quand il y a un public qui n'est pas qu'adulte.
Une anecdote rapportée par ma fille m'a particulièrement frappé. Elle a un ami de coeur de son âge, appelons-le Mathieu, en troisième dans un collège de l'agglomération toulousaine, grand coureur de jupons, et que j'ai toujours suspecté d'être homophobe dans ses comportements. Or, quelle ne fut pas ma surprise d'apprendre que le meilleur ami de ce garçon avait fait auprès de lui son coming out. Et Mathieu de raconter à Agathe qu'il avait regardé des épisodes de Queer as Folk sur internet, par l'entremise de cet ami, et qu'il trouvait que les gays avaient des "plans cul" (sic) géniaux, etc. Je passe sur le détail pour ne retenir que l'enseignement de fond : un adolescent de quatorze-quinze ans disposant d'un accès à internet, même immergé dans une culture hétérocrate et sourdement homophobe, peut avoir accès aux représentations les plus emblématiques de la vie gay et y trouver de l'intérêt. Les parents de Mathieu - que je connais - ne sont ni des ploucs ni des intellectuels. Ils sont un peu de droite, dans l'air du temps. Quant à l'ami homo, il s'assume déjà en troisième. Derrière cet exemple, c'est un mouvement plus large dont j'ai eu des échos : de plus en plus de lycéens, et même de collégiens, deviennent conscients de plus en plus tôt, d'où la multiplication des coming out précoces. Sans pouvoir fournir de preuves autres qu'intuitives, j'ai le sentiment que la troisième est à peu près la classe "frontière" entre l'homophobie primitive généralisée des préados et des comportements et jugements plus mûrs, se rapprochant des comportements "déclarés" de la population adulte, tels qu'exprimés dans les enquêtes d'opinion.
Mes hypothèses concernent des tendances, pas des cas particuliers. Il y a des situations rétrogrades et d'autres davantage avancées.
Cet accès nouveau, grâce aux médias et à internet, pose un problème essentiel : que met-on devant les yeux des adolescents ? ou que laisse-t-on circuler ?
Je ne suis pas en train de poser un problème de censure, mais d'offre. En l'état actuel, faute d'une action des institutions pour faciliter l'accès des ados à la culture non hétérosexuelle, faute de sites notoires, tout est soumis à l'offre disponible et aux "régulations" (le mot en serait presque risible) du marché de la culture LGBT (pour lesbienne, gai, bisexuelle et transexuelle). Celui-ci a connu une explosion depuis les années 1980 et mérite qu'on y réfléchisse.
Aujourd'hui, de très nombreux sites en ligne proposent des produits estampillés "LGBT". On en trouve aussi dans les réseaux généralistes (amazon, FNAC), dans certains supermarchés "culturels" (Virgin, FNAC - mais pas sous forme explicite chez Cultura, à ma connaissance). En revanche, à la différence de ce qui se passe aux Etats-Unis, il n'existe aucun filtre permettant aux ados de trouver des produits spécifiques. Tout se passe comme si seule la clientèle adulte était concernée. Alors que le segment "adolescents" est largement promu de manière généraliste, il n'est jamais ouvertement question d'homosexualité. Frilosité ? Peur d'être accusés de "corrompre" la jeunesse, quand bien même il s'agit de produits (livres, DVD) ayant reçu l'agrément du ministère de la Jeunesse ? L'ennui est que cette autorégulation conduit les adolescents vers les rayons adultes sans aucun tri, sans le moindre conseil.
