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andre techine

"Les Témoins" de Téchiné (échange de vues)

Libereau-3.jpgJohan Libéreau


J'ai vu Les Témoins d'André Téchiné il y a deux mois maintenant et cela restera, avec Le Lieu du crime et Les Roseaux sauvages, comme l'un de mes films préférés d'un réalisateur dont je connais presque tous les films. J'ai trouvé le travail sur les couleurs, les lumières, les visages, les sons, absolument magique, et j'ai un énorme faible pour Johan Libéreau (que j'avais déjà vu dans Douches froides d'Anthony Cordier) et pour Emmanuelle Béart. J'ai en outre un désagréable sentiment d'identification au personnage joué par Michel Blanc, même si je suis plus jeune...

Emmanuelle-B--art.JPG
  Des esprits vifs ont été décus par les nombreuses invraisemblances du film. Ainsi Emmanuel:
"la semaine dernière,
les témoins.
téchiné.
[...]
tout faux, je trouve.
sida express,
comme un aller retour en une poignée d'heures, de paris à l'ariège.
des références en trop,
de la crème chantilly qui gâche le goût, un film meringué, alors que je m'attendais à un sablé..."

"l'idée du film est de faire un flash back sur la découverte du sida.
crois tu qu'en un an, tout se soit ainsi organisé , crois tu que même à l'époque, on mourait en quelques mois d'un kaposi pas très fidèle ?
que michel blanc le héros ait tout créé ?
qu'on puisse faire l'aller retour pour l'ariège en une demie journée ?
c'est tout de même un peu incohérent, non ?
que le père ait eu affaire avec l'algérie, comme ça, entre la pâté et la mort ?
et que sais je encore ?
et cette scène du mourant courant encore vers son jardin de drague préféré ?
[...] hop, comme ça, l'affaire est dans le sac.
remake piteux de brokeback mountain.
tout de même, téchiné est tout de même bien placé pour en connaître un minimum sur le sujet, non ?
j'ai trouvé ça drôle, tellement c'était stupide et sonnait faux."
y avait-il besoin que le flic cocu soit bisexuel et beur ? n'est ce pas un peu trop ?

 

Je peux me tromper, mais il me semble que Téchiné n'a jamais eu cure de la vraisemblance. Son cinéma semble réaliste, mais en fait il ne l'est pas. J'ai l'intuition que ses idées de situations sont abstraites. Il fonctionne par tableaux qui montrent des relations, des allégories. Ses histoires sont souvent creuses, ou abracadabrantes, ou schématiques, parce que ce n'est pas un raconteur d'histoire. C'est quelqu'un qui spécule sur des interactions entre des personnages. Il leur faut un décor, une succession de scènes. Son cinéma est un théâtre déplacé.
  Libereau-4.jpg
Johan Libéreau en Manu foudroyé
 
En l'occurrence, je m'étais dit que Les Témoins était une tragédie qui condensait un certain nombre d'aspects des années 1980-1990, mais que Téchiné se moquait de reconstituer l'époque, car, ici comme ailleurs, il se fout de la reconstitution historique. Il la traite par dessus la jambe, par quelques détails, ici les chansons comme "Marcia Baïla", les extraits de JT; dans Les Roseaux sauvages il y avait les slips kangourous (et encore, ils n'étaient pas du tout d'époque); les costumes dans Les Égarés. Mais les personnages des Roseaux avaient des comportements et des vues qui n'étaient pas du tout "années soixante", sans parler des invraisemblances autour de Gaspard Ulliel dans Les Égarés (je m'en tiens délibérément aux films qui sont censés évoquer le passé).
Libereau--Blanc---B--art.jpg
Mais Téchiné est nul en histoire. Ou plutôt : il s'en fout. Il revisite des périodes clés de sa vie (la petite enfance sous l'occupation, l'adolescence pendant la guerre d'Algérie, la maturité dans les années 1980) et projette sur elles sa sensibilité d'ici et maintenant. Ce qui l'intéresse, il me semble, c'est d'offrir une certaine texture picturale (un cadre) à une situation de rencontre entre des êtres humains rêvés, ou "abstraits". Seule la rencontre, conflictuelle, amoureuse, etc., n'est pas abstraite. Et pour la faire vivre, il faut un minimum de réalisme, et des acteurs qui donnent de la vie au tableau. Il est très fort pour faire exploser la vie par ses acteurs.
Je suis bien d'accord que le statut fictionnel des personnages est peu crédible. Au reste, celui d'Emmanuelle Béart n'est pas du tout "des années 1980", car il n'y avait pas encore eu ce boum des écrivains pour enfants qu'on a connu peu après. Et la découverte du SIDA remonte à bien plus tôt. Dès 1982, quand j'avais 14 ans, j'ai lu des choses sur le "cancer gay" dans Le Matin de Paris et Libération. Les dates du film sont beaucoup trop tardives. En 1986-1987, les choses étaient bien plus installées que ne le suggère le film. C'est que tout y est archétypal. Michel Blanc est médecin de pointe et gay et très affranchi, et il se trouve là pour s'occuper de Manu. Les relations entre le "flic-beur-bi qui n'a aucune hésitation à nouer une liaison avec un jeune homme" et le médecin jaloux, c'est du théâtre, rien que du théâtre. Pareil pour l'amitié entre les personnages d'Adrien et de Sarah, c'est un truc qui nous est donné, on ne sait pas d'où ça vient ni où ça va, c'est un mystère. En fait, c'est parce qu'ils vont témoigner après, chacun à leur façon, qu'ils sont amis, alors que les deux "actifs" sont mort (Manu) ou cramé (Mehdi). Il y a les gens dans la vie (ceux que j'ai appelé les actifs) et ceux qui la contemplent ou l'accompagnent, mais restent un peu en marge, au moins à certains moments.
Libereau---Bouajila.jpg 
Bref, je suis totalement d'accord avec la critique d'Emmanuel sur l'invraisemblance du film, sauf que j'ai essayé de suggérer que ce n'était pas le problème de Téchiné (ni le mien, ici, par voie de conséquence). Quand il s'agit d'art, faut-il ne se préoccuper que du fond. C'est la cohérence interne d'un projet qui m'intéresse, y compris s'il n'a rien à dire sur notre monde, sur notre passé, sur notre société, ou que sais-je. En l'occurrence, Les témoins n'a rien à dire sur notre histoire du SIDA dans les années 1980 comme succession de moments, de peines, de peurs, de réconforts. Il la passe à la centrifugeuse et ne retient que l'idée de tragédie qui fait mourir avant l'âge une sorte d'ange, bouleversant ceux qui l'entourent, les nourrissant aussi. Et cette tragédie a plusieurs tableaux qui correspondent à des moments, lesquels sont assez peu historiques, sans parler de leur difficulté à faire un récit.

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