J'ai rédigé ce texte (et le précédent) en 2014 pour le site C'est comme ça, où il a été publié à l'époque. Voici désormais la partie à proprement parler historique...
Si les responsables politiques et la population russes clament souvent qu'il n'y a pas (ou très peu) d'homosexuel-le-s en Russie — tout en approuvant des lois anti-propagande — c'est peu de dire qu'il existe depuis longtemps une culturelle homosexuelle dans ce pays, mais condamnée à rester cachée (le plus souvent). En témoignent déjà les mots innombrables de la langue populaire pour désigner les gays, à commencer par "pidar" (l'équivalent de "pédé") et "golouboï" (un adjectif qui désigne d'abord la couleur bleu ciel). Comme souvent, il y a beaucoup moins de mots et d'injures pour désigner les lesbiennes... La société russe a longtemps rigoureusement séparé les sexes et les historiens font l'hypothèse que dans certains milieux (l'armée, les monastères, les bains ou saunas), les pratiques homosexuelles étaient fréquentes et peu stigmatisées : l'Église orthodoxe a longtemps été davantage préoccupée par le mélange des hommes et des femmes et la confusion des genres (par exemple, se raser la barbe a longtemps été très mal vu). C'est le tsar Pierre le Grand qui au début du XVIIIe siècle a instauré la première loi réprimant des pratiques homosexuelles, une interdiction de la sodomie dans l'armée (1716). Mais ce n'est qu'en 1835 que cette loi a été élargie aux civils par le tsar Nicolas Ier*. Elle a duré jusqu'à la révolution de 1917.
Au début du XXe siècle, quand le régime des tsars est devenu moins autoritaire, nombre d'artistes bi- ou homosexuels en Russie se sont affirmés. Auparavant, les milieux intellectuels et artistes protégeaient et en même temps dissimulaient l'importance de cette dimension dans la culture russe. L'homosexualité ou la bisexualité des compositeurs Modeste Moussorgskiï (1839-1881) et Piotr Tchaïkovskiï (1840-1893), du romancier Nikolaï Gogol (1809-1852), de l'explorateur Nikolaï Prjévalskiï (1839-1888), etc., est longtemps demeurée un secret d'initié-e-s. Durant une période que l'on a appelé l'Âge d'argent, et qui a débuté dans les premières années du XXe siècle, l'expérimentation dans les arts a explosé en Russie : musique, danse, poésie, peinture, roman, cinéma, encouragés par l'ouverture du régime et de la société après la révolution "manquée" de 1905. Le roman de Mikhaïl Kouzmine (1812-1936), Les Ailes, paru pour la première fois en 1906 dans une très prestigieuse revue intellectuelle, Viékhi (Les Jalons), a eu un effet important à l'époque dans la société cultivée russe.
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Une période de relative tolérance s'est ouverte, qui a profité aux homosexuels, hommes et femmes cette fois. Elle s'est d'ailleurs poursuivie après la première guerre mondiale et la Révolution de 1917, puisque le pouvoir bolchévik a décriminalisé les relations homosexuelles en 1922. En fait, des dirigeants comme Lénine considéraient l'homosexualité comme une dégénérescence bourgeoise qui disparaîtrait toute seule avec l'instauration du socialisme ou grâce aux progrès de
Cette période plutôt favorable a pris fin lorsque Joseph Staline a définitivement triomphé de ses adversaires au sein des cercles dirigeants de l'Union Soviétque, en 1928-29. Le pays a connu alors un tournant "national-conservateur" très répressif sur les mœurs et la condition des femmes : le refus de faire des lois sur la prostitution, l'avortement ou l'homosexualité a cédé la place à des décisions parmi les plus strictes au monde. En 1933, dans un contexte de terreur généralisée, la police secrète (le GuéPéOu, précurseur du KGB) a soumis à Staline un projet de criminalisation des relations homosexuelles, qui a été progressivement mis en œuvre dans ces années-là, d'abord contre les seuls gays, puis ensuite contre les lesbiennes également. Relégations dans des camps de travail, exécutions sommaire et déportations en Sibérie sont devenus le lot des homosexuels russes pris sur le vif.
Et pourtant, même dans cette période extrêmement sombre, des témoignages indiquent que la vie homosexuelle clandestine s'est poursuivie obstinément dans les villes.