Parmi les produits LGBT il y a de tout. Maintenant, il faut bien constater que la fringale du public est telle que l'on trouve aujourd'hui dans les rayonnages des ouvrages ou des films qu'aucun éditeur n'accepterait dans un contexte "généraliste". N'importe quel film américain (ou autre) de seconde zone, n'importe quel livre, si possible d'une miêvrerie ou d'un cynisme consommés, trouve preneur, tant le marché est demandeur et pour ainsi dire "captif" d'une offre à mon avis sous-développée. De fait, un film aussi mauvais que Grande Ecole de Robert Salis, mal joué, mal filmé, grotesque, a eu un gros succès en DVD. Pareil pour ces innombrables mauvais téléfilms américains, comme The Trip, Big Eden, Hard Pill, Friends and Family, etc. Au reste, la médiocité est devenue internationale : je pense au navrant Mambo Italiano d'Emile Gaudreault, à Saudade de Jürgen Brüning, etc. Il sort tous les ans des dizaines de navets de cet acabit. Pour ce qui est des livres, c'est presque pire : il existe des éditeurs spécialisés pour lesquels la production de romans à l'eau de rose ou "coquins" constitue une activité exclusive. A côte de l'extimable collection "H&O poche", combien de choses accablantes offertes au lectorat homo ? J'ai l'intuition (très sexiste) que les lesbiennes sont nettement plus exigeantes que les gays, et qu'elles consomment beaucoup moins de stupidités. Elles ne représentent pourtant pas le même marché.
J'ai fait une expérience hallucinante il y a quelques années. J'avais acheté par inadvertance un livre intitulé Je veux te voir nu de Christophe Austruy, publié par le même éditeur H&O. Je n'ai pas pu dépasser la centième page tant ce livre est mal écrit, mal fichu, sans parler d'un climat moral que je trouve absolument révoltant. Or quelle ne fut pas ma surprise quelques mois plus tard en découvrant que ce ragoût était promu partout, bénéficiait de critiques favorables d'internautes, affichait des ventes confortables ! Même effarement (en pire encore) devant Une histoire simple (en fait) de Roger Vhere aux éditions Textes gais, un texte que j'ai lu en entier pour le coup, d'une ineptie et d'une maladresse telles que je n'en revenais pas que l'on puisse publier un ouvrage pareil. Même les plus mauvais romans d'Eric Jourdan, écrivain très inégal et qui a décliné lentement, sont réédités avec succès actuellement.
J'en suis arrivé à me dire qu'il y avait un cynisme tel chez les éditeurs LGBT qu'ils sont prêts à publier n'importe quel livre ou DVD, dans la mesure où ils sont presque sûrs d'un bénéfice. Il règne d'ailleurs une vulgarité étudiée sur cette "tranche" de marché. Les grands médias gays ou gay friendly ignorent la plupart du temps ces produits de rebut, voire parfois les assassinent, mais cela ne suffit pas. Internet a ouvert la voie à une égalisation critique qui a des aspects positifs en termes de démocratisation, mais qui a pour contrepartie que le seul critère objectif est l'audience. Plus on parle de quelque chose et plus il y a de chances pour en renforcer l'audience. A cause de cela, des thèses foireuses, des navets, etc., peuvent connaître une surexposition sans antidote. Sur la plupart des forums, les gens qui formulent des réserves sont vite dénoncés par les admirateurs, une critique négative sur amazon est systématiquement mal notée par d'autres internautes, etc. Comment, dans de telles conditions, donner à de jeunes lecteurs accès à un regard critique sur des objets culturels semblant faire l'objet d'un consensus par les ventes ? Comment leur donner les outils pour voir ce qui pose problème dans tel ou tel film "populaire" chez les gays ?
Jusqu'à présent, sur ce site, je me suis exclusivement donné pour mission de promouvoir des oeuvres que je trouve de valeur. Je n'aime pas me fatiguer à éreinter ce que je trouve mauvais. Je crois d'ailleurs que je continuerai plutôt sur cette voie. Ce n'est pas pour autant que j'ignore l'existence de productions nâvrantes.

