J'ai enfin pu voir La Naissance des pieuvres de Céline Sciamma, premier long métrage d'une jeune réalisatrice sur lequel ma presse préférée s'était enthousiasmée durant l'été. C'est un très beau film. Ce que j'en écris ci-dessous est assez analytique, avec des mots peut-être trop précis et des considérations qu'il aurait fallu développer. J'ai peur aussi d'avoir exagéré la dimension intellectuelle d'un film qui peut parfaitement se laisser voir comme une histoire d'adolescence, avec ses rebondissements, son intérêt narratif. Ce n'est sans doute pas l'idéal pour donner envie d'aller le voir. À vous de juger...
Cela se passe dans un coin de France plutôt urbain, dont l'ancrage topographique est réduit au strict minimum, suivant un principe hérité du théâtre : une piscine, deux piaules de fille, un parking souterrain, et quelques bouts de trajets. Ce qui pourrait apparaître comme la marque d'un film fauché renvoie en fait à un projet artistique fort. Naissance des pieuvres est une épure, qui montre quelques relations adolescentes et essaie de suggérer comment des pressions sociales invisibles pèsent sur les choix des personnages et les enferment dans des rôles qui leur interdisent, euh, on va dire le bonheur. Épure aussi parce que plus les protagonistes sont importants dans l'histoire et moins l'on en sait sur leur environnement (familial, social...).

Marie est là dans les gradins, spectatrice et sans apprêts. Une fille nature. Quand l'équipe des championnes commence son numéro, le spectacle devient un choc pour elle. De quelle nature, on mettra du temps à le savoir. De même qu'on ne sait pas alors comment elle s'appelle — et il se passera encore du temps (de film) avant qu'on le sache. En revanche, comme un message subliminal, c'est un autre prénom qui tôt émerge : Floriane (Adèle Haenel), capitaine de l'équipe.
Il n'y a pas de vie scolaire, il n'y a pas de familles, il y a juste une fin de printemps ou un début d'été que l'on devine, une tombée de saison. Mais là-dessus aussi planera jusqu'au bout une incertitude. Seule Marie circule, souvent à vélo, entre sa chambre et la maison de sa copine Anne (Louise Blachère), une fille enrobée, mal dans sa peau, et qu'on a vue dès les premiers plans au milieu de petites filles, comme déclassée à son corps défendant.
Marie veut à toutes forces s'introduire dans le monde sous-marin (matriciel ?) de la natation synchronisée. C'est un désir violent où tous les moyens sont bons et le prix à payer hors de compte, une pulsion. La caméra de Céline Sciamma filme cette fascination et ce désir du dehors. Mais cette extériorité du regard suggère que Marie elle-même est soumise à un élan qu'elle n'intellectualise pas. Elle agit en suivant une impulsion, une intuition, sans inhibition. Elle harponne Floriane pour l'implorer de la "faire rentrer". Elle lui demande d'être celle qui lui fait accéder à cet intérieur qu'elle veut investir.
Le pacte est loin d'être évident. Un abîme sépare les deux filles. Le groupe féminin de natation synchronisée côtoie son homologue masculin : les garçons du water polo, avec leurs rites de virilité, vus de loin. Floriane est supposée être l'affranchie, voire la "salope", la fille du régiment. Ce doit être son rôle et elle déploie beaucoup de zèle à s'y conformer. Devant ce spectacle des mœurs, où l'excès est une autre façon de se soumettre à la norme, Marie est celle qui observe en retrait, de plus en plus furieuse. Ça ne passera pas par elle. Elle fait éclater les supercheries en les envoyant balader.
Céline Sciamma a elle-même évoqué Fücking Åmål (1998), le film libérateur de Lukas Moodysson. Pourtant, l'intimité grandissante entre Marie et Floriane (que je n'éventerai pas ici) n'a rien à voir avec ce que racontait le cinéaste suédois. Ici, tout est dans la suggestion, les sentiments ambigus, entremêlés. Il n'y a pas de lutte contre des adversaires. L'adversité, elle est dans la tête des héroïnes. Et il n'y a aucun romantisme complaisant de la part de la cinéaste. À aucun moment il n'y aura d'effet compassionnel à destination du spectateur. Les sentiments sont là, à fleur de peau, mais ils ne nous sont pas donnés en pâture. Les images de piscine sont splendides, qui jouent sur le contraste entre le bleu des bassins, des chorégraphies, et la froideur blanche des vestiaires, ces coulisses borgnes où se révèle crûment la vérité de la trahison et la mécanique des mœurs obligatoires. Mais rien de tout cela n'est filmé pour créer de l'empathie à bon compte.

N'ayant vu le film qu'une fois, je n'ai pas eu le temps de m'attarder sur les choix cinématographiques et formels. J'ai mis l'accent sur ce qui me revenait le plus immédiatement à la mémoire. C'est bien évidemment un très beau film sur le féminin et l'adolescence, avec un regard pudique. Ce serait néanmoins le réduire que de l'enfermer dans ces dimensions, qui ne sont qu'une partie de ce que La Naissance des pieuvres suscite.
Une belle promesse pour l'avenir, et ma reconnaissance à Céline Sciamma.