Sous les successeurs de Staline, la situation ne s'est pas vraiment améliorée, même si le risque de mourir de façon violente a été réduit. Sous l'article 121 du code pénal, les homosexuels étaient passibles de 5 ans de camp. Durant les années 1950 à 1970, environ mille hommes étaient emprisonnés chaque année (un chiffre sans doute assez faible, eu égard à la population concernée mais considérable dans l'absolu). Dans les camps sibériens, ils étaient tout en bas de la hiérarchie (hyper violente) régnant parmi les détenus. Les conditions se sont peu à peu adoucies, même si le KGB s'est fait une spécialité dans la traque des homosexuels et l'assassinat de ceux qui semblaient "socialement" dangereux. Les lesbiennes sont devenues, comme les dissidents politiques, des clientes de la sinistre psychiatrie soviétique (où l'on trouvait aussi quelques humanistes cachés). L'homosexualité, réelle ou supposée, d'une personnalité publique était utilisée comme un moyen de faire pression sur elle ou de la discréditer, en particulier quand son discours ou son art ne plaisait pas aux autorités. Elles avaient recours notamment au kompromat, une technique de chantage coutumière au KGB (et à son successeur le KGB) : "tenir" une personne sous la menace de judiciariser un comportement passible de sanctions pénales. L'un des cas les plus célèbres de discrédit public sous l'accusation d'homosexualité est celui du réalisateur d'origine arménienne Sergueï Paradjanov (1924-1990), dont les films expérimentaux et insensibles à la propagande officielle, déplaisaient en haut lieu.
La situation s'est assouplie avec la perestroïka (réformes libérales de Mikhaïl Gorbatchev, à la fin des années 1980), en particulier lorsque les camps du GouLag ont été progressivement fermés (à partir de 1988) et que les dirigeants ont renoncé à la "dictature du prolétariat". À partir de 1989, des groupes de gays et de lesbiennes ont commencé à s'organiser dans les grandes villes, collaborant avec les médecins sur les problèmes de SIDA, organisant des manifestations artistiques, créant des revues, des clubs, etc. Pourtant, un sondage mené la même année montrait que les homosexuels étaient le groupe le plus réprouvé dans la société soviétique dont 30% des sondés voulaient
Pourtant, avec l'arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 1999, le climat a commencé à changer. Deux ans plus tard, les homosexuels ont été officiellement bannis de l'armée. L'interdiction des marches des fiertés est devenue la règle et la répression policière est allée croissante. Les groupes extrémistes se sont senti pousser des ailes pour tabasser les militants de l'égalité des droits et tendre des pièges aux gays sur internet, notamment sur l'équivalent de Facebook, Vkontaktié. Plus récemment, traquenard et tabassage des gays sont devenus une activité rituelle des milices néo-nazies, comme en témoigne le reportage (assez insoutenable) d'un site canadien. Pourtant, les années 2000 n'ont pas été uniformément sombres : le site Gay Russia, plate-forme militante dynamique, a été autorisé en 2002 (il a été fermé depuis) ; l'acceptation de l'homosexualité a lentement progressé dans la population, notamment dans les grandes villes ; les militants russes des droits de l'homme et les artistes ont apporté un soutien rarement ambigu aux personnes LGBT ; les bars, clubs et autres lieux de sociabilité se sont multipliés.
La réélection à la présidence de Vladimir Poutine en 2012 a été le point de départ d'un durcissement général du pouvoir. Surpris par les signes croissants de rejet de l'exécutif dans la population, les autorités n'ont eu de cesse de faire taire les voix dissidentes, de contrôler ou de faire fermer les médias indépendants. Souvent, les initiatives contre les gays sont venues des pouvoirs locaux : maires interdisant les marches des fiertés, fermant des établissements, dans une sorte de surenchère répressive. Avant même la promulgation de la loi de juin 2013 interdisant toute "propagande" pour des "relations sexuelles non-traditionnelles", des parlements régionaux avaient déjà pris des mesures dans le même sens. Dans un tel contexte, le pouvoir central n'a même pas besoin d'agir en première ligne, tant les personnes LGBT constituent une cible commode et qui peut être dénoncée. Ils figurent parmi les principaux boucs-émissaires dans le pays.
L'avenir des personnes homosexuelles et transgenre en Russie n'est pas réjouissant pour le moment. Il est difficile d'imaginer ce qui pourrait stopper la détérioration en cours. Les associations humanitaires internationales ont pris le problème à bras le corps et lancent des campagnes, qui au moins montrent aux autorités russes que leur politique homophobe est réprouvée en Occident. Les gestes de soutien, quand ils arrivent auprès des victimes, leur témoignent qu'elles ne sont pas seules et ignorées. Il est possible d'y participer en signant les pétitions d'Amnesty international, en relayant les actions de Human Rights Watch, ou en soutenant les actions de l'ILGA. Depuis 10 ans, un autre phénomène s'est peu à peu développé : de nombreux jeunes LGBT s'affirment de manière détournée sur les réseaux sociaux (Instagram, Tik-tok, Vkontaktyé, etc.), jouant avec la censure, utilisant un langage codé, comme autant de marques d'affiliation entre elles et eux. Les mentalités sont en train de changer chez une bonne partie des adolescents, et surtout des adolescentes.