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Une pétition contre les pendaisons en Iran

Le message vient de l'IRanian Queer organization (IRQO). Je m'en fais le relais. Pour ceux qui auraient besoin d'une traduction, ou de détails supplémentaires, me contacter svp. This petition come from IRanian Queer organization (IRQO).

 

October 10th, World Day Against the Death Penalty Stop Capital Punishment

 

edam4b.jpgCapital Punishment is an inhuman retribution and contributes to the vain circle of violence and retaliation within society.  So far, no country in the world has shown signs of decrease in crime by enforcing capital punishment, especially when totalitarian regimes use execution as a legitimate means to oppress, diminish and murder their opponents and opposition groups. On the other hand, psychological side-effects of executions, in short and long terms, are damaging to the victims' survivors as well as to the executers of the punishments. Add to this the fact that execution reduces society's sensitivity against violence and violent behavior. For the foundations of a civil society, for democracy and establishment of human rights, to respect the rights and the safety of alternative and freethinkers and to promote a non-violence culture, the omission of capital punishment is the first and foremost step. 
We, the undersigned of this statement, may have different political, social and cultural believes and objectives, but we all have come to agree on one point, and that is, the importance of abolishment of capital punishment for the sake of Iranian society. We urge everyone to get involved actively in a wide spread war against capital punishment in Iran and help achieve this national goal through joined efforts of all Iranians.
 

 

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La Naissance des pieuvres

 

Naissance-des-pieuvres6.jpgJ'ai enfin pu voir La Naissance des pieuvres de Céline Sciamma, premier long métrage d'une jeune réalisatrice sur lequel ma presse préférée s'était enthousiasmée durant l'été. C'est un très beau film. Ce que j'en écris ci-dessous est assez analytique, avec des mots peut-être trop précis et des considérations qu'il aurait fallu développer. J'ai peur aussi d'avoir exagéré la dimension intellectuelle d'un film qui peut parfaitement se laisser voir comme une histoire d'adolescence, avec ses rebondissements, son intérêt narratif. Ce n'est sans doute pas l'idéal pour donner envie d'aller le voir. À vous de juger...
Cela se passe dans un coin de France plutôt urbain, dont l'ancrage topographique est réduit au strict minimum, suivant un principe hérité du théâtre : une piscine, deux piaules de fille, un parking souterrain, et quelques bouts de trajets. Ce qui pourrait apparaître comme la marque d'un film fauché renvoie en fait à un projet artistique fort. Naissance des pieuvres est une épure, qui montre quelques relations adolescentes et essaie de suggérer comment des pressions sociales invisibles pèsent sur les choix des personnages et les enferment dans des rôles qui leur interdisent, euh, on va dire le bonheur. Épure aussi parce que plus les protagonistes sont importants dans l'histoire et moins l'on en sait sur leur environnement (familial, social...).
 
