Cela fait un nombre incalculable d'années que je veux écrire sur ce sujet. Pour l'heure, ce sera un work in progress, que j'aimerais faire petit à petit évoluer. Ne m'en veuillez pas si vous ne retrouvez pas telle ou telle référence, parce que je n'ai pas l'intention d'être exhaustif. En outre, hormis Juliette et quelques textes épars, je ne m'y connais pas super bien du côté lesbien (honte à moi). Tant que ce paragraphe figurera tel quel, cela voudra dire que mon travail n'est pas terminé. Déjà, j'ai rajouté un lecteur Deezer ailleurs.

Ici comme ailleurs, les années 1970 ont été le moment d'un changement de ton, qui se manifeste entre autres chez Patrick Juvet (Il faut mourir d'amour), Il était une fois (La triste histoire de William Carpenter), William Sheller (l'album Dans un vieux Rock'N'Roll, de 1976, est le plus explicite de toute sa production), Fabienne Thibeault (Un garçon pas comme les autres, 1978, dans Starmania). C'est durant ces années-là que Dick Annegarn fait son coming out, qui est une première dans le monde de la chanson. Et à l'orée des années 1980, Francis Lalanne chante La plus belle fois qu'on m'a dit je t'aime et Jean Guidoni débute sa carrière avec l'album Je marche dans les villes. Plusieurs chansons écrites par Pierre Philippe sont une plongée dans l'univers du chanteur : "Je marche dans les villes", "Midi Minuit", etc.
Moi, je suis celui qui drague
Les chantiers, les terrains vagues
Le passant dérisoire
Pressentant le rasoir
A défaut de la dague
Les chantiers, les terrains vagues
Le passant dérisoire
Pressentant le rasoir
A défaut de la dague
(Je marche dans les villes)
On a sa place ici pourvu qu'on soit damné
Ou damné de l'amour ou damné de la terre
C'est notre enfer à nous. L'enfer est un ciné
(Midi Minuit)
Jean Gudoni, circa Je marche dans les villes
Sheller, Annegarn, Guidoni : trois grands artistes, trois façons de parler d'amour entre hommes. Je reviendrai (un jour, j'espère) sur chacun d'entre eux dans des textes spécifiques.
Dick, période approche toi !
Les années 1980 ont sans doute plus parlé de SIDA que d'homosexualité, et Barbara a montré la voie de sa voix devenue chevrôtante (Sid'amour à mort). De toutes les égéries que les gays se sont donnés, cela me semble la plus concaincante artistiquement parlant. Il y a d'ailleurs d'innombrables chansons d'elle qui pourraient très bien être chantées par un homme : Madame, Pierre, Un homme, et bien d'autres encore. J'ai souvent imaginé un chansonnier gay reprenant en les détournant un certain nombre de chansons d'amour écrite par ou pour des femmes, et nul doute que Barbara figurerait en première ligne.
Autre égérie sympathique : Anne Sylvestre, qui a écrit une très belle chanson intitulée Xavier :
Autre égérie sympathique : Anne Sylvestre, qui a écrit une très belle chanson intitulée Xavier :
Quand il était encore bébé
Xavier
Voyant sa mère qui pouponnait
Son cadet
Voulant tout faire comme maman
Tendrement
Langeait et berçait son ourson
Sans façons
(etc.)
Sheller en concert à Sully-sur-Loire
A la différence d'autres champs artistiques, la chanson n'est pas devenue un lieu de banalisation de l'homosexualité. J'imagine que cela tient au peu d'intérêt d'une partie de ce que l'on appelle la "communauté gay" pour un moyen d'expression associé à des musiques jugées ringardes. Les talents qui ont émergé ces dernières années - ce qu'on appelle un peu abusivement "la nouvelle chanson française" - abritent peut-être des gays ou des bisexuel(le)s, mais cela reste un secret bien gardé. Certaines chanteuses ont écrit des textes très gay-friendly, telles Clarika (Avec Luc, Deux anglaises), Jeanne Cherhal (Madame Suzie), Zazie (Adam et Yves). On ne peut pas en dire autant de leurs confrères, très hétérocentrés (sauf Benjamin Biolay avec "Glory Hole" dans l'album Négatif) . Ce sont des chanteurs plus âgés comme Romain Didier (A quoi ça tient, dans l'album J'ai noté), Allain Leprest (Nicole ou Nicolas) ou Renaud (Petit pédé) qui ont relevé le gant.
Nicolas Bacchus
Pourtant, les "jeunes" chanteurs qui osent une identité pleinement assumée existent : outre Juliette, je pense à Castex, à Eric Maïolino et surtout à Stéphane Corbin et Nicolas Bacchus. Sur un mode plus flou, Pierre Lapointe dit des choses qui, pour rester implicites, n'en demeurent pas moins assez transparentes. A part Juliette et Pierre Lapointe, ce ne sont pas vraiment des artistes qui ont le vent en poupe, comme s'il y avait des façons de dire qui confinaient dans une marge trop étroite. C'est d'autant plus attristant qu'un Nicolas Bacchus a un talent considérable. De lui aussi je reparlerai, car il mériterait un succès équivalent aux Fersen, Bénabar et autres Delerm de sa génération. J'ai déjà mis en ligne un texte sur Stéphane Corbin, pour dire tout le bien que je pense de son album Optimiste. Je reparlerai de Pierre Lapointe aussi car il est assez amusant de "décoder" sa Forêt des mal-aimés.