Ci-dessous, vous trouverez la bande-annonce du seul film "gay" russe diffusé en France, Ia lioubliou tiébia (Je t'aime toi) d'Olga Stopolskaïa et Dmitriï Troïtskiï (2005), assez timide dans sa manière de montrer l'amour entre deux hommes.
* Certains, comme l'historien américain Daniel Healey, pensent que l'opinion russe sur le sujet ne s'est calquée sur la réprobation occidentale que durant le XIXe siècle. Voir sa longue synthèse en anglais dans les archives du site glbtq.
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Jitters commence hors sol, dans une école anglaise où Gabriel (Atli Oskar Fjalarsson) et Markus (Haraldur Ari Stefánsson), deux adolescents islandais, viennent passer quelques semaines en séjour linguistique. Tout semble les opposer — l’un brun, sérieux, timide et l’autre blond, désinvolte et jouisseur — et pourtant le film s’attache à leur rapprochement, fait de regards, de petites transgressions alcoolisées, de corps qui s’inclinent, jusqu’à un baiser qui clôt la relation filmique de cette expérience anglaise pas franchement dépaysante. Entretemps, le spectateur aura pris la mesure de la sagacité de Markus et de la retenue extrême de Gabriel (dont le prénom et davantage sonnent exotiques à son compagnon de circonstances).


La période de fêtes qui vient de se terminer m’a permis de me reposer d’un trimestre éreintant mais aussi d’aller faire un tour du côté des librairies LGBT de Paris (Violette and Co, Les Mots à la Bouche). J’ai alors découvert que la « rentrée littéraire » de cet automne avait été riche en événements concernant la littérature jeunesse à thématique gay. Avec un petit peu de retard, voici donc quelques indications sommaires, à charge pour moi de faire des comptes rendus plus élaborés par la suite. Premier constat : il y a eu une mini-vague de traductions. Deux sont particulièrement notables. Il s’agit d’une part de la sortie longtemps attendue en français d’un « classique » des young adult novels, Jack de A. M. Homes, grâce aux bons soins de Jade Argueyrolles chez Actes Sud Junior. Publié il y a déjà 20 ans aux États-Unis, ce roman raconte la découverte par un adolescent (narrateur de l’histoire) de l’homosexualité de son père, récemment divorcé. Contemporain du Cerf-volant brisé de Paula Fox, ce livre raconte une histoire moins tragique mais assez dure pourtant. Mes souvenirs du texte anglais sont assez brumeux et je n’ai pas encore eu le temps de le relire. A.M. Homes est une véritable institution outre-atlantique et elle est de mieux en mieux connue ici. J’y
L’autre traduction notable est Will et Will de John Green et David Levithan, qui a créé un gros buzz l’an dernier dans le monde des romans pour ados. Pour le coup, Gallimard et Nathalie Peronny n’ont pas tardé pour l’adapter en français. Je sors de la lecture croisée des deux éditions et je suis encore sous le choc de la version originale. Ce roman raconte l’histoire parallèle de deux homonymes (ils s’appellent tous les deux Will Grayson) habitant dans l’immense banlieue de Chicago. L’un est un jeune gay dépressif (voire suicidaire) et au placard, replié dans une relation difficile avec une amie à l’humeur sinistre (Maura). L’autre vit dans l’orbite d’un ami aussi queer qu’il est énorme physiquement (Tiny) et en pince secrètement pour une amie de celui-ci (Jane). Le pitch du livre est de les faire se rencontrer au premier tiers du roman et d’entremêler leurs histoires au travers de Tiny, la figure-clé du livre. John Green s’est fait la voix du Will Grayson hétéro gay-friendly et David Levithan porte celle du Will Grayson gay et dépressif. Par delà les différences d’écriture et les écarts de personnalité, ce qui fait le ciment du livre est un humour ravageur, entrecoupé par des moments extrêmement touchants. C’est ce qu’on appelle un page turner (un livre qu’on a dû mal à reposer une fois qu’on l’a commencé), mais c’est bien davantage que ça : on a rarement fait aussi réussi dans

Je finirai ce post par l’évocation d’une heureuse surprise pour l’abonné que je suis (quasiment depuis ses débuts) de la revue Hétérographe, « revue des homolittératures ou pas ». Le numéro 6, livré en octobre est un « spécial enfance », où l’on retrouve à la fois des textes brefs d’écrivains (cf. infra), des entretiens (avec l’éditeur Thierry Magnier et une responsable d’association suisse), un cahier de dessins d’Albertine et des « réflexions » qui interrogent spécifiquement l'identité de genre, et quelques comptes rendus de livres.