Naissance-des-pieuvres5.jpgAu centre, Marie (Pauline Acquart), un faux air de Charlotte Gainsbourg période La Petite Voleuse, poitrine de limande (ça a son importance dans l'histoire), des manières de chat sauvage. Le film semble commencer sous des auspices  extrêmement balisées : une démonstration de natation synchronisée lors d'une fête de fin d'année. Les corps sont apprêtés, uniformisés, les visages maquillés, les expressions faciales grimacées. Un ordre règne, métaphore extrême de règles sociales plus globales. Mais celles-là, le film ne les prendra jamais de face, comme pour mieux indiquer leur règne implacable (mais implicite). C'est un monde temporairement féminin, soumis à une stricte division des sexes, réunissant des filles de tous âges dans une exhibition de grâce dont la caméra semble traquer les artifices.
Marie est là dans les gradins, spectatrice et sans apprêts. Une fille nature. Quand l'équipe des championnes commence son numéro, le spectacle devient un choc pour elle. De quelle nature, on mettra du temps à le savoir. De même qu'on ne sait pas alors comment elle s'appelle et il se passera encore du temps (de film) avant qu'on le sache. En revanche, comme un message subliminal, c'est un autre prénom qui tôt émerge : Floriane (Adèle Haenel), capitaine de l'équipe.
Naissance-des-pieuvres3.jpgIl n'y a pas de vie scolaire, il n'y a pas de familles, il y a juste une fin de printemps ou un début d'été que l'on devine, une tombée de saison. Mais là-dessus aussi planera jusqu'au bout une incertitude. Seule Marie circule, souvent à vélo, entre sa chambre et la maison de sa copine Anne (Louise Blachère), une fille enrobée, mal dans sa peau, et qu'on a vue dès les premiers plans au milieu de petites filles, comme déclassée à son corps défendant.
Marie veut à toutes forces s'introduire dans le monde sous-marin (matriciel ?) de la natation synchronisée. C'est un désir violent où tous les moyens sont bons et le prix à payer hors de compte, une pulsion. La caméra de Céline Sciamma filme cette fascination et ce désir du dehors. Mais cette extériorité du regard suggère que Marie elle-même est soumise à un élan qu'elle n'intellectualise pas. Elle agit en suivant une impulsion, une intuition, sans inhibition. Elle harponne Floriane pour l'implorer de la "faire rentrer". Elle lui demande d'être celle qui lui fait accéder à cet intérieur qu'elle veut investir.
Le pacte est loin d'être évident. Un abîme sépare les deux filles. Le groupe féminin de natation synchronisée côtoie son homologue masculin : les garçons du water polo, avec leurs rites de virilité, vus de loin. Floriane est supposée être l'affranchie, voire la "salope", la fille du régiment. Ce doit être son rôle et elle déploie beaucoup de zèle à s'y conformer. Devant ce spectacle des mœurs, où l'excès est une autre façon de se soumettre à la norme, Marie est celle qui observe en retrait, de plus en plus furieuse. Ça ne passera pas par elle. Elle fait éclater les supercheries en les envoyant balader.
Céline Sciamma a elle-même évoqué Fücking Åmål (1998), le film libérateur de Lukas Moodysson. Pourtant, l'intimité grandissante entre Marie et Floriane (que je n'éventerai pas ici) n'a rien à voir avec ce que racontait le cinéaste suédois. Ici, tout est dans la suggestion, les sentiments ambigus, entremêlés. Il n'y a pas de lutte contre des adversaires. L'adversité, elle est dans la tête des héroïnes. Et il n'y a aucun romantisme complaisant de la part de la cinéaste. À aucun moment il n'y aura d'effet compassionnel à destination du spectateur. Les sentiments sont là, à fleur de peau, mais ils ne nous sont pas donnés en pâture. Les images de piscine sont splendides, qui jouent sur le contraste entre le bleu des bassins, des chorégraphies, et la froideur blanche des vestiaires, ces coulisses borgnes où se révèle crûment la vérité de la trahison et la mécanique des mœurs obligatoires. Mais rien de tout cela n'est filmé pour créer de l'empathie à bon compte.
Naissance-des-pieuvres2.jpgBien entendu, le personnage de Marie surnage. C'est un peu forcé, comme double de la réalisatrice et comme figure rebelle. Mais Pauline Acquart y est pour beaucoup, car elle habite formidablement Marie et sa gamme de nuances rend bien des services au personnage dans ses détours, ses hésitations, son intelligence clairvoyante, son début de maturité. Ses deux partenaires sont elles aussi très crédibles, Adèle Haenel en affranchie de façade qui dissimule mal combien elle est seule et paumée, et Louise Blachère en "grosse" névrosée et puérile (mais non dénuée de lucidité), qui s'affranchit finalement de la commisération (je vous conseille le commentaire d'Anne ci-dessous, très juste, sur l'actrice et son personnage). Voilà un trio de jeunes actrices dans des compositions très naturalistes, tout à fait admirables dans ce registre.
N'ayant vu le film qu'une fois, je n'ai pas eu le temps de m'attarder sur les choix cinématographiques et formels. J'ai mis l'accent sur ce qui me revenait le plus immédiatement à la mémoire. C'est bien évidemment un très beau film sur le féminin et l'adolescence, avec un regard pudique. Ce serait néanmoins le réduire que de l'enfermer dans ces dimensions, qui ne sont qu'une partie de ce que La Naissance des pieuvres suscite.
Une belle promesse pour l'avenir, et ma reconnaissance à Céline Sciamma.