Pierre Lapointe
Indécisions ?
Restent tous ces chanteurs dont certains textes intriguent par leur ambivalence : ainsi dans le premier album de Florent Marchet, Gargilesse (2004), ou L'éternité de l'instant (2005) de Romain Humeau. Ces deux disques sont un enchantement, chacun à sa manière. Dans le premier, il n'y avait pas la moindre histoire d'amour, mais des chansons comme "Dimanche", racontant la fin d'une histoire sans que l'on sache qui était parti : "Tu n'as rien calculé / En laissant sur la table / Nos vies inconfortables / Et le double des clefs". Le climax est atteint dans "Le meilleur de nous deux", une histoire d'amitié qui confine à l'amour et à la haine : "Mon ami abattu / Sans passer aux aveux / On a perdu de vue / Le meilleur de nous deux". A l'inverse, les histoires féminines tournent au sinistre : "Avez-vous déjà songé", récit au scalpel d'une débandade, au propre et au figuré, sans parler du "Terrain de sport" et ses amours furtives et désabusées. Florent Marchet est un très grand. Son deuxième album, Rio Barril, n'a pas confirmé dans cette veine ambiguë, rentrant dans un chemin dédié aux filles. D'ailleurs, sur scène, il ne fait plus de "bisous" à son très joli (et brillant) guitariste, François Poggio.

Florent Marchet
L'éternité de l'instant de Romain Humeau est un disque âpre, dont les médias ont peu parlé. Certaines chansons sont de splendides hymnes à une femme, comme Toi. D'autres sont totalement ambiguës, comme Beauté du diable, Prends ma main ou Je m'en irai toujours.
Parc'que la différence se paie cher,
que l'ardoise est cassée,
Tu n'peux plus rembourser
les lambeaux de ma chair,
à ta décharge, comme un atoll froissé
[...]
Parce que mes mains comptent
six doigts et que j'en réserve cinq pour toi
Te caresser, mon amour, ou enculer
un énième redneck et sa réalité
que l'ardoise est cassée,
Tu n'peux plus rembourser
les lambeaux de ma chair,
à ta décharge, comme un atoll froissé
[...]
Parce que mes mains comptent
six doigts et que j'en réserve cinq pour toi
Te caresser, mon amour, ou enculer
un énième redneck et sa réalité
(Je m'en irai toujours)

Stéphane Corbin
Déjà, il y a plus longtemps, dans certaines chansons de François Béranger, Francis Lalanne ou des Charts, il y avait cette indécision, qui parfois devenait tout à fait limpide.
Vivre mes différences
ou sauver les apparences,
prisonnier de jolis mensonges
quand la peur de la vérité me ronge.
Entre rêve et réalite
je cherche mon identité
pourquoi c'est laid ? pourquoi c'est beau ?
qui connaît le vrai du faux
ou sauver les apparences,
prisonnier de jolis mensonges
quand la peur de la vérité me ronge.
Entre rêve et réalite
je cherche mon identité
pourquoi c'est laid ? pourquoi c'est beau ?
qui connaît le vrai du faux
Charts, "Je ris je pleure" dans L'Océan sans fond (1989)
Les chansons foncièrement ambiguës ne sont pas les plus désagréables, car elles ouvrent un espace de spéculations toujours renouvelées. Elles portent une poésie intrinsèque dans l'incertitude et le neutre. Du moins est-ce mon point de vue. Ce sera tout pour l'instant. Je suis tout à fait ouvert à toutes les réactions possibles. N'hésitez pas !