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Je ne veux pas qu’on sache

Je ne veux pas qu’on sache de Josette Chicheportiche, Pocket jeunesse, 2007.

Ce roman destiné à des préados raconte une histoire de divorce, du point de vue de Théo, une dizaine d’années au début de l’histoire. Il s’avère peu à peu que Gilles, son père, a rencontré l’amour auprès d’un autre homme. L’histoire raconte les souffrances et la force de caractère d’un garçon que la vie a fait mûrir trop vite. L’essentiel se passe en famille, même s’il est aussi question de la bêtise collégienne. 

L’auteur est traductrice et écrivain pour la jeunesse. Son entreprise est plutôt sympathique, bien entendu. Maintenant, je trouve qu’elle projette un peu trop un regard d’adulte sur cette histoire, décrivant les sentiments du garçon comme par-dessus sa tête. Suivant une tradition psychologique bien française, elle décortique la situation avec un point de vue omniscient. Il n’y a pas beaucoup de place pour l’incertitude, les flottements. L’histoire est rondement menée, mais de l’extérieur. 

 

Cela pose la question du lectorat. Je ferais l’hypothèse que ce livre a été écrit pour des pré-adolescents qui ne savent rien de la situation vécue par Théo. Aucun personnage n’est traité de manière simpliste, ce qui est évidemment une qualité. Un lecteur informé voit venir les principales étapes comme autant de passages obligés. En somme, j’aurais envie de dire que c’est un roman éducatif, avec parfois de jolies images. Rapporté à sa finalité, je n’ai rien à redire. Comme œuvre d’art ou comme livre-compagnon, je suis plus réservé.

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Cohérences

Cela fait plusieurs semaines que j'y réfléchis et j'ai décidé d'agir. Ce blog a une fonction informative. On y trouve à disposition des chroniques sur différents sujets liés à l'homosexualité et à la bisexualité. Plusieurs fois, j'ai indiqué que je souhaitais qu'il puisse devenir une ressource, notamment pour des adolescents et de jeunes adultes.
Par voie de conséquence, les textes trop personnels - notamment ce qui relève du journal intime - n'ont plus leur place ici. J'ai donc enlevé les "posts" qui relevaient de ce genre et les ai mis ailleurs. Je ne m'interdis pas d'écrire en d'autres lieux un vrai journal, qui parlerait de toutes sortes de choses, qui serait joli à voir, peut-être même avec des photos. Du personnel, je ne garderai ici que "Une autobiographie en rose", comme présentation de celui qui écrit ici.
Dans les cartons (virtuels) :
* un post sur le récit d'Erwin Mortier paru au printemps, Les dix doigts des jours ;
* un autre qui attend depuis très longtemps sur L'amour comme on l'apprend à l'école hôtelière de Jacques Jouet.
Dans les deux cas, c'est du lourd : il faut que je me replonge complètement dans les livres si je veux en dire des choses précises. C'est sans doute ce qui fera que je ne bloggerai pas sur L'homosexualité dans tous ses états de Pierre Verdrager, ou alors pas avant longtemps.
Côté cinéma, j'aimerais aller voir La Naissance des pieuvres de Céline Sciamma, un film de filles. En revanche, je ne dirai rien de The Bubble d'Eytan Fox, que je n'ai pas trop aimé : pas le temps de me fatiguer pour une bluette qui ressemble à une série télé de fin d'après-midi.

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Point de côté d’Anne Percin

Anne Percin

 
J’ai relu Point de côté, car cela fait de longs mois que je souhaite écrire sur ce livre. Mais je voulais le faire décemment. La première fois que je l’ai lu, c’était en novembre dernier. J’en suis ressorti marqué, mais tout était flou dans mon esprit. Il m’en restait une impression extrêmement forte, mais la mémoire en était comme effilochée. Les mois ont passé. La première fois, j’avais vécu le livre, j’avais été Pierre. Il m’a fallu une relecture pour confirmer mon sentiment premier, pour déplacer mon point de vue et prendre le recul nécessaire à une analyse. Pour ceux qui n’ont pas lu le livre, j’ai rédigé cette revue de manière à ce que l’on puisse la quitter en chemin. J’ai évité aussi de dévoiler ce qui fait le sel de l’histoire.

 

Point de côté est un roman formidable, l’un des meilleurs que je connaisse dans la littérature pour adolescents ; un livre de vie, drôle, poétique et fort. Il se présente comme le journal d’un garçon de dix-sept ans, Pierre Mouron. Tout un programme, ce nom. La vie de Pierre est marquée au fer rouge : la mort accidentelle de son jumeau lorsqu’ils avaient dix ans a plongé son existence dans un puits sans fond. Quelques pages évoquent ce passé douloureux, avec finesse et subtilité. L’essentiel est tout de même chronologique : onze mois de la vie du personnage, trajectoire en dents de scie, mais jamais donnée à l’avance, le contraire d’une tragédie.

L’idée de faire écrire Pierre est ici payante, car elle nous laisse toujours un coup en arrière, avec ce qu’il veut bien coucher sur le papier, qui n’est pas tout. Ce n’est pas évident de le réaliser quand on est pris dans l’histoire, mais les non-dits sont finalement aussi importants que ce qui se dévoile. 

J’ai envie d’une présence. J’ai envie d’une main sur mon épaule. J’ai envie… de quelque chose que je ne peux pas écrire, même pas ici. (p. 71) 

En outre, le rythme va s’accélérant : l’histoire commence durant un été brûlant comme une chape de plomb ; la rentrée s’appesantit, l’automne est confus. Avec l’hiver, la vie de Pierre prend un nouveau tour, sa course un nouveau virage, puis un autre. Après 110 pages (sur 150), le lecteur serait bien incapable de deviner comment l’histoire va tourner. C’est le début du troisième cahier, le lundi 3 janvier 2000. Le lecteur est déjà si proche de la fin du livre. La suite déroule un tiers du temps de l’histoire sur moitié moins de pages (un sixième). En quelque sorte, Point de côté raconte l’accélération d’une vie longtemps retenue prisonnière.

 

La métaphore de la course n’est pas arbitraire, car elle tient une place concrète dans la vie du héros :  

Et puis cette année, au mois d’avril, j’ai vu à la télé des images du Marathon de Paris.

Il faisait chaud, ce printemps-là. Devant moi, ma mère a dit : « par cette chaleur, c’est suicidaire de courir. »
Alors j’ai commencé à courir.

C’est facile quand on a de la volonté. Ça ne demande aucun matériel, aucun conseil, aucun partenaire. Deux mois plus tard, j’avais perdu cinq kilos. Maman a cru que j’avais fait ça pour perdre du poids. Elle n’a pas tort, mais ce qu’elle ne sait pas, c’est que je compte perdre tout mon poids. (p. 14)

L’histoire est égrenée par les courses de Pierre, qui dans cette nouvelle activité est comme une chrysalide en pleine métamorphose, prête à se révéler finalement papillon. En ce sens, plus que tout autre, ce livre exprime le mouvement de l’adolescence, la figure, le suggère, même si l’ensemble est ramassé sur une petite année. Le héros, qui a vécu en creux durant les sept années précédentes, rattrape en quelques mois ce qui lui avait été volé par un accident.
    Héros-narrateur, donc, auquel Anne Percin a prêté beaucoup d’humour, en deçà de sa carapace. Pierre ne cesse de se moquer de lui-même, et accessoirement un peu des autres. Mais il décrit aussi avec maestria des moments de trouble (un baiser dans les toilettes, un triomphe qui tourne à l’humiliation, un coup de foudre…). Sa langue n’est ni recherchée ni caricature, une langue de jeune homme, sans cette surcharge de signes qui démonétiserait rapidement le livre.

La lettre est là, à côté de moi, sur le lit. J’écris adossé au mur de ma chambre, la couverture à carreaux rouges sur mes genoux, celle avec des étriers, des chiens, des cors de chasse, offerte glorieusement à ma mère par la société La Redoute. J’ai aussi sur les épaules le pull violet de la fille du ciné. Je me fais l’effet d’un chiffonnier d’Emmaüs, l’abbé Pierre Mouron. (p. 99)

Dans le même ordre d’idées, nous sommes situés en un lieu (Strasbourg), à une période précise (du 28 juillet 1999 au 1er juillet 2000), mais cette précision ne se referme pas comme un piège qui périmerait rapidement ce qui est raconté. Dans quarante ans, le livre n’aura pas pris une ride. Anne Percin a eu cette adresse d’ancrer très nettement l’histoire tout en l’épurant de tous les détails qui pourraient la lester et rapidement la rendre obsolète. 

Il faut dire aussi un mot du style, extrêmement limpide. Les phrases sont brèves, nerveuses. Parfois, ce rythme semble figurer les tâtons du personnage. Cela donne en général un tempo rapide, mais qui peut accélérer ou ralentir. Anne Percin dispose d’une palette extrêmement riche, qui fait qu’elle peut tout se permettre. Ainsi la phrase parfois s’allonge insensiblement pour dire le temps suspendu, par exemple quand Pierre raconte une course contre un drôle de mauvais génie.

J’entends le souffle de Xavier derrière moi. Il ne doit pas être bien loin. Deuxième tournant à gauche. J’ai un goût de sang dans la bouche. Encore mes amygdales qui me jouent des tours, j’ai l’impression qu’elles saignent mais ce n’est que de la salive et un mauvais souffle, je suis encore un peu trop gros, si je perdais des tas de kilos j’aurais peut-être des poumons très larges et très purs, pourtant je ne vois pas pourquoi, les cantatrices ont bien de grandes cages thoraciques : on dit qu’elles ont du coffre. Quand les gens les voient à la télé, ils s’exclament : « Quel coffre ! ça doit être pratique pour y ranger les bagages ! » Les gens sont marrants. Quand ils ne sont pas méchants. (p. 36-37).

Au cœur du récit jaillit un monologue intérieur qui dérive entre dinguerie et métaphores. Ce ne sont plus Pierre et Xavier, mais un chameau et un serpent, et le narrateur raconte la course avec la distance d’un renard amusé. Insensiblement, il injecte des images, belles mais discrètes, qui font toute la poésie du roman. Car Point de côté est un livre poétique, pas violemment, à la Xavier Deutsch, mais dans des inflexions discrètes, un abord des choses, une façon de les prendre de biais.

Dans Strasbourg un après-midi, on se perd facilement. Je ne parle pas d’orientation, mais d’identité. Très vite, hier, je me suis senti aspiré. J’avais à peine atteint la place Gutenberg que, déjà, je m’étais dissous. J’ai continué à voguer dans la foulé, sous les arcades jusqu’à la place Kléber, presque fantôme, à cette différence près que tous mes sens étaient en éveil. Ma peau frissonne dès qu’on la frôle, même si c’est par hasard. Je rougis dès qu’on me regarde. (p. 70)

La perfection n’existe pas, mais Point de côté s’en rapproche, qui dit tant de choses en 147 pages à bride abattue. L’économie apparente de moyens cache une richesse contenue comme de l’air comprimé. En le refeuilletant, je m’extasiais du peu de ligne qu’il lui faut pour exprimer tant de sentiments et d’événements. Même les moments les plus forts peuvent tenir sur une feuille de papier à cigarette. D’après ce qui est dit dans le prière d’insérer, Anne Percin a réécrit son roman trois fois en quinze ans. Cela me confirme qu’il n’y a aucun rapport entre la spontanéité d’un livre et le travail qu’il a demandé. 

Très vivement recommandé. Du même auteur (publié depuis) : Servais des collines (un roman très réussi se passant à la Renaissance) et L'Âge d'ange